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La vision romaine du sacré 4/4

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IV — Le culte romain de la terre et du sang

En rapport avec les différents écrits parus sur cette page au sujet de l’antique vision romaine du sacré, nous voulons parler aujourd’hui du sens qu’avait chez les Romains, en relation avec la spiritualité propre aux civilisations indo-européennes en général, la religion du sang et de la terre.

Le premier point à fixer, c’est que, traditionnellement, entre l’homme et sa terre, entre sang et terre et, enfin, entre culte et terre existaient des relations intimes, de caractère psychique et vivant, qui sont aujourd’hui entièrement perdues. On sait que pour l’homme antique en général, l’espace n’avait pas un caractère abstrait et impersonnel ; toute région, par-delà son individualité géographique, avait son individualité psychique, son “âme” et ceci non pas comme une allégorie ou un sentiment romantique, mais en relation avec des énergies invisibles déterminées — peut-être dirait-on aujourd’hui subconscientes —, bien réelles pourtant : énergies qui finissaient par faire partie de l’essence intime des êtres qui naissaient dans la zone correspondante. La représentation de ces énergies au moyen d’images symboliques prenait forme dans les “Dieux” des différents lieux.

Cette conception générale se retrouve donc dans la Rome antique. Déjà par leur autel, dont le feu éternel représentait pour ainsi dire l’âme mystique et l’unité interne d’une famille, d’une gens ou d’une race donnée, entre les Dieux du culte patricien et le sol il y avait un rapport mystérieux et essentiel. Le donné immédiat (il faut remarquer que nous disons donné immédiat) pour le Homain ne fut pas le culte d’un Dieu de l’Univers, d’une entité abstraite commune à tous les hommes et à toutes les races, mais le culte concret de numina déterminés, qui étaient respectivement les numina d’autant de races et donc, aux origines, d’autant de terres, c’est-à-dire des domaines correspondant à chacune d’elles. D’où un pluralisme religieux (vulgairement, on utilise la formule vide et méprisante de “polythéisme païen”) et l’idée antique d’une enceinte sacrée et inviolable, heretum, au milieu de laquelle se trouvent l’autel et le feu mystique des différentes gens. La limite de l’heretum est fatidique, des divinités associées aux principaux dieux de la lumière et de l’ordre, comme Jupiter ou Zeus, la protègent. Et le caractère symbolique, interne, qui se cachait assurément dans cette idée romaine de la “limite”, devient manifeste dans le fait que quiconque abattait ou repoussait une des limites des divisions territoriales des Romains était considéré comme un être maudit, que n’importe qui pouvait même mettre à mort — et tout autant dans l’oracle annonçant que l’époque de la destruction des “limites” sera aussi le saeculum de la “fin du monde”, c’est-à-dire de l’écroulement d’un cycle donné de civilisation.

Éclairons opportunément ces antiques traditions. Soulignons donc, en premier lieu, que sous le soi-disant polythéisme se cachait un idéal spirituel d’une incontestable valeur, un idéal organique. Sur un plan déterminé (n’oublions pas de relever cette réserve), le dieu doit être notre dieu, celui de notre terre et de notre sang. En d’autres termes, l’expérience du divin est articulée et différenciée. Les feux qui brillent au centre des différentes terres sont les vivants points de référence de la fides d’autant de noyaux patriciens bien différenciés, virilement recueillis, chacun autour de son “père” simultanément prêtre, chef et seigneur de justice de sa “gens” et de sa terre. Tel est le stade originel, que l’on rencontre dans la plus ancienne Rome, comme aussi dans d’autres civilisations ethniquement proche d’elle. Nous pourrions parler ici d’un féodalisme religieux.

En second lieu, il faut déclarer falsificatrice ou, du moins, unilatérale, l’interprétation naturaliste de ces réalités, interprétation qui, malheureusement, est encore celle qui domine dans l’enseignement courant et qui détruit chez les jeunes toute possibilité de comprendre vraiment tant d’aspects de notre antique grandeur. Du fait que les Dieux romains étaient en relation avec la terre comme avec le sang, on en déduit qu’ils étaient de simples divinités “naturalistes”, c’est-à-dire des divinisations superstitieuses d’énergies naturelles. On ne pense même pas que le contraire pourrait être vrai, c’est-à-dire qu’il s’agirait, dans les cas les plus significatifs, non pas d’énergies de la nature divinisée, mais bien de forces divines qui divinisaient cette nature, laquelle n’a été conçue, de manière superstitieuse, comme une réalité en soi, base de tout le reste, que par les modernes. Une telle idée, d’ailleurs, devient évidente dès qu’on se rappelle que le droit de propriété, à l’égal de la tradition du sang, était à l’origine un privilège essentiellement aristocratique, patricien — mais que, selon l’idée antique, un caractère surnaturel, et non pas naturaliste, fut attribué à l’aristocrate, au patriciat. Patricienne était une lignée qui avait eu aux origines un “dieu” ou “héros”, c’est-à-dire, en dehors de tout symbole, un être entré en contact avec un monde supérieur et en mesure de transmettre à ses descendants une hérédité aussi bien mystique que biologique, une espèce de force d’en haut. Or, dans la plupart des cas, ces ancêtres divins étaient en rapport étroit avec les Dieux d’une terre et d’un sang, quand il ne s’agissait pas d’une identification pure et simple. Ces Dieux représentaient donc moins des forces naturalistes qu’une sorte de conquête spirituelle opérée sur ces forces. Sang et terre devenaient sacrés à travers la force sacrée de l’ancêtre, et par cet engagement mystique de la conserver et de l’alimenter qui, au fond, était le vrai sens du rite pour maintenir allumé, sans interruption, le feu propre à chaque gens.

