Conférence prononcée à l'école des cadres du GRECE ("Cercle Héraclite"), juin 1989
La post-modernité. On en parle beaucoup sans trop savoir ce que c'est. Le mot fascine et mobilise quantité de curiosités, tant dans notre microcosme “néo-droitiste/ gréciste” (le néologisme est d'Anne-Marie Duranton-Crabol) (1) que dans d'autres.
Le fait de nous être nommés “Nouvelle Droite” ou d'avoir accepté cette étiquette qu'on nous collait sur le dos, signale au moins une chose : le terme “nouveau” indique une volonté de rénovation, donc un rejet radical du vieux monde, des idéologies dominantes et, partant, des modes de gestion pratiques, économiques et juridiques qu'elles ont produits. Dans ces idéologies dominantes, nous avons répété et dénoncé les linéaments d'universalisme, la prétention à déployer une rationalité qui serait unique et exclusive, ses implications pratiques de facture jacobine et centralisatrice, les stratégies homogénéisantes de tous ordres, les ratés dus aux impossibilités physiques et psychologiques de construire pour l'éternité, pour les siècles des siècles, une cité rationnelle et mécanique, d'asseoir sans heurts et sans violence un droit individualiste, etc.
Les avatars récents de la philosophie universitaire, éloignés — à cause de leur jargon obscur au premier abord — des bricolages idéologiques usuels, du tam-tam médiatique et des équilibrismes politiciens, nous suggèrent précisément des stratégies de défense contre cette essence universaliste des idéologies dominantes, contre le monothéisme des valeurs qui caractérise l'Occident tant dans son illustration conservatrice et religieuse — la New Right fondamentaliste l'a montré aux États-Unis — que dans son illustration illuministe, rationaliste et laïque. L'erreur du mouvement néo-droitiste, dans son ensemble, c'est de ne pas s'être mis plus tôt à l'écoute de ces nouveaux discours, de ne pas en avoir vulgarisé le noyau profond et d'avoir ainsi, dans une certaine mesure, raté une bonne opportunité dans la bataille métapolitique.
“Konservative Revolution” et École de Francfort
Il nous faut confesser cette erreur tactique, sans pour autant sombrer dans l'amertume et le pessimisme et brûler ce que nous avons adoré. En effet, notre recours direct à Nietzsche — sans passer par les interprétations modernes de son œuvre — au monde allemand de la tradition romantique, aux philosophies et sociologies organicistes/vitalistes et à la Konservative Revolution du temps de Weimar, a fait vibrer une corde sensible : celle de l'intérêt pour l'histoire, la narration, l'esthétique, la nostalgie fructueuse des origines et des archétypes (ici, en l'occurrence, les origines immédiates d'une nouvelle tradition philosophique). L'effort n'a pas été vain : en se dégageant du carcan rationaliste/positiviste, l'espace linguistique francophone s'est enrichi d'apports germaniques — organicistes et vitalistes — considérables, tout comme, dans la sphère même des idéologies dominantes, il apprenait à maîtriser simultanément les textes de base de l'École de Francfort (Adorno, Horkheimer) et les démonstrations audacieuses de Habermas, parce qu'il a parfois fallu 40 ou 50 ans pour trouver des traductions françaises sur le marché du livre.
Explorer les univers de Wagner, de Jünger, de Thomas Mann, de Moeller van den Bruck, de Heidegger, de Carl Schmitt (2), a donné, à notre courant de pensée, des assises historiques solidissimes et, à terme, une maîtrise