A travers les murs : la nouvelle architecture du combat urbain israélien (30/08/2014)

Selon Shimon Naveh, l'une des notions phares sur lesquelles l'armée israélienne articule sa conception des nouvelles opérations urbaines est "l'essaimage". En soi, ce terme n'est pas nouveau, puisqu'il figure depuis plusieurs décennies déjà dans la théorie développée au lendemain de la guerre froide par le Pentagone, dans le cadre de son programme de "Révolution des affaires militaires" (RMA), et plus particulièrement dans sa doctrine du "combat infocentré" (Network Centric Warfare) : les opérations militaires sont conçues comme un système de réseaux reliés par les technologies de l'information. Dans cette notion d'essaimage, les opérations militaires sont décrites comme une forme de combat non linéaire - organisé en un réseau composé de multiples petites unités semi-indépendantes mais coordonnées, opérant en synergie avec toutes les autres. Selon David Ronfeldt et John Arquilla, les théoriciens de la Rand Corporation qui ont largement contribué à la formulation de cette doctrine militaire, le principe de base d'un conflit de basse intensité, notamment en milieu urbain, veut qu'il "faut un réseau pour combattre un réseau". Aviv Kochavi m'expliquait dans une interview comment l'armée israélienne a interprété et utilisé ce concept : "Une armée d’État qui affronte un ennemi dispersé en un réseau de bandes plus ou moins organisées [...] doit s'affranchir des vieilles notions de lignes droites, d'unités en formation linéaire, de régiments et de bataillons [...] et devenir elle-même beaucoup plus diffuse et disséminée, flexible et capable d'essaimer. [...] Elle doit en fait s'adapter à la capacité furtive de l'ennemi. [...] L'essaimage est à mon sens la convergence simultanée sur une cible d'un grand nombre de nœuds - la cernant, si possible, à 360° - [...] qui ensuite se scindent et se dispersent à nouveau." Selon le général Gal Hirsch, également diplômé de l'Otri, l'essaimage crée un "bourdonnement bruyant" qui rend très difficile à l'ennemi de savoir où se trouve l'armée et dans quelle direction elle avance. Naveh ajoute qu'un essaim "n'a pas de forme, ni face, ni dos, ni flancs, mais se déplace comme un nuage" (image qui semble directement empruntée à T.E. Lawrence [d'Arabie] qui, dans Les Sept Piliers de la Sagesse, soulignait que les groupes de guérilla devaient opérer "comme un nuage de gaz"). Et ce nuage, il conviendrait de le mesurer en fonction de sa localisation, de et de sa densité, plutôt que de sa puissance et de sa masse. 

     Le terme est en réalité dérivé du principe de "l'intelligence en essaim", selon lequel les capacités d'une collectivité à résoudre des problèmes émanant de l'interaction et de la communication d'agents relativement simples (des fourmis, des oiseaux, des abeilles, des soldats), sans aucun contrôle centralisé ou presque. "L'intelligence en essaim" est donc un système de pensée  non linéaire et non sériel, et relève essentiellement de l'intelligence cumulée de ses composants. Un essaim "apprend" par l'interaction de ses éléments, par leur adaptation à des situations soudaines et en réagissant à des environnements changeants. 

     De la même façon, l'essaimage militaire repose sur un modèle non linéaire, où les seuils de décision sont ramenés au niveau tactique immédiat. L'initiative locale est encouragée et alliée à la capacité de communiquer et de coordonner l'action des différentes composantes d'une force militaire. En communiquant et en associant des point de vue diffus, un essaim militaire est censé engendrer collectivement une "image de la bataille" et apporter des réponses locales aux formes d'incertitude, de hasard, d'erreurs et d'imprévisibilité que le philosophe militaire Carl von Clausewitz désignait déjà au XIXe siècle sous le terme mécanique de friction. De fait, la condition première de l'essaimage, à savoir la diffusion du commandement sur le champ de bataille, était déjà apparente dans la présentation que fait Clausewitz des guerres de l'ère napoléonienne. Le commandement napoléonien partait du principe qu'aucun plan de bataille, fût-il le meilleur, ne pouvait jamais anticiper les aléas de la guerre et qu'il fallait encourager les commandants à prendre des décisions tactiques au pied levé. Ce principe a été érigé en règle d'or au XIXe siècle avec l'Auftragstaktik ("tactique de mission" ou "conduite par objectif") du général prussien Moltke. Celui-ci s'abstenait d'émettre des ordres s'ils n'étaient pas absolument indispensables : "Un ordre portera sur tout ce qu'un commandant ne peut pas faire de lui-même, mais rien d'autre." "La guerre de manœuvre", telle que l'ont développée plusieurs théoriciens militaires de l'entre-deux-guerres et telle que l'appliquèrent d'abord la Wehrmacht, puis les Alliés pendant la Seconde Guerre mondiale, reposait sur des principes prônant davantage d'autonomie et d'initiative, mais elle a atteint un degré inédit de coordination avec l'apparition des émetteurs-récepteurs radio portatifs. Selon le philosophe Manuel de Landa, c'est en encourageant ainsi l'initiative locale, en favorisant un commandement diffus et en reliant une armée par les moyens de communication, que l'on permet à une bataille dynamique de parvenir à une certaine autosynchronisation.

Eyal Weizman, A travers les murs. L'architecture de la nouvelle guerre urbaine

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21:05 Écrit par pat | Lien permanent | Commentaires (0) |  Imprimer |  Facebook | | | | |