Le libéralisme est aujourd'hui critiqué de toutes parts, la crise économique et financière ayant clairement fait apparaître ses limites. Est-ce cependant en se bornant à souligner la malfaisance de la finance de marché que l'on peut sérieusement comprendre le libéralisme comme programme philosophique global fondé sur l'axiomatique de l'intérêt et la dynamique des droits subjectifs ? Que penser de ceux qui lui opposent l'idéologie des droits de l'homme, la défense des « minorités » et la « lutte-contre-toutes-les-discriminations » au sein d'un monde où toutes les frontières auraient disparu ?
C'est effectivement tout le problème comment, à partir du constat évident (que seul un cadre du MEDEF -ou un animateur de Canal Plus - pourrait feindre d'ignorer) d'une dysfonctionnalité structurelle du modèle capitaliste, devient-il possible de produire une critique à la fois radicale et totalisante de la « civilisation libérale », c'est-à-dire une critique capable d'identifier le mal à sa racine et prenant en compte la multiplicité de ses modes de manifestation? La question paraît d'autant plus légitime qu'elle se trouve, en règle générale, totalement éludée du débat public contemporain - y compris par ceux qui ont fait de la dénonciation du « monde de la finance » et de la critique de la « société de consommation » un titre honorifique ou une rente médiatique.
Pour ma part, je reste profondément convaincu, à la suite de Jean-Claude Michéa, qu'« aucun démontage cohérent du mécanisme libéral ne pourra être sérieusement envisagé tant que l'on refusera de remettre en question l'ensemble des manières de vivre aliénées qui sont structurellement liées à l'imaginaire capitaliste d'une croissance et d'une consommation illimitées ». En termes plus généraux, cela revient à dire que si l'extraordinaire faillite économique et sociale (que la crise financière de 2008 a, au moins, le mérite d'avoir mis en pleine lumière) imputable à l'exécution planétaire du programme libéral peut effectivement constituer le point de départ privilégié de sa critique contemporaine, elle ne saurait, à elle seule, recouvrir l'intégralité de son champ d'influence et de son domaine d'application. Pour le comprendre, il nous faut donc, comme souvent en philosophie, revenir ici aux données du problème.
À l'origine, on l'a vu, le libéralisme correspond à la tentative philosophique - inscrite dans un contexte général de « contestation » à l'égard des différentes figures de l'« autorité », que celle-ci soit politique, morale ou religieuse - de réinvestir l'individu des droits dont il est naturellement porteur. Selon cette conception (qui définit le cadre intellectuel et épistémologique de toute la philosophie des Lumières), l'homme, en tant qu'être doué de faculté rationnelle, ne saurait recevoir comme vraie ou admettre comme légitime aucune proposition ni aucune injonction qui ne soit préalablement comparue devant le « tribunal de la Raison ».
Un « programme philosophique global »
De ce point de vue, on pourrait dire que ce qui va s'opérer, avec le libéralisme, c'est la mise en place progressive des conditions intellectuelles et psychologiques d'une « émancipation » du genre humain - ce n'est pas un hasard si Kant définissait les Lumières comme le moment de la sortie de l'homme « hors de l'état de tutelle » - vis-à-vis de tous les dispositifs de coercition sociale et idéologique faisant obstacle à son accès à la « liberté » et à l'« autonomie ». Le problème, c'est qu'à partir du moment où, on proclame, au nom du primat absolu de la « rationalité humaine » et de la lutte contre la « tyrannie de l'arbitraire », l'égale invalidité de tous les montages normatifs qui constituent un frein à la liberté naturelle des individus (quoi de plus « irrationnel », en effet, que la coutume, le sacré ou la tradition ?), rien n'interdit plus, en droit, l'élargissement indéfini du champ d'application du droit individuel à toutes les pratiques et à tous les usages possibles et imaginables. Ce qui m'amène au second moment de mon analyse dès lors qu'a été philosophiquement ratifiée l'hypothèse selon laquelle aucune autorité politique, morale ou religieuse n'était habilitée à imposer aux individus telle ou telle manière particulière de vivre (je rappelle ici que la loi, en droit libéral, ne proscrit que les actions « nuisibles à la collectivité », comme le prévoit l'article 5 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen), au nom de quel principe pourrait-on défendre aux membres d'une société qui en formeraient le souhait d'exercer leur liberté dans le cadre de l'activité économique et de l'échange marchand ? En effet, si le seul critère de reconnaissance sociale ou juridique d'une pratique quelconque réside, pour les libéraux, dans le simple « consentement mutuel » des différentes parties en présence (et, on sait, entre autres exemples, les efforts déployés aujourd'hui par certains libéraux politiques pour obtenir l'inscription dans le droit pénal de la légalisation de l'inceste entre adultes consentants), on se trouve, du même coup, dans l'impossibilité logique de contester l'extension de ce principe aux autres champs de l'existence humaine.
C'est en ce sens qu'on peut qualifier le libéralisme de « programme philosophique global », puisque c'est seulement à partir des prémisses théoriques qui sous-tendent le projet politique libéral que son prolongement sous sa forme économique peut se voir intellectuellement justifié. On comprend à présent mieux pourquoi, pour répondre plus directement à votre question, la prise en charge par l'extrême gauche du volet « politique » et « sociétal » du libéralisme interdit par avance toute critique efficiente (c'est-à-dire toute critique qui ne soit pas purement formelle et verbale) de la logique capitaliste marchande. Tout en condamnant vigoureusement ses méfaits, elle ne lui fournit pas moins, en effet, ses conditions de possibilité culturelles et idéologiques.
Les bienfaits des « vices privés »
Il convient d'ajouter qu'au-delà de ces considérations strictement théoriques sur le lien constitutif entre les deux « versions » du libéralisme (lequel représente, je tiens à le souligner, la clef de compréhension ultime du clivage politique droite-gauche), on trouve, dès le XVIIIe siècle, - chez les penseurs du courant utilitariste, un certain nombre de réflexions qui tendent à mettre en évidence l'intérêt d'une dissolution de la morale et d'une corruption des mœurs du point de vue du développement économique et de l'accroissement de la fortune publique.
Prenez le livre que je tiens pour le texte fondateur de l'économie moderne, La fable des abeilles (1714). Son auteur, Bernard Mandeville, entend y démontrer que, loin de constituer une menace pour la stabilité de l'ordre social, les « vices privés » (et, plus largement, toute action directement commandée par l’égoïsme) peuvent, par la stimulation qu'ils entraînent de l'activité commerciale, contribuer à la « prospérité » et au « bonheur » du plus grand nombre. La prodigalité du libertin, explique ainsi Mandeville, donnera du travail aux tailleurs, aux parfumeurs, aux cuisiniers, qui eux-mêmes emploieront des boulangers, des charpentiers... De même que si les voleurs n'existaient pas, les serruriers mourraient de faim ! C'est dire si les utilitaristes avaient déjà parfaitement identifié le rôle idéologique majeur qu'allait pouvoir jouer la destitution, par les libéraux politiques, de toutes les figures de la « morale » et du « sacré » dans le processus capitaliste d'accumulation des richesses privées. Il reviendra à Adam Smith, soixante ans plus tard, de donner un contour « scientifique » à la thèse utilitariste des bienfaits des « vices privés » (rebaptisés, pour les besoins de la cause, « intérêts ») à travers cette citation restée célèbre : « Ce n'est pas de la bienveillance du boucher, du brasseur ou du boulanger que nous attendons notre dîner, mais plutôt du soin qu'ils apportent à la recherche de leur propre intérêt. Nous ne nous en remettons pas à leur humanité, mais à leur égoïsme ». Autant dire que, de ce point de vue-là, Jacques Séguéla et Pierre Berge n'ont rien inventé !
Quant à ceux qui s'obstineraient à voir dans l'idéologie des « droits de l'homme » et la figure du « citoyen du monde » la riposte intellectuelle privilégiée de tous les damnés de l'impérialisme aux instances dirigeantes capitalistes, je me contenterai de rappeler ces paroles prononcées par Francis Bouygues en 1969, à la veille du vote - sous un gouvernement de droite - de la loi autorisant le regroupement familial : « Les étrangers ont une qualité fondamentale, pour moi employeur, c'est que s'ils viennent chez nous, c'est pour travailler ». Voilà qui fait évidemment toute la lumière sur le célèbre slogan antiraciste de l'extrême gauche : « L'immigration est une richesse » !
Que penser de la prétention de l'Etat de droit libéral à une « neutralité axiologique » excluant toute référence à des valeurs particulières ?
Avant toute chose, il convient de faire remarquer qu'une société qui aurait fait de l'abolition de toutes les normes sociales, morales ou symboliques, sa condition permanente de fonctionnement se trouverait, pour ainsi dire, dans l'impossibilité constitutive de se maintenir comme telle. Si l'on admet que l'idée de « société » est conceptuellement inséparable de celle, plus large, de « communauté » - c'est-à-dire, précisément, de l'ensemble des relations d'échange qui s'édifient sur un socle commun -, alors force est de constater qu'une société libérale intégralement conforme à son concept (c'est-à-dire dans laquelle le seul lien qui unirait les hommes résiderait dans leur « indifférence mutuelle » constituerait un véritable contresens anthropologique. Au contraire, chacun se rend bien compte, dans sa vie quotidienne, que l'intégralité des rapports humains se trouve nécessairement, à un moment ou à un autre, conditionnée par le respect d'un nombre minimal de règles et de valeurs communes (à commencer par le langage), à défaut desquelles aucune coexistence sociale ne serait même seulement envisageable. C'est la raison pour laquelle je considère, là encore, que l'idéal libéral de « neutralité axiologique », selon lequel l'État devrait s'abstenir par principe de tout jugement sur la nature du Bien, ne peut intrinsèquement relever que du vœu pieux. Pour la simple raison, d'ailleurs (et pour recourir ici à une subtilité dialectique), qu'ériger le « scepticisme des valeurs » en valeur suprême du fonctionnement social et politique représente déjà une contradiction dans les termes !
Toutefois, il demeure assez visible que jamais l'ambition libérale d'une élimination méthodique et systématique de tout ce qui tend à produire du lien entre les hommes ne s'est fait ressentir avec autant de force et de détermination qu'en ce début de XXIe siècle. La simple idée, par exemple, que l'on puisse considérer qu'il existe certaines choses qui « ne se font pas » (selon la définition négative que donnait Orwell de la « common decency » est obligatoirement vécue, de nos jours, comme une intolérable violation du droit individuel à définir sa propre échelle d'appréciation morale et symbolique. Un peu comme si, finalement, l'exigence de justice et l'attachement à l'honneur manifesté par les ouvriers de Montsou dans le roman Germinal de Zola pouvaient être sérieusement rapportés à une volonté totalitaire et arbitraire de réintroduire les conditions d'un nouvel « ordre moral ». Ce que d'aucuns, à n'en pas douter, ne manqueront bientôt pas de vouloir nous convaincre...
À lire Chartes Robin, « Jean-Claude Michéa. La double pensée du libéralisme » in Radicalité. 20 penseurs vraiment critiques, éd. par C. Biagini, G. Camino et P Marcolini, L'Échappée, 2013.
éléments N°149 octobre-décembre 2013