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La question scolaire : L'enseignement, une affaire privée ? 2/5

Dans le monde indo-européen, seuls les Celtes et les Indo-iraniens eurent un clergé distinct du monde aristocratique des guerriers et des chefs politiques. Or la vertu naturelle de religion s'exerçait tant bien que mal dans ces cités antiques, et elle était la plupart du temps une fonction du corps politique, de telle sorte que le problème d'une harmonie entre État et Église ne se posait pas. C'est par les chefs politiques qu'était assumée la fonction de médiation entre le monde visible et le monde invisible. S'il est vrai que la grâce ne détruit pas la nature mais la restaure et la parfait en la surélevant (telle est la doctrine catholique), il doit bien demeurer quelque chose de cette coïncidence entre politique et religion dans l’État catholique idéal. Et c'est cette coïncidence partielle, condition de l'harmonie entre les deux, ainsi ce point de suture entre nature et surnature, que les penseurs catholiques ont toujours eu beaucoup de mal à penser. Le problème d'un tel point de suture, considéré sous l'angle des conditions d'harmonie entre famille, État et Église, peut ainsi se formuler comme suit :

Comment la religion révélée, par essence surnaturelle (elle est fondée par Dieu et s'enracine en Dieu), par là exercée dans une Église réellement distincte de l’État, indépendante et souveraine, peut-elle assumer tout en la dépassant cette vertu naturelle de religion expressive de la nature humaine, enracinée en elle et institutionnalisée comme fonction (César est Pontifex) de l’État, ainsi non réellement distincte du politique ?

C'est à notre sens la réponse à cette question qui conditionne toutes les solutions aux problèmes limités et polymorphes liés à celui du rapport entre Église et État, en particulier en ce qui concerne l'éducation. Si, au reste, la Providence a fait naître l'Eglise d'une "sursomption" (assomption et dépassement, conservation et négation) du judaïsme (communauté religieuse identifiant stricto sensu relations ecclésiales et unité nationale), c'est entre autres choses pour signifier que la religion est la vérité du politique en lequel elle s'anticipe, de sorte que doit pouvoir être discerné un point de suture entre politique et religion, le « terminus ad quem » de celle-là devant s'achever (aux deux sens du terme) dans le terminus a quo de la sphère de la religion.

Pour Pie XI par exemple, c'est à ceux qui donnent la vie (Dieu et les parents) que revient le devoir - envers d'un droit naturel - d'éduquer les enfants; l’État est écarté d'une telle tâche, son rôle se limite en la matière à rendre matériellement et juridiquement possible l'exercice - par les parents - de leur droit d'éduquer; et parce que l'Église exerce en droit un magistère immédiat sur tous les baptisés, c'est aux parents pris dans leur statut de sujets soumis à l'Église qu'il revient d'assumer la fonction d'enseignement. Concrètement, tous les sujets d'un État doivent mettre leurs enfants dans des écoles catholiques, tenues par des catholiques et dirigées par l'Église, et l'État a pour rôle exclusif, en la matière, de protéger ces écoles, voire de les financer par l'impôt. S'il existe des athées dans cet État, ou des adeptes de religions différentes de la religion catholique, ni l’État ni l'Église ne peuvent, dans une perspective catholique ainsi entendue, arracher les enfants à l'autorité de leurs parents auxquels, de ce fait, une tolérance irrévocable doit être concédée. Il ne peut s'agir que d'une tolérance parce que ce qui est objectivement hors de la vérité et du bien n'a aucun droit à l'existence. Il reste que, dans les faits, l'État est encore sommé de rendre possible la souveraineté de l'autorité parentale quelque mauvais qu'en soit l'usage qu'en font les parents, aussi longtemps qu'ils sont jugés sains d'esprit et respectueux des règles les plus élémentaires de la morale naturelle. Ainsi, dans la perspective de Pie XI, voit-on se constituer une solidarité objective entre catholicisme et libéralisme, dans la mesure où cette perspective scelle la solidarité entre souveraineté de l’Église et souveraineté des familles, au détriment, dans les deux cas, de la souveraineté de l'État. C'est pourquoi une telle conception de l'enseignement catholique est objectivement gravide de l'esprit de la démocratie chrétienne.

