L’histoire de l’Europe se confond à l’histoire des maîtrises que ce continent n’a eu de cesse d’opposer à chaque défi, comme autant de déploiements nouveaux de son originalité et de son identité. Or, aujourd’hui, l’Europe est menacée dans sa substance, menacée dans les structures mêmes de son identité. L’Europe risque désormais une modification fatale de son essence, de ces appartenances organiques : l’Europe risque de ne plus être elle-même. L’Europe est menacée de déracinement.
L’alternative de notre Nouvelle École propose le réappropriement de nos origines pour neutraliser la menace de déracinement, en même temps qu’elle tirera de ce fonds commun, de cette spécificité réveillée, la solution moderne de la crise qui secoue notre société. Cette affirmation nécessite, à cet endroit, une définition des notions de modernité et de crise.
La modernité se confond à la poésie. Elle est pression sur l’Histoire en même temps que l’expression d’une solidarité
Toute tradition véhicule un substrat, une essence enracinée, qui traverse le temps et modèle le monde, immuable dans sa spécificité, identique dans ses structures mais perpétuellement nouvelle dans sa forme : la tradition véhicule un substrat qui change sans se modifier. Ce substrat constitue le legs organique, spécifique de chaque peuple et de chaque culture, la matrice écologique et biologique, originelle et originale de leur façon d’être-au-monde. Mais aussi le lieu mythique où s’entrelacent l’instinct du vouloir-être et la conscience du vouloir-faire dans la même volonté du devenir. Là est le lieu générique de leur volonté de puissance, lieu permissible de leur histoire et de leur complétude (Vollendung), lieu immémorial où se rejoignent le début et la fin, le passé et l’avenir car là est le lieu d’où saille l’origine par où se dévoile le monde et dont dépend le destin. Heidegger dit : « Ce qui est à l’origine demeure toujours un à-venir, demeure constamment sous l’emprise de ce qui est à venir ». Et encore : « Le passé est toujours avenir » (Herkunft aber bleibt stets Zukunft). Là est le lieu de la « puissance pré-formée » dont parle Ernst Jünger, puissance virtuelle que l’action créatrice de l’homme “met en forme”, à chaque génération, la faisant s’éclore dans une épiphanie de figures et d’idées, de structures et de concepts. De cette forme d’innovation, de ce buissonnement de puissance, de ce renouvellement des énergies, de cette mobilisation permanente des volontés fondatrices, de la réactivation incessante de cette virtualité enfouie, immobile, dans le substrat organique d’un peuple, naît, précisément, le renouvellement, la recréation, c’est-à-dire l’originalité. De cette imbrication d’héritage, de forces et de métamorphose, naît, précisément, la modernité, c’est-à-dire, en fait, la poésie quand on se souvient avec Hölderlin, Pound, Benn et Heidegger que toute poésie authentique est d’abord fondatrice, créatrice de la forme et de l’idée : « Ce qui demeure, les poètes le fondent » (Hölderlin). Nous l’appellerons modernité de consistance par opposition à la modernité d’apparence que véhiculent certaines modes épisodiques ou certains snobismes.
Toute modernité authentique est donc appelée à véhiculer une détermination nouvelle des valeurs, c’est-à-dire une épiphanie de puissance capable de mobiliser un peuple sur l’axe d’une poussée créatrice qui imprime un sens nouveau à la vie. Toute modernité authentique est donc fondatrice d’une conception du monde et donatrice de sens. Ce qui signifie que toute modernité authentique sera à la fois le lieu à l’intérieur duquel les hommes font l’Histoire et le lien par lequel les hommes, mobilisés à la réalisation d’un but commun, vont pouvoir se solidariser. À la pression qu’elle exerce sur l’Histoire et à l’expression communautaire qu’elle réinvente, on départagera la modernité de consistance de la modernité d’apparence, la modernité authentique de la mode ou du snobisme.
