De plans sociaux en fermetures d’usines, la France est touchée par une nouvelle vague de désindustrialisation, dans un silence assourdissant de la part de la classe politique et des médias.
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Par Jean-Philippe Chauvin
Le 20 décembre 2024, la dernière usine française de conserverie de poisson Saupiquet a fermé ses portes à Quimper : cette fermeture scellera une aventure industrielle débutée sur les bords de la Loire en 1877 et initiée alors par Arsène Saupiquet, dans la conserverie de sardines. Ce triste événement n’a pas mobilisé les grands médias ni les politiques, visiblement plus occupés à leurs petites affaires et à la préparation de la prochaine élection présidentielle de 2027 qu’au sort d’une usine de conserves et de ses salariés : le pays légal se désintéresse d’une entreprise considérée comme non stratégique et appartenant à un monde ancien. Que plus de 150 emplois disparaissent ainsi dans le Finistère n’a plus d’importance pour une classe dirigeante qui semble plutôt obnubilée par une dette publique qu’elle a pourtant contribuée à creuser depuis une quarantaine d’années, au nom d’une (double) idéologie économique dominante (la société de consommation et la mondialisation libérale) qu’elle ne reniera évidemment pas.
Pour le coup, et en évoquant les nombreux autres plans sociaux qui font désormais l’actualité, la secrétaire générale de la CGT, Sophie Binet, a trouvé la bonne formule pour signifier cet état d’esprit du pays légal, en parlant de l’attitude timorée du ministre de l’Industrie, Marc Ferracci : « Le ministre installe l’idée qu’il n’y a plus lieu de se battre : “prenez le chèque et taisez-vous”. Visiblement, il n’a pas compris son rôle : il n’est pas ministre des licenciements, mais de l’industrie ! Les travailleurs ne se battent pas pour avoir des indemnités pour partir, ils se battent pour défendre leur emploi ». Sauver un emploi industriel, c’est en sauver au moins deux ou trois de plus, en fait, et le ministre ferait bien de s’en rappeler : l’usine n’est pas peuplée que d’ouvriers de production mais aussi de personnels de nettoyage et de restauration, parfois, quand ces derniers peuvent aussi se trouver à proximité de l’entreprise ; accueillant aussi des populations de jeunes recrutés sur le bassin d’emploi, l’usine maintien des classes en activité grâce aux enfants des ménages ouvriers ; sans négliger des commerces alentours et, parfois, des sous-traitants ou des services de maintenance et de réparation… En fait, une usine fermée, c’est tout un écosystème économique et social qui risque de disparaître, d’autant plus quand celle qui disparaît était déjà la survivante des décennies passées et que, là aussi, elle n’avait plus le nombre de salariés qu’elle pouvait compter quelques années auparavant.
Or, c’est un véritable raz de marée de plans sociaux et de fermetures définitives d’usines, voire d’entreprises, qui est en train de frapper la France : la timide mais indéniable ré-industrialisation de ces dernières années risque de ne plus suffire d’ici peu à absorber toutes les faillites, les disparitions d’usines et celles du savoir-faire de nombreuses activités industrielles, ainsi que la dévitalisation des territoires ainsi touchés par cette nouvelle et violente désindustrialisation concrète. Michelin, Valeo, Saunier Duval, Vencorex, et tant d’autres noms retentissent dans l’actualité sociale comme autant de glas annonciateurs du trépas de « 150 000 emplois » selon Mme Binet, mais peut-être jusqu’à 300 000 si l’on en croit certains économistes et analystes financiers : cette terrible situation est-elle l’effet d’une mauvaise passe (ou conjoncture) ou bien le résultat d’erreurs, voire de fautes, des entreprises et, éventuellement, du pays légal ? Et si oui, n’est-elle que cela ? Ne s’inscrit-elle pas dans un processus de long terme, au-delà d’un simple quinquennat présidentiel ou du mandat d’un dirigeant d’entreprise ? En fait, il existe plusieurs cas de figure, qu’il n’est pas inutile de citer, et qui peuvent