L’heure est grave et la une de Libé sombre comme le journal sait le faire en pareilles circonstances : du noir partout, seulement transpercé par la chevelure claire de Marine Le Pen, de dos évidemment, le visage d’Emmanuel Macron, de profil et soucieux comme il aime qu’on l’admire, et ce titre choc : « 2022. J’ai déjà fait barrage. Cette fois, c’est fini. » Une page qui fait écho à la une du journal pour le second tour de 2017 : une page claire à souhait, censée incarner la ligne tellement claire de ce jeune et lisse Tintin de la politique qui faisait le don de sa personne à la France pour nous éviter de nouvelles heures sombres. Et qui, en plus, se prétendait « en même temps » et de gauche et de droite. Pile dans le mille de l’idéologie Libé.
Mais voilà, quatre ans après, pour beaucoup, l’opération a viré à l’arnaque. D’abord pour les électeurs de gauche, paraît-il. Et Libé se fait l’écho des doléances de ces damnés du macronisme : « Un an avant la prochaine présidentielle, un nombre grandissant d’électeurs de gauche l’affirment : même au second tour, ils n’iront pas voter pour le chef de l’État, de plus en plus ancré à droite. En réponse à un appel à témoins, Libération a reçu des centaines de lettres de ces citoyens déterminés à créer un électrochoc. »
Toujours dans son rôle de grand psy au chevet des électeurs de gauche, le journal a soigneusement classé ces centaines de messages : lassitude de la posture « faire barrage », vieille de 20 ans ; critique de la droitisation de Macron qui porte désormais le nom de Darmanin pour ces électeurs (ou de Vidal) et – plus intéressant – critique des abus de pouvoir du prince à la faveur de la crise sanitaire : « Je m’attendais à une politique de droite, mais pas à de telles mesures liberticides », confie l’un des contributeurs. Et c’est bien là que l’électeur de gauche pourrait rejoindre l’électeur de droite dans l’abstention ou dans le vote contre Macron. Car cet électeur de droite, lui aussi, a bien des raisons d’éprouver un sentiment de « flouitude » à l’égard de celui qui était, tout autant que la coqueluche de Libé, celle du Figaro. En effet, que peut penser un libéral sincère des mesures coercitives sans précédent prises par l’exécutif ? Et un conservateur cohérent des délires sociétaux du macronisme ? Et un souverainiste ? On pourrait continuer et faire le tour de toutes les chapelles de droite, une chose est certaine : à gauche comme à droite, le compte n’y est pas, et l’hostilité bien réelle à l’égard du président de la République.
Et, donc ? Il va de soi que Marine Le Pen boira du petit lait à la lecture de Libé, elle qui parie sur une abstention massive de la gauche pour être élue. Mais le journal ne se cache pas que son enquête, qui n’est pas un sondage, a d’abord pour but de réveiller la gauche et, en effet, les résultats des dernières élections municipales montrent qu’elle est puissante dans les grandes métropoles, et donc potentiellement forte à une élection nationale.
En tout cas, ce lâchage d’Emmanuel Macron par la gauche propulse Marine Le Pen à un niveau inédit. D’après le dernier sondage de Challenges, non publié mais qui circule, Marine Le Pen arriverait en tête au premier tour, atteignant 26-27 %, devant Emmanuel Macron à 23-24 %. Au second tour, ce serait un 52-48 % en faveur d’Emmanuel Macron, mais la marge d’erreur donne des espoirs équivalents aux deux candidats. L’exploit serait déjà énorme, pour Marine Le Pen, puisqu’elle atteindrait son score du premier tour avec une montée des scores du candidat LR (12-14 %) et de Nicolas Dupont-Aignan (7 %). Ce ne serait pas seulement une démobilisation de l’électorat de gauche qui lui permettrait de l’emporter, mais une véritable dynamique à droite. Ce serait un phénomène nouveau qui demandera confirmation, comme le soulignait Guillaume Bernard.
En tout cas, Marine Le Pen va devoir s’adapter à cette situation nouvelle qui, paradoxalement, comporte pour elle plusieurs risques : d’abord, celui de se reposer sur des chiffres rassurants ; ensuite, celui de savoir gérer cette position de leader sommée de proposer un projet et une équipe d’alternance crédibles ; enfin, celui de surveiller le rival de rechange qui, si Emmanuel Macron est à ce point menacé, viendrait inévitablement le remplacer, au centre droit. Ou à gauche.
Frédéric Sirgant