Pour la philosophie politique d'Aristote au contraire, reprise par saint Thomas d'Aquin, c'est à l’État que revient d'abord le soin de diriger l'enseignement et l'éducation (qui enveloppe celui-là), parce que l'éducation de la jeunesse a des conséquences directes sur le bien commun, objet immédiat de l'art et de la science politiques le bien commun ne se réduit pas, ici, à la somme des biens privés vertueux, non plus qu'à l'ensemble des conditions générales à raison desquelles ces derniers peuvent être atteints. C'est pourtant dans la philosophie de saint Thomas que l’Église a déclaré reconnaître la philosophie du catholicisme; c'est même le fondateur de la démocratie chrétienne (Léon XIII) qui relança les études thomistes. Comment, si l'on entend demeurer fidèle à l'enseignement magistériel des papes, est-il alors possible, sans incohérence, de prôner le thomisme tout en favorisant l'exténuation inchoative (démocratique) de l'autorité politique ?

Notre résolution s'opérera en quatre temps, objets chacun d'une démonstration 1) le bien commun est cause et raison du bien particulier, 2) en un certain sens, la fin justifie toujours les moyens n'en déplaise aux vertueux moralistes anti-machiavéliens, 3) la seule relation cohérente qui puisse exister entre l’État et l’Église, c'est celle qui se concrétise dans la forme d'une religion d’État, 4) il ne saurait y avoir de conflit, dans un État catholique, entre le privé et le public, entre la politique et la religion, pour autant que soient acceptées et respectées les conclusions des trois points précédents. 5) Avant de conclure, nous procéderons à l'analyse d'une objection.

1 Le Bien commun.

Ce que l’on nomme traditionnellement « bien commun », c'est le bien propre d'un tout pris comme tout, et non comme somme de ses parties. Ce qui prouve que le tout n'est pas réductible à la somme de ses parties, c'est que le bien du tout peut parfois exiger le sacrifice de la partie, comme lorsque le violoniste réprime son désir de briller pour que la flûte se fasse entendre, ou quand le soldat meurt pour le salut de son armée, et avec elle de sa patrie. Le bien commun de l'orchestre est l'exécution de la symphonie, celui de l'armée ou de l'équipe sportive est la victoire, celui de l’État est la paix entendue comme repos de l'ordre. Le bien particulier est le bien propre d'une partie de ce tout. Si l'on fait l'inventaire des biens auxquels tend le soldat vertueux, c'est-à-dire des biens auxquels il est en droit de tendre ce qui lui est moralement interdit n'ayant que l'apparence d'un bien), on obtient ceci exercer : des responsabilités, gagner des galons, obtenir une solde intéressante, s'épanouir intellectuellement et physiquement, se forger un caractère d'acier, tisser des liens d'amitié enrichissants, voir du pays, échapper à la morosité de la vie quotidienne, connaître l'exaltation du dépassement de soi, etc. Mais l'essentiel n'est pas encore évoqué, qui est tout simplement la victoire de l'armée dont il est membre, à laquelle il est intéressé ("intéresse" : être dans l'intervalle, être présent, "interest" : il importe). Il y est intéressé non seulement parce que cette victoire lui permet d'obtenir la gloire et - avec la prospérité de l'institution qu'il sert - la prospérité individuelle, mais encore et d'abord parce que cette victoire vaut pour elle-même, est en droit, à ses propres yeux, directement appétible à raison d'elle-même. S'il en était autrement, la victoire serait finalisée par les biens privés des combattants, et toute désertion deviendrait légitime aussitôt que ces biens s'annonceraient comme compromis. Il deviendrait impossible d'exiger que le combattant pût y laisser sa vie, mourir au champ d'honneur, et de ce fait c'est la fonction militaire - définie par le risque de la mort - qui serait rendue impossible. Le sacrifice suprême est le sacrifice de tous les biens privés, puisque ces derniers ne peuvent être consommés que pour autant qu'on reste en vie. Si le sacrifice suprême, ordonné à la victoire, définit la fonction militaire, il est clair que le bien commun (la victoire) enveloppe une part d'abnégation du bien privé, cependant que la victoire est définitionnelle du bien particulier, puisqu'elle l'enveloppe. Qu'est-ce à dire, sinon que tous les aspects du bien privé autres que la victoire sont subordonnés à cet aspect essentiel du bien particulier qu'est le bien commun, lequel invite l'homme à se subordonner à lui par un appel qui s'enracine au tréfonds du particulier lui-même ? C'est en effet - tout le monde en conviendra - en vue de la victoire qu'est allouée une solde au soldat, qu'il voyage et reçoit une formation enrichissante, etc. Or la victoire de l'armée est le bien de l'armée prise comme tout, le bien commun. Donc le bien commun, bien du tout pris comme tout, est intrinsèque au bien particulier, il est le meilleur bien du bien particulier, celui qui se subordonne tous les autres aspects du bien privé. Le bien commun est cause finale et raison immanente intrinsèques du bien particulier Ce qui est logiquement possible si et seulement si le bien particulier est une particularisation du bien commun, un moment obligé - mais subordonné - du processus de concrétisation du bien commun. Un bien n'est un bien qu'à proportion de sa participation au bien commun; un bien est d'autant meilleur qu'il est plus commun.

