Un grand colloque intitulé L’Église, la France et la démocratie s’est tenu le samedi 2 décembre 2006 à l'Institut universitaire Saint-Pie X, à l’occasion du centenaire de la publication de La démocratie religieuse de Maurras. Nous rendrons compte prochainement de cette journée organisée conjointement par l’Institut Saint-Pie X, dont le recteur est l’abbé Christian Thouvenot, et par l’Institut d’Action française, dont le directeur est Michel Fromentoux. En attendant nous publions ci-dessous de larges extraits de la communication qu’avait envoyée Pierre Pujo posant la question du « positivisme » de Maurras.
Lorsqu’en 1927 les sanctions de Vatican s’abattirent sur l’Action française, il fallut bien leur trouver une justification religieuse. Les textes qui accompagnaient ces sanctions, qu’il s’agisse de la lettre pastorale du cardinal Andrieu, archevêque de Bordeaux, d’août 1926 ou de l’allocution consistoriale du 26 décembre suivant, contenaient des accusations tellement aberrantes et même fantaisistes contre l’Action française qu’elles n’étaient pas crédibles, par exemple l’imputation à Maurras de la formule « Défense à Dieu d’entrer dans nos observatoires », dont Victor Hugo est l’auteur, ou bien le projet de restauration de l’esclavage…
Pour expliquer le coup de crosse pontificale contre l’Action française, école de pensée et mouvement politique toujours respectueux de l’enseignement de l’Église catholique, on en venait à supposer des motivations politiques. L’Action française était un obstacle au développement des relations entre le Vatican et la République française, un obstacle aussi à la réconciliation entre la France et l’Allemagne après la guerre de 1914-18. Deux préoccupations qui ont effectivement joué un rôle important dans l’esprit du pape Pie XI, comme Philippe Prévost l'a montré dans un ouvrage sur La condamnation de l’Action française à travers les archives des Affaires étrangères.
Hérésie
Pour justifier les décisions vaticanes, certains théologiens reprochèrent dès lors à Charles Maurras d’adhérer à la philosophie positiviste dont le maître était Auguste Comte. Maurras était convaincu d’hérésie !
De fait, Maurras, faisant l’inventaire de la pensée politique au XIXe siècle, avait été séduit par les travaux d’Auguste Comte, dont la réflexion se situait en dehors du catholicisme et qui recherchait une explication du monde et de son évolution. Maurras dans sa jeunesse avait perdu la foi et se préoccupait de la vie et de la mort des cités, ainsi qu’Anatole France l’avait reconnu dans le poème qu’il lui avait envoyé en guise de préface de son ouvrage Le chemin de Paradis. Sa pensée ne pouvait que rejoindre celle de Comte. Il mettait comme lui, à la base de sa réflexion, « l’immense question de l’ordre ». Il faisait siennes les fortes maximes de Comte : « La soumission est la base du perfectionnement », « L’esprit doit toujours être le ministre du cœur et jamais son esclave », « Les vivants seront toujours et de plus en plus gouvernés par les morts », etc.
La politique obéit à des lois
Maurras trouvait surtout chez Comte l’idée que les phénomènes sociaux et politiques ne relèvent pas du hasard ni même des seules volontés humaines, mais qu’ils obéissent à des lois que l’homme d’action a tout intérêt à connaître pour pouvoir agir utilement sur les événements. On peut découvrir ces lois par l’observation des faits et l’étude de l'histoire. Maurras tire du positivisme des « des doctrines de constatation » et non des « doctrines d’explication ». Il écrit ceci dans Le dilemme de Marc Sangnier : « Les dissidences de l’esprit peuvent porter sur les doctrines d’explication. Les doctrines de constatation recensent les faits et dégagent les lois, refont une véritable unité mentale et morale entre tous les esprits sensés. Le positivisme est une doctrine de constatation. » Des croyants dans une vérité révélée et des non-croyants peuvent se trouver d’accord sur les doctrines de constatation, même s'ils divergent sur l’explication à donner aux phénomènes sociaux et politiques. Par exemple, croyants et positivistes reconnaîtront ensemble que « l’individu n'est pas une unité sociale ».
