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7 octobre 1571 : Bataille de Lépante 3/10

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La défaite serbe au Champ des Merles

Donc dès le moment où les Ottomans sont en Épire et ont occupé les nœuds routiers des Balkans méridionaux, les Serbes et les Bosniaques se rendent compte qu’ils seront les prochains dominos culbutés par la stratégie mise en œuvre par les Turcs, qui reprennent tout simplement à leur compte les projets de Justinien. Le Prince Lazare de Serbie et le Roi Tvrtko de Bosnie unissent leurs forces contre Mourad qui envoie un corps expéditionnaire en Bosnie. Les Turcs sont battus à Plochnik, Rudnik et Bilece (27 août 1388). Cette série de victoires, non décisives, entraîne une révolte généralisée dans les Balkans : Albanais, Bulgares et Valaques se serrent autour de Lazare, écrit l’historien français Louis Bréhier.

Mourad aura pourtant le dernier mot : il bat d’abord les Bulgares de Sisman et, au printemps 1389, avance ses armées contre Lazare. Le choc a lieu le 15 juin 1389 au Kosovo, sur le “Champ des Merles”. Longtemps indécise, la bataille tourne au désavantage des Serbes, quand un prince balkanique, Vuk Brankovic, décide de quitter la bataille avec ses 12.000 cavaliers. Le Sultan est tué dans sa tente par un noble serbe, Obilic, et le pouvoir passe à Bayazid, dit le “Tonnerre” ou la “Foudre” (“Yildirim”). La dernière puissance balkanique autochtone est éliminée : l’ensemble des Balkans, à part quelques forteresses résiduaires au nord, est aux mains des Turcs. L’héroïsme des Serbes ne leur a pas donné la victoire : le souvenir douloureux de cette bataille est demeurée écrite en lettres de sang dans le cœur de chaque Serbe digne de ce nom. La terre du Kosovo est une terre sacrée pour les Serbes, le lieu de leur sacrifice suprême, de leur Golgotha : les événements de ces 2 dernières décennies l’ont amplement prouvé.

La bataille du 15 juin 1389 ne relève dès lors pas d’un passé résolument révolu pour le Serbe : elle est toujours présente, elle l’interpelle, il ne peut s’y dérober. Il doit encore et toujours venger Lazare : Peter Scholl-Latour rappelle qu’entre 1942 et 1944, les Tchetniks royalistes, premiers et farouches résistants aux occupations allemande, italienne, bulgare et hongroise, s’attaquaient systématiquement aux villages “turcs” (= musulmans) pour ramener les Balkans à la situation d’avant 1389 et de rétablir, in fine, l’empire de Stefan Dusan, qui aurait été restauré dans sa plénitude si Lazare avait vaincu au Champ des Merles. Le siège de Sarajevo, dans les années 90 du siècle dernier, relève aussi de cette volonté de re-slaviser et de re-christianiser le centre de la péninsule balkanique, en effaçant définitivement tous les souvenirs de la présence allochtone turque. Dans le camp musulman, on était tout aussi conscient de l’enjeu et on entendait manifester sa solidarité avec les habitants musulmans de Sarajevo : Tansu Ciller, premier ministre turc, et sa consœur pakistanaise Benazir Bhutto, rendront visite à la ville encerclée, sous la protection de militaires britanniques ou canadiens.

Les Hongrois aux premières loges

Après le désastre du “Champ des Merles”, les Hongrois sont aux premières loges : ils devinent sans trop d’efforts que l’objectif suivant est la maîtrise du “Moyen Danube” entre Szeged (Hongrie) et Belgrade (Serbie) selon l’axe nord-Sud et entre Osijek/Essig (Croatie) et Timisoara (Roumanie) selon l’axe ouest-est. Pour les Turcs, il s’agit, lors d’une prochaine étape, de maîtriser le système fluvial danubien dans une région-clef où confluent les eaux du grand fleuve et celles de la Save, de la Drave et de la Tisza. La Voïvodine, au nord de Belgrade, avec une forte minorité hongroise, demeure une pomme de discorde entre Serbes et Hongrois, comme pendant la seconde guerre mondiale, où cette région avait été annexée par la Hongrie. Osijek et Vukovar (sur la Drave et sur le Danube) ont d’ailleurs fait l’objet d’âpres combats entre Croates et Serbes dans les années 90, chacun des protagonistes essayant de maîtriser la plus grande portion possible de cette aire de confluences fluviales, stratégiquement capitale. La région n’a rien perdu de son importance stratégique. Au XIVe siècle, le roi de Hongrie, Louis Ier, dit le Grand, détricote le pouvoir des magnats, qui sont un frein à l’organisation efficace du pays, et favorise les villes. Il se rend compte de la menace. Au sud-est, tous ses voisins sont désormais vassaux des Ottomans, notamment sur le cours inférieur du Danube, en Valachie et en Moldavie, 2 territoires qui avaient été ouverts aux invasions pètchénègues (en 1048 et en 1171) et tatars (en 1285 avec Nogaï Khan). Aux mains des Turcs, elles risquent donc bien de redevenir des tremplins stratégiques pour une nouvelle invasion de la plaine hongroise et, partant, des régions européennes limitrophes, dont l’Autriche, la Dalmatie et l’Italie du Nord.