Le bien commun, meilleur bien du bien particulier, est appétible à raison de lui-même et non comme condition des biens particuliers. La liaison du bien particulier et du bien commun n'est pas à proprement parler synthétique, mais analytique. On pourrait en effet penser que le soldat est en devoir de mourir pour la patrie parce que Dieu l'a voulu, ou parce que « la morale » l'exige, et dans cette optique Dieu (ou le fondement que l'on consentira à reconnaître à l'impératif moral) serait principe synthétique d'harmonie entre devoir ou moralité d'une part, et bonheur d'autre part le soldat recevrait dans une vie éternelle glorieuse la récompense de son sacrifice qui, de soi, en lui-même, ne serait pas appétible. Telle est au fond la morale kantienne. L'optique kantienne veut que le soldat consente à mourir parce que c'est son devoir, l'expression d'un impératif catégorique (« agis comme si la maxime de ton action devait être érigée en loi universelle ») : si personne ne consentait à mourir, si la sauvegarde de la vie individuelle devait être érigée en maxime d'action universelle, alors la société serait si vulnérable qu'elle en mourrait, et que sa mort emporterait la vie des individus qui, de ce fait, ne seraient plus là pour exercer le devoir moral, telle est la réponse kantienne. Mais le formalisme de la raison pratique est logiquement intenable, qui, selon la formule suggestive de Claude Bruaire, nous dit bien non ce qu'il faut faire mais comment il faut dire. Plus radicalement, ainsi que l'observe Péguy, « le kantisme a les mains pures, mais il n'a pas de mains » la morale kantienne nous dit bien qu'une maxime d'action est morale en tant qu'universalisable, mais elle quitte la partie quand il est question de découvrir les maximes auxquelles il convient d'appliquer le critère de l'universalisation. Si la victoire n'était pas appétible par le soldat lui-même, comment pourrait-il consentir de lui-même à affronter la mort pour l'obtenir ? Les moralistes kantiens répondent qu'il y consent par souci d'autonomie, en tant que la volonté ne serait libre (émancipée de l’hétéronomie induite par la causalité du bien sur la volonté) qu'à condition d'agir par pur devoir, sans jamais nourrir un quelconque intérêt, ce qui revient à faire de la liberté une fin en soi, mais quel sens y a-t-il à chercher comme fin dernière la liberté dans le formalisme du "Sollen", sinon parce que (à peine de réduire la liberté du vouloir à l'absurdité de l'acte gratuit) le moi s'y exalte orgueilleusement et s'absolutise en elle ? Cela dit, si le moi s'absolutise, on ne voit pas qu'il ait encore quelque devoir que ce soit à respecter. La victoire de l'armée est donc, contre Kant, en soi directement appétible par le soldat. Or elle est ipso facto incluse dans son bien particulier, comme le meilleur de ce dernier, aussitôt qu'elle est reconnue comme appétible par lui. Kant exclut que la moralité puisse être fondée sur la recherche d'un bien, parce que cette recherche serait supposée égoïste (ainsi immorale) quand bien même le bien considéré serait spirituel, Kant ne voit pas qu'un bien peut être aimé tel le meilleur du bien particulier, non en tant qu'on le rapporterait à soi, mais en tant qu'on lui est rapporté; un bien peut être mon bien le plus propre, sans être l'objet d'une tendance égoïste.

À suivre

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