La modernité organique fonde un âge nouveau de la culture
À l’intérieur de la perspective existentialiste, nominaliste et différencialiste où nous nous situons, il ressort que la modernité de consistance sera organique ou ne sera pas. Nous savons, en effet, que de tout enracinement saille un héritage en perpétuel devenir. Ce qui signifie que plus une modernité se rattachera à un héritage, plus elle maximalisera son authenticité et son originalité. Allons plus loin : la modernité organique ne modifie pas le substrat, l’essence enracinée qui véhicule l’état d’esprit d’un peuple, son approche et son interprétation mentale des forces vitales, naturelles, cosmogoniques, c’est-à-dire sa façon caractéristique de s’immerger dans le monde ou de le refuser, de le dominer ou de s’y soumettre, de le sacraliser ou de le relativiser. En ce qui nous concerne, il s’agit de l’état d’esprit indo-européen, que nous sommes libres de renier mais que nous ne pouvons pas nier parce qu’il nous fonde dans le monde et dans l’Histoire.
Cet esprit est enraciné dans la volonté de puissance, esprit faustien qui sublime le risque et dont nous retrouvons le fil conducteur, ininterrompu malgré l’accident idéologique du christianisme, depuis les premières manifestations culturelles des Indo-Européens, manifestations prométhéennes par essence, jusqu’à la conquête actuelle du cosmos. C’est cet état d’esprit, identique à lui-même à travers tous les bouleversements de l’Histoire, des choix politiques opposés, qu’il s’agit, aujourd’hui, de tenir éveillé. Cet esprit qui replonge la vie dans l’immanence, c’est l’esprit de l’être-dans-le-monde (In-der-Welt-Sein) pour employer le langage d’Heidegger. La modernité consiste à assumer cet héritage — donc cet esprit — en le sublimant, c’est-à-dire en s’y reliant dans le moment même où elle le dépasse en réinventant une forme, un ordre, une structuration, dans le moment même où elle re-crée une table des valeurs qui ré-adapte, qui ré-installe l’homme dans son nouveau destin. La modernité organique annihile par conséquent jusqu’à l’idée d’un quelconque repli sur le passé, d’un quelconque mouvement de réaction qui retourne au passé chercher la sécurité des anciennes valeurs parce que manque le courage d’en fonder de nouvelles. La modernité organique crée, par définition, un âge nouveau de la culture sur la base de valeurs d’autant plus révolutionnaires qu’elle les ré-enfonce dans la matrice qui les détient et les possibilise : la sensibilité primordiale, l’état d’esprit originel d’un peuple, cet héritage indissociable de son identité, ce devenir à l’état de latence dont la modernité, précisément, permet le déploiement quand elle assume le risque de dépasser une époque pour ré-accomplir le destin, c’est-à-dire en re-créant aux hommes un lieu de la pensée, un champ des valeurs, un projet communautaire nouveaux qui leur permettent de se ré-immerger dans l’Histoire. La modernité organique défriche donc des sentiers à l’intérieur d’un terroir qui, lui, ne change pas.
À l’inverse, une modernité inorganique, que nous dirons de rupture, se révèle toujours incapable de mobiliser durablement un peuple sur l’axe d’une idée et d’une forme qui n’éveillent pas, à la longue, une résonance profonde dans quelque fosse enfouie de son inconscient collectif. Cette modernité-là se révèle inauthentique du fait qu’elle ne peut pas arraisonner dans le temps un projet fondateur qui crée un espace, c’est-à-dire un projet qui crée un style, un sens nouveau à la vie par où les hommes puissent s’élancer à l’assaut d’un nouveau destin, dans le jaillissement d’une nouvelle puissance. Écoutons Heidegger : un peuple « ne se fera un destin que si d’abord il crée en lui-même une résonance, une possibilité de résonance pour ce destin, et s’il comprend sa tradition d’une façon créatrice ». Cette modernité d’apparence, née de l’étrange, du bizarre, dure le temps que dure l’effet d’un choc, c’est-à-dire le temps d’un désordre, d’une incohérence, le temps d’un ahurissement. C’est le cas de bien des modes et de bien des snobismes qui sont beaucoup plus les résidus de phénomènes totalitaires et universalisants — phénomènes de déculturation — que les premiers ébats d’une quelconque modernité. L’originalité, en effet, c’est-à-dire la modernité, sourd toujours de l’organique, de l’enraciné à proportion inverse de l’insolite, propriété de tous et de personne, sans attaches donc sans impulsions, digne de toutes les curiosités mais d’aucune estime, sans origine où pouvant s’arraisonner, donc voué au vagabondage et à la désintégration.
Pierre Krebs, Vouloir n°10, 1984.