Dans l’optique des Hongrois, comme dans celle de l’empereur germanique Sigismond, il faut mettre un terme à cette situation problématique, qui fragilise très dangereusement le cœur de l’Europe, le tient à la merci d’invasions venues de la steppe ou des Balkans. Il faut, aux yeux de Sigismond, empereur de la Maison de Luxembourg et époux de la fille aînée de Louis Ier de Hongrie, créer, pour une branche de la famille, un grand empire slave au sud de la Hongrie, regroupant les Serbes et les Bulgares. Il persuade le Pape de prêcher une croisade en 1395. En France et dans les États bourguignons, les volontaires affluent. Jean de Nevers, futur Duc de Bourgogne sous le nom de “Jean-Sans-Peur”, prend la direction de l’expédition avec Jean de Vienne, un Franc-Comtois devenu Amiral de France, Jean Le Meingre dit “Boucicaut”, Maréchal de France, et Guillaume de La Trémoille, Maréchal de Bourgogne. L’armée franco-bourguignonne, flanquée de quelques nobles anglais, quitte Dijon et Montbéliard en avril 1396. Elle rejoint les Bavarois par la route longeant le Danube, arrive en juin à Vienne et en juillet à Buda en Hongrie. Là, un contingent polonais s’ajoute à la vaste armée en mouvement, ainsi que quelques Chevaliers de Rhodes, conduits par le grand-maître Philibert de Naillac. Avec l’armée hongroise de Sigismond, l’impressionnante cohorte européenne va s’avancer vers le Sud pour affronter les Turcs. L’objectif ? Prendre la place de Nicopolis sur le Danube (l’actuelle ville de Nikopol en Bulgarie) et en faire la base d’une reconquête de la Thrace, de la Bulgarie et des côtes de l’Égée, après avoir détaché la Valachie de la tutelle ottomane.

Le désastre de Nicopolis

Sigismond avait misé gros : il avait aliéné une bonne part de son héritage de la Maison de Luxembourg pour financer l’entreprise. Stratégiquement, il n’avait pas tort. Le plan était bon. Mais l’armée composite qui l’accompagne ne s’est pas donné la logistique adéquate, elle parade et s’amuse, chasse et dîne, court la gueuse et se querelle pour des prestiges futiles. Dans l’anthologie de la pensée stratégique de Gérard Chaliand, on trouve encore une description de cette sublime indiscipline, donnée en lecture aux officiers actuels comme exemple de ce qu’il ne faut pas faire. Les Croisés assiègent Nicopolis dès le 12 septembre 1396. Mais Bayazid contre-attaque : le 24 septembre, il est déjà devant eux. Le choc est inévitable. Les Hongrois connaissent les stratégies des Turcs. Ils conseillent la prudence. Les chevaliers impétueux de la suite du Sire de Boucicaut veulent une attaque pleine de panache, une charge fatidique, comme celles qui avaient déjà fait la ruine de la vieille chevalerie française à Courtrai ou à Crécy. Ils n’écoutent pas les Hongrois. Ils chargent, lances hautes. Le sultan manœuvre et les enveloppe, après avoir sacrifié sa première ligne, écrasée par la fureur des Franco-Bourguignons. La défaite fut totale : elle est qualifiée, dans la langue de l’époque, de “mortelle déconfiture”. Sigismond parvient à peine à s’échapper. Le soir, c’est le massacre. Les chevaliers franco-bourguignons sont décapités les uns après les autres et leurs têtes empilées devant la tente du sultan, jusqu’à ce qu’un chevalier picard, le Sire de Heilly, sauve notamment Jean Sans Peur et Boucicaut, car, explique-t-il au sultan, ils peuvent rapporter de fortes rançons. Philippe le Hardi de Bourgogne paiera 700 kg d’or pour faire libérer son fils.