Chrétienne avant tout
Maurras écrit encore : « La pensée politique dun monarchiste peut être chrétienne avant tout. Cela veut dire qu’avant toute autre justification de la monarchie il fera valoir la volonté et les desseins de Dieu ou parlera du droit divin. En quoi ce monarchiste persuadé du droit divin peut-il être gêné d’entendre dire à tel autre royaliste qui ne croit pas en Dieu que le droit des rois vient de la nature et de l’histoire ? Il lui suffira de gémir de l’irréligion de son frère. En quoi ce dernier monarchiste, ce monarchiste libertin, peut-il être offusqué de voir un ami politique qui croit en Dieu rattacher à Dieu l’institution qu’il trouve naturelle ? L’un dit : Voici la loi de nature. L’autre : Voici la loi de Celui qui a fait la nature. Divisés sur lorigine des choses, ils conservent le texte de la loi qu’elles ont reçues. Pour des raisons diverses, nullement inconciliables, ils adhèrent aux mêmes vérités historiques et politiques qu’ils ont observées ou découvertes en commun. »
[...] Maurice Pujo, de son côté, dans son ouvrage Comment Rome est trompée approfondit la notion de lois politiques : « « Lois statiques », doctrines de constatation établies sur ce qui a été et ce qui est, et non sur ce qui sera, lois relatives comme les sciences que nous fondons sur elles : elles n’escomptent le futur que dans la mesure où le permettra la grande Loi dynamique et absolue qui est hors de notre portée et que les croyants appellent la Volonté de Dieu. Toutes les conditions réunies, toutes les lois observées, il arrivera souvent que l’effort de l’homme soit brisé, que de beaux monuments soient ruinés, que des civilisations, des sociétés, des États naguère constitués et administrés soient anéantis. Toute œuvre humaine est précaire, aux mains de la Providence ou du Destin [...] Mais les lois nauront pas tort pour cela : l’intervention de causes nouvelles, inconnues et plus fortes, annihilant leur effet n’aura pas détruit la vérité, la nécessité du rapport qui les constitue ». Maurice Pujo considère que « cette distinction de la Loi et des lois est ce qu’il y a de plus essentiel, de plus fondamental dans la pensée de Maurras. »
Maurice Pujo précise encore que « le positivisme de Maurras ne se fixe pas seulement ses limites en étendue mais aussi en profondeur. L’empirisme peut établir des doctrines de constatation et de prévision. Il peut constater ou prévoir que si un homme néglige les préceptes de l’hygiène, il tombera malade et que si un peuple se livre à la démocratie, il dépérira. Mais il ne peut empêcher cet homme de préférer sa paresse à la santé ni ce peuple ses passions à son salut. La connaissance des lois naturelles trouve assurément une certaine sagesse qui, dans la mesure possible, écartera le malheur de celui qui la possède et le rapprochera du bonheur ; mais aucune nécessité morale si ce n’est lespoir et la crainte auxquels il peut n’être pas sensible ne l’inclinera à la pratiquer. »
On voit ainsi qu’elles sont les limites du positivisme de Maurras. Il ne prétend pas y trouver une explication de la marche de l’univers. Il ne demande pas au positivisme la définition d’une morale qui découlerait de l’explication du monde. Maurras puise chez Auguste Comte l’idée qu’il existe des vérités d’expérience qui peuvent guider l’homme politique pour orienter son action.
Empirisme
En revanche, Maurras récuse les élucubrations métaphysiques d’Auguste Comte. La religion de l’humanité et le culte du Grand Fétiche sont traités par lui de « rêveries fort belles » Il refuse la division des intérêts entre altruistes et égoïstes tout comme la loi des trois états où Comte a exprimé sa conception générale de l’homme. Ajoutons qu’Auguste Comte, bien que né dans une famille royaliste, n’envisageait pas d’autre système politique que républicain...
Récusant les théories de Comte et ne retenant de son œuvre que la méthode empirique, Maurras souligne que le catholicisme accomplit ce qu’il a de plus solide dans sa démarche. Son enseignement confirme les conclusions de la politique expérimentale. Il en résulte sous la plume de Maurras le plus bel éloge de l’Église qui ait été formulé par un agnostique. Apologiste du dehors, Maurras loue l’Église d’avoir assimilé la sagesse gréco-romaine : « L’Église est partout un ordre » écrit Maurras. Dans chaque homme elle discipline les sensibilités, elle hiérarchise les pensées. Elle jette les bases d’un ordre social et politique véritable, bien qu’elle se garde d’en fixer les modalités qui relèvent de la science et de l’art politiques.
Correspondance
C’est cela qui avait conduit Maurras, comme plusieurs de ses compagnons, à se mettre à l’école d’Auguste Comte, tels Henri Vaugeois, fondateur de l’Action française, Lucien Moreau, Jacques Bainville, qui sont morts dans la foi catholique de leurs ancêtres.
Avec Maurras, Léon de Montesquiou, autre fondateur de l’.A.F., s’appliqua à montrer la correspondance entre la méthode positive d’Auguste Comte et celle de Maurras. Léon de Montesquiou publiera en 1906 un ouvrage sur Le système politique d'Auguste Comte sur lequel il avait professé des cours à l’Institut d'A.F. Paul Ritti, exécuteur testamentaire de Comte, en rendit compte dans les colonnes de L’Action Française en janvier 1907 dans les termes les plus élogieux. L’Action française a recueilli le meilleur de l'héritage intellectuel d’Auguste Comte en le replaçant dans le mystère catholique. Là où Comte parlait de la religion de l’Humanité, Maurras a célébré la religion de la patrie, non pour faire de celle-ci un absolu mais pour souligner la dimension religieuse de nos liens avec la patrie française, le caractère médiateur de celle-ci avec la divinité supérieure, et les devoirs que nous avons envers elle.
[...] Du grand débat sur le positivisme, l’Action française et la religion catholique, est sortie la justification de l’existence d’une science politique autonome s’appuyant sur l’expérience des siècles. La légitimité de cette science politique, tout comme celle de la géopolitique, a été reconnue en 1965 dans la constitution pontificale Gaudium et Spes. La méthode positiviste de Maurras ou, si l’on préfère son empirisme organisateur, est de nature à venir à bout des idéologies qui font de nos jours le malheur des peuples et à rétablir le sens du réel dans notre monde déboussolé.
Pierre PUJO L’Action Française 2000 du 1er au 14 février 2007