parfois se combiner en un mélange infernal. Si l’on prend le cas de l’usine Saupiquet de Quimper, celle-ci est victime d’une délocalisation en partie spéculative (sans être, pour celle-ci, liée au système actionnarial proprement dit, contrairement à nombre de groupes transnationaux) et du système de la mondialisation libérale, libre-échangiste et de la profitabilité recherchée à tout prix (en particulier social), quelles qu’en soient les conséquences humaines et territoriales. Dans un monde où de grands groupes internationaux et mondialisés rachètent les marques sans regarder à leur nationalité ni s’intéresser aux conditions des travailleurs, ces derniers ne sont considérés que comme des variables d’ajustement : ainsi, le propriétaire de Saupiquet est le groupe italien Bolton Food depuis 2000, et celui-ci a déjà fermé nombre d’usines de la marque en France jusqu’à la dernière, Quimper… À chaque fois, l’argument était à peu près le même : les ventes diminuent en France, elles ne sont plus assez profitables et la main-d’œuvre est trop coûteuse (sic), et il faut préserver la compétitivité de l’entreprise. L’activité, elle, est délocalisée à l’étranger, dans des pays pas forcément consommateurs des produits sortant de l’usine, mais pour continuer à produire pour le pays victime de la délocalisation : dans le cas de Saupiquet, « une grosse partie de la ligne sardine sera installée dans une usine du groupe au Maroc, la ligne maquereau rejoindra une usine Bolton en Espagne », selon les déclarations du groupe Bolton lui-même, mais leurs productions seront toujours bien présentes dans les rayonnages des magasins français et… quimpérois !
La même chose s’est produite pour nombre d’autres marques emblématiques de l’histoire industrielle française, et il est rageant de constater que cette mauvaise affaire se reproduit encore et encore sans entraîner beaucoup de réactions ni du pays légal, ni des consommateurs eux-mêmes, vite oublieux des drames sociaux provoqués lors des fermetures d’usines parfois toutes proches… Une autre cause des fermetures d’usines actuelles doit être évoquée et dénoncée : la hausse des prix de l’énergie, devenus insupportables pour nombre d’entreprises ou de commerces, de la petite boulangerie de village à la grande unité de production de pneumatiques comme Michelin. En 2022, la guerre russo-ukrainienne avait logiquement entraîné une augmentation remarquable des prix du gaz et de l’électricité, et la rupture des pays européens avec la Russie (grand pays exportateur de gaz) avait évidemment renchéri ce souci inflationniste, au point d’entraîner la disparition de plusieurs milliers de boulangeries rurales incapables de faire face à ces surcoûts malvenus quelques mois après la crise sanitaire et les confinements. L’entreprise Duralex, par exemple, se retrouva ainsi dans une situation financière intenable et était appelée à disparaître cet été, jusqu’à ce que soit acceptée par le tribunal du commerce d’Orléans sa transformation en coopérative organisée et administrée par les salariés volontaires eux-mêmes (une Scop, société coopérative de production, ou société coopérative et participative), et qu’un vaste mouvement de solidarité française lui remette, par des achats nouveaux et nombreux, le pied à l’étrier. Mais l’État français est aussi coupable dans cette inflation énergétique, de par son refus ou son incapacité de sortir ou de renégocier les conditions du marché de gros européen de l’électricité, alors que ce mécanisme entraîne une surévaluation du prix de l’électricité en France (à cause de son indexation sur les prix du gaz…), surévaluation extrêmement handicapante pour les activités industrielles, commerciales mais aussi domestiques françaises. D’autant plus coupable que nombre d’entrepreneurs avertissent depuis plus d’un an que le coût trop élevé de l’énergie en France peut les pousser à cesser leurs activités dans notre pays ! En fait, l’État n’a rien voulu entendre ou comprendre, et c’est la France et ses travailleurs qui en payent le prix lourd maintenant.