S’il fallait parler de naturalisme, au sens de contacts avec les forces obscures de la terre et de la vitalité désordonnée, ce serait le cas en dehors des cultes patriciens, en référence aux cultes collectivistes et mêlés de la plèbe, définie, selon Livius, par le fait de “ne pas pouvoir nommer un père”, au sens, naturellement, de ne pouvoir se vanter d’aucun “héros” aux origines, au sens, plutôt, d’avoir seulement une “mère” — la Terre-Mère, matrice panthéiste de toute vie indifférenciée et non transfigurée. Ne serait-ce qu’en passant, on ne peut pas ne pas relever que souvent la religion dite universaliste, dans sa supériorité présumée sur la terre, le sang et la tradition, n’a été qu’une incarnation plus ou moins sublimée de ces cultes collectivistes de type plébéien, rattachés à ses couches sociales qui, en réalité, n’avaient ni terre ni tradition : au point que le passage de l’ancien “polythéisme” aristocratique à cette religion indique bien plus une dissolution que ce progrès inconsidérément vanté par beaucoup.

Mais à propos de ce dernier trait, il faut noter que la vision de la Rome antique, bien que s’appuyant sur le pluralisme religieux, ne s’épuisait pas en lui ; elle admettait un développement ultérieur, qui ne niait pas les différences, mais les hiérarchisait. En toute rigueur, ce pluralisme aurait dû empêcher, en effet, l’unité d’une cité ou d’un État. Mais voici que, déjà, dans le rite légendaire de la fondation de Rome, alors que les différents chefs déposèrent un peu de la terre de leurs terres — terra patrum — dans la tombe commune, nous avons l’idée d’un principe supérieur de solidarité et d’unité. Ce principe s’exprima justement dans des cultes correspondant à l’unité de l’État et constituant une couche supérieure, qui, avant les temps de la décadence, co-existait non seulement avec les divers cultes gentilices romains de la terre et du sang, mais aussi avec des cultes de races étrangères.

Des traditions romaines très caractéristiques apparaissent ici. Derrière chaque action de conquête militaire, romaine se cachait une action de conquête pour ainsi dire mystique. C’était la ferme conviction des Romains qu’une race ou qu’une ville ennemie ne pouvait pas être vraiment dominée si l’on ne dominait pas les Dieux qui y correspondaient. D’où le rite dit de l’evocatio, destiné précisément à arracher les numina des ennemis à leur autonomie, à les assujettir à Rome. Et la capitulation de l’ennemi, la deditio, s’accompagnait de l’incorporation des territoires, mais aussi de l’incorporation des divinités de ces mêmes territoires dans l’unité plus élevée qui correspondait finalement à celle de l’imperium.

D’où, justement, l’institution du panthéon. S’étant élevée à la dignité de dominatrice de peuples, Rome ignora aristocratiquement l’intolérance religieuse, Rome se garda de détruire et de niveler chacune des croyances des peuples soumis, tant qu’elles étaient vraies et normales, c’est-à-dire correspondant à leur terre, à leur sang et à leurs coutumes, et tant qu’elles n’avançaient pas des prétentions de privilège ou de prosélytisme. Rome accueillit donc, et respecta, dans son panthéon. les différents cultes nationaux, supposant cependant la reconnaissance d’une unité supérieure à chacun d’eux, qui correspondait à l’unité supra-nationale de l’imperium. L’expression symbolique de cette unité fut le culte de l’empereur, non pas en tant qu’homme, mais comme numen, et le culte, étroitement lié au précédent, de la victoria romana, c’est-à-dire de la personnification de la force fatidique qui éleva Rome au-dessus de tous les peuples.

Telles sont les bases véritables, spirituelles, de l’universalité, que la Rome des Césars connut et dont restent débiteurs ceux qui, plus tard, purent parfois s’élever à une quelconque grandeur.

Julius Evola, Diorama : 1934-35, Europa, 1974. [version pdf]

Texte publié dans le page spéciale “Diorama Filosofico” du quotidien Il Regime Fascista, 1934. Traduit par Philippe Baillet, publié dans Totalité n°6 & 7, 1978-1979. Autre traduction par H.J. Maxwell in : Symboles et “mythes” de la Tradition occidentale, Archè, 1980. Traduction par le site Evola As He Is, 2006 Thompkins & Cariou : version anglaise / version française.

http://www.archiveseroe.eu/tradition-c18393793/17

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