L’irruption de Tamerlan – vingt ans de répit pour l’Europe

Résultat du désastre de Nicopolis : l’empire des Slaves du Sud ne verra pas le jour. Les Turcs se voient consolidés dans leurs positions. Ils acquièrent la réputation d’être invincibles et gagnent ainsi la guerre psychologique sur leur front occidental : peu de princes oseront encore les affronter dans une expédition de l’ampleur de celle de Nicopolis. À l’est pourtant, un nouvel ennemi pointe à l’horizon, qui donnera à l’Europe une vingtaine d’années de répit. Timour le Boiteux ou Timour Leng ou Tamerlan venait d’envahir l’Iran et l’Irak actuels pour le compte de son Khan, maître de la Transoxiane [Ouzbékistan actuel]. Nous sommes en 1393, 3 ans avant Nicopolis. Au départ de cette base territoriale, celle de l’antique empire perse, il monte une armée permanente, destinée à remporter une campagne chaque année. En 1395, il s’attaque à la Horde d’Or qui gouverne le cours inférieur de la Volga, prend leur capitale Saraï et, surtout, s’empare de leur trésor. En 1398, 2 ans après Nicopolis, il s’avance vers l’Inde, pille Dehli, fait décapiter une bonne partie de la population, empile les têtes tranchées aux portes de la ville mise à sac.

Les Ottomans ne craignent rien : l’Inde est bien loin de l’Asie Mineure. Ils se trompent : Tamerlan entre en guerre avec les Mamelouks qui tiennent la Syrie et pille Damas et Alep. Et puis, sous un vague prétexte, c’est au tour des Ottomans de subir ses foudres : Bayazid accepte le défi, mobilise toutes ses troupes, y compris les vassaux serbes et quelques prisonniers européens de Nicopolis, dont l’écuyer bavarois Johannes Schiltberger, qui nous laissera un récit des événements. L’armée de Bayazid sera écrasée par les Tatars de Tamerlan, largement supérieurs en nombre, à Angora (Ankara) en 1402. Le sultan captif sera promené en Asie Mineure et assistera, impuissant, au détricotage complet de son œuvre d’unification en Anatolie : Tamerlan délie tous les vassaux turcs de Bayazid de leurs serments et reçoit la soumission des branches mineures des Osmanlis. Bayazid avait été très dur avec les petits chefs turcs d’Anatolie et avec l’émir de Karaman. Les vaincus tenaient ainsi leur revanche.

En 1404, Tamerlan retourne à Samarcande, sa capitale, pour préparer une invasion de la Chine. Il mourra en chemin et la Chine sera épargnée, elle ne connaîtra pas le sort effroyable de la Perse pré-timouride et de l’Inde ravagée. Pour l’historien écossais Colin McEvedy, il y a une certaine ironie dans le destin de Tamerlan : tous les empires qu’il a détruits étaient musulmans, alors qu’il se réclamait d’un islamisme rigoureux, et il n’a affronté des non musulmans qu’à 2 reprises : il a rançonné et saccagé la Géorgie à chaque passage, ruinant son statut de puissance chrétienne héritière de Byzance et il a délogé les Chevaliers de Rhodes de Smyrne qu’ils occupaient depuis 1344.

Guerres hussites et révoltes des derviches

Toutefois, les Ottomans se remettront bien vite des coups que leur avait portés Tamerlan. Ils parviennent à réunifier l’Asie Mineure sous leur égide, en restaurant les liens de vassalité qui les unissaient aux petits émirats de la région. Mais la transition dure tout de même 10 ans. Elle sera aussi une décennie de guerres fratricides entre les fils de Bayazid, dont il sort un vainqueur : Mehmed. Les Européens n’ont pas profité de cette déliquescence ottomane : l’alliance entre le pape et Sigismond, Empereur germanique et roi de Hongrie, demeure intacte mais elle reste tétanisée par le souvenir cuisant de Nicopolis. La France ne participe pas : elle est en pleine Guerre de Cent Ans et son roi refuse de recevoir un prélat mandaté par le Pape pour lancer une éventuelle croisade. L’Angleterre est également embourbée dans le conflit, même si celui-ci connaît une période plus calme avant Azincourt (1415). Pire : dans les domaines de Sigismond, l’hérésie hussite secoue la Bohème. Jan Hus périt sur le bûcher à Constance en 1415 mais ses adeptes se dressent contre les 2 institutions-piliers de l’Europe : l’Église et l’Empire. Les guerres contre les Hussites tchèques vont durer 14 ans, de 1420 à 1434, clouant les armées impériales et hongroises en Europe centrale. C’est ce répit-là qui permettra aux Ottomans de reconstituer leurs forces. Eux aussi avaient eu à affronter des rébellions religieuses et hérétiques en Asie Mineure.