Comme si cela ne suffisait pas, la République en rajoute encore une couche, à travers une politique fiscale désormais répulsive sans même être efficace, avec le risque supplémentaire de voir les impôts et les taxes rentrer moins facilement dans les caisses de l’État, ce qui peut, d’ailleurs, expliquer l’erreur de prévision de l’administration gouvernementale qui avait visiblement surévalué les recettes pour 2024, au point de hausser, après correction, le déficit public de la France à plus de 6% du produit intérieur brut de notre pays… Il n’est pas certain que taxer un peu plus les entreprises aujourd’hui soit le meilleur moyen de maintenir les investissements en France, au moment même ils sont les plus nécessaires pour éviter un décrochage économique qui menace, concrètement, le pays tout entier. Là encore, un peu de tact ne nuirait pas, ce qui n’empêche pas de rappeler aux patrons et aux actionnaires leurs devoirs sociaux pour « faire nation », ce qui, il faut bien l’admettre, n’est pas toujours évident parmi des élites trop souvent formatées à la « mondialisation libérale » et oublieuses de leur patrie…
Mais les taxer plus au moment où cela va mal n’est pas de bonne politique : en revanche, il serait très profitable de le faire, y compris un peu fortement et temporairement, au moment où les indicateurs industriels et économiques seront plus favorables, et il sera alors plus facile pour l’État de le faire accepter et, surtout, plus utile et rentable…
L’État a un rôle à jouer dans l’économie du pays qui ne doit pas être de vouloir tout régenter à l’intérieur, et les partenaires sociaux sont souvent les mieux placés pour s’organiser eux-mêmes, discuter des règles internes et des salaires (ce qui se fait déjà, d’ailleurs, dans les branches professionnelles que certains voient comme les reliquats ou, au contraire, les prémisses d’une organisation corporative…). Le rôle de l’État doit être d’arbitrer entre les grands acteurs sociaux, particulièrement au moment des crises et des conflits sociaux toujours possibles en société. Mais, surtout, il est de préserver ce qui doit l’être, c’est-à-dire les intérêts de la nation et de ses corps professionnels et sociaux : d’où la nécessité d’une véritable politique d’État sur le long terme, et non d’une politique des petits coups et des facilités qui, en fin de compte, appauvrit un peu plus l’État sans en crédibiliser l’action… Oui, l’État doit être préservateur, il doit être protecteur mais non de façon passive : il ne doit pas se désintéresser de l’économie, il doit être le garant des activités économiques nationales, y compris en élevant la voix sur la scène internationale et en intervenant pour soutenir ce qui doit l’être, ici et maintenant. Dans la mondialisation contemporaine, il ne doit pas être le spectateur d’une gouvernance souvent injuste et déséquilibrée au profit des seules féodalités économiques et financières, mais l’acteur des relations internationales et des équilibres nécessaires, toujours en pensant, d’abord, à la France qu’il incarne, sert et défend autant qu’il la promeut : voici là un nationalisme qui peut être ferme sans être fermé, car il ne s’agit pas de détruire ou d’interdire, mais de parler haut et fort sans forcément céder à l’esprit de querelle.
Malheureusement, et la difficulté actuelle de l’État français à faire accepter par la Commission européenne et nos partenaires le refus d’un traité Mercosur néfaste pour notre agriculture comme pour l’environnement (y compris des pays sud-américains eux-mêmes) le prouve à l’envi, la France et son État souffrent de l’incertitude politique renforcée par « l’entrée en VIe République » (qui ressemble furieusement à la Quatrième, avec les mêmes désordres permanents et l’impuissance d’un État dépassé par ses propres errements présidentiels, gouvernementaux et parlementaires, au risque de la chute permanente pour le gouvernement…). Il faudra bien finir par en tirer les conclusions institutionnelles qui s’imposent si l’on veut éviter que notre pays ne s’enfonce dans un marasme fatal…
https://www.actionfrancaise.net/2025/05/10/lirresponsable-indifference/