Il faut considérer le corps des policiers comme un accumulateur humain de violence d’Etat. Le corps du policier est dressé techniquement pour produire de la coercition.
La fabrication du corps policier commence avant même sa sélection. « On ne devient pas impunément policier » explique l’historien de la police Maurice Rajsfus. C’est dire qu’on ne s’engage pas, qu’on ne persiste pas sans prédispositions dans un métier dont la caractéristique principale est de pouvoir y employer légalement la violence. Il existe une inclinaison psycho-affective particulière chez les postulants au métier de policiers. Deux profils sociaux se distinguent clairement : des fils de policiers entrant très tôt dans la profession et déjà complètement socialisés, acculturés à l’habitus policier, et de jeunes hommes issus des classes populaires ayant enchaîné des emplois précaires et intégrant la profession plutôt par défaut et pour « la sécurité de l’emploi ». Lors du recrutement, un savoir institutionnel permet de déceler ceux dont l’éthos et le corps semblent inadaptables aux requisits de la police de voie publique.
La BAC recrute parmi les policiers des volontaires qui ne sont pas mieux payés que d’autres policiers de voie publique. Pour avoir le droit de travailler dans ces secteurs qu’ils considèrent comme les plus dangereux, ils doivent passer un concours d’entrée centré sur la maîtrise des procédures juridiques, du tir et de techniques de combat. Ce sont par principe les policiers les plus motivés par l’action et les plus fascinés par la violence et l’idée d’être un rempart contre la barbarie. La police sélectionne les corps les plus malléables dans la masse des mentalités les plus féroces pour fabriquer des baqueux. Le corps du policier est forgé par les allers et retours entre le terrain, le bureau et les écoles. Il accumule ainsi les frustrations et les pulsions violentes que les classes dominantes déposent dans ces institutions.
C’est de cette manière que les baqueux développent une technique de l’agressivité et de l’arrogance à l’égard des classes dominées. Leur attitude de défiance caractéristique leur est enseignée comme une méthode, la plupart du temps sur le terrain mais aussi parfois dès l’école de formation. Lors des patrouilles, il s’agit par exemple de fixer dans les yeux de manière insistante et agressive ceux que l’on veut provoquer. En principe, ces intimidations servent à révéler le crime ou les sentiments antiflics cachés dans des milieux propices au crime et à la délinquance, en déclenchant la fuite de celui qui se sentira suspecté ou le geste susceptible de justifier une arrestation, donc un bâton. « Il m’est déjà arrivé d’être avec des collègues qui baissaient les yeux, et ça c’est pas bon » raconte un baqueux. L’agressivité typique du comportement des BAC est entretenue par des techniques rationalisées. « La technique est bien connue. Quand quelqu’un n’est pas d’accord avec ce que tu fais, tu dis que la personne s’est rebellée et tu l’emmènes au poste. Il y a aussi des collègues qui provoquent ou qui inventent... » explique un officier de police. L’autonomie relative des baqueux suscite continuellement leur créativité : « Si j’en vois un qui crache, je lui colle un PV et, avec un peu de chance, ça se termine en rébellion » raconte un policier de la BAC, fier de sa trouvaille.
La fabrication du psychisme féroce s’opère tout au long d’une carrière, au contact des situations, de la violence et des armes. Comme ils le racontent, les policiers entretiennent un rapport très « sensitif » avec leurs armes. Elles forgent et symbolisent leur puissance et leur capacité à contraindre. Le policier Le Taillanter décrit sa relation au pistolet : « Fiable ou pas, la possession de ce ‘Ruby’ (calibre 7.65) n’en était pas moins pour nous tous, jeunes policiers, la concrétisation de cette parcelle de pouvoir que nous conférait notre fonction. » Il rapporte aussi l’effet des séances d’exercices au tir : « Ces demi-journées-là étaient évidemment les plus excitantes, d’autant qu’en plus du tir au pistolet debout, à genoux ou couché, on nous entraînait aussi à celui du pistolet-mitrailleur et du fusil de guerre. L’odeur de la poudre et le fracas des détonations ont toujours procuré aux hommes une sorte d’ivresse. »
Ainsi, la mise à disposition d’armes sublétales pour les polices de choc s’appuie sur une restructuration complète du rapport psychique du policier au fait de tirer. « L’excitation » liée au pouvoir de l’arme à feu était liée à une utilisation très rare dans la vie d’un agent de police classique. Son corps et son psychisme étaient façonnés par la frustration. La férocité virile, blanche et bourgeoise des unités de choc est structurée par le fait qu’elles peuvent tirer tous les soirs avec des lanceurs de balles non perforantes.
Mathieu Rigouste, La domination policière
http://www.oragesdacier.info/2014/03/la-suraccumulation-de-puissance-la-bac.html