À partir de 1413, Mehmed Ier règne mais, en 1420, au même moment où éclatent les guerres hussites en Bohème, il doit affronter en Anatolie la “révolte des derviches”. On appelle “révolte des derviches” un ensemble de troubles religieux, chacun différent des autres, qui visaient à abattre le pouvoir des Osmanlis et à récupérer une relative liberté dans un empire ottoman de plus en plus balkanique et de moins en moins anatolien. Dans cet ensemble de troubles, nous distinguons la révolte orchestrée par un cheikh panthéiste, Bedreddin. Ensuite, il y eut une révolte sociale, prêchant communisme et pauvreté, sous la direction de Bürklüce Mustafa ; ensuite, des bandes turkmènes, excitées par le secte des “Torlaks”, se joignent aux “mustafistes”. Mehmed Ier finira par les vaincre tous avant d’affronter le prétendant Mustafa, qui disait être un fils de Bayazid disparu dans la tourmente qui suivit la défaite ottomane d’Angora / Ankara en 1402 face aux Tatars de Tamerlan.

Avec la soumission d’Ibrahim, dernier prince indépendant de la Karamanie en 1430, la fragmentation de l’Anatolie, voulue par Tamerlan, n’est plus qu’un mauvais souvenir pour les Ottomans. Ils ont les mains libres à l’est et le successeur de Tamerlan, Shah Roukh, qui règne sur la Perse et le Tarim, ne songe pas, comme son père, à conquérir le monde mais à maintenir ses acquis les plus sûrs. Jamais il n’avancera ses armées en direction de l’Anatolie et n’interviendra pas en Karamanie contre les Osmanlis. Mehmed Ier parvient donc à vaincre tous ses challengeurs intérieurs avant Sigismond, plus longtemps paralysé par les guerres hussites. La dissidence religieuse hussite a donc fait perdre à l’Europe sa dernière chance de rejeter les Ottomans hors d’Europe et, éventuellement, de reprendre pied en Bythinie. Le souvenir du temps perdu pour une guerre de religion hantera à coup sûr les pouvoirs européens ; il explique la hantise de Charles-Quint et de Philippe II, d’avoir à combattre simultanément les Turcs, les Barbaresques, les Français et les dissidents protestants en Allemagne et aux Pays-Bas. Hussites et Protestants ont effectivement empêché la concentration de toutes les forces européennes contre l’ennemi extérieur.

Les hostilités reprennent : elles aboutiront à la prise de Constantinople

Dès 1422, immédiatement après avoir maté toutes les révoltes anatoliennes, dites des “derviches”, Mourad II, fils de Mehmed Ier, met le siège devant Constantinople. En vain. Il doit le lever. Il ne dispose pas de machines de guerre suffisamment efficaces pour entamer les murailles de la capitale de l’empire romain d’Orient. En 1428, sur le cours inférieur du Danube, que les Hongrois entendent reconquérir, une première confrontation entre les armées de Sigismond et de Mourad II a lieu, à Galamboc. La bataille est indécise mais les Hongrois ne s’emparent pas de la forteresse et les Serbes se détachent de la suzeraineté hongroise pour devenir vassaux des Turcs. La paix est signée mais des unités d’akindjis s’infiltrent en territoire hongrois et ravagent la Transylvanie. Les Turcs reprennent leurs tactiques de harcèlement. En 1427, l’empereur byzantin Manuel vend Thessalonique à Venise. 3 ans plus tard, en 1430, la ville portuaire, débouché maritime des Balkans sur l’Égée, est aux mains des Ottomans, qui se vengent ainsi du soutien continuel apporté par Venise à leurs ennemis, comme le prétendant Mustafa et le prince de Karamanie.

En 1431, profitant des querelles dynastiques entre clans albanais, le Sultan devient suzerain de l’Épire et de l’Acarnanie. Il est sur l’Adriatique, face à l’Italie et dans les eaux dominées par Venise. En 1437, les Valaques, faute de soutien impérial et hongrois, sont contraints de se soumettre à leur tour. En 1439, l’offensive reprend, cette fois en direction du Moyen Danube : Mourad II assiège la forteresse serbe de Semendria (Smederevo), à quelques encablures au sud-est de Belgrade, et la prend, avant l’arrivée des Hongrois d’Albert, héritier de Sigismond, qui meurt de maladie en pleine campagne. Avec la prise de Semendria / Smeredevo, le pouvoir ottoman s’ancre véritablement au cœur des Balkans européens. Les Hongrois, affaiblis par les guerres hussites et sans renforts venus d’Europe occidentale, avaient pu mener des opérations ponctuelles, souvent victorieuses comme en 1442 en Transylvanie (“Sept Districts”), mais non pas une croisade de grande envergure.

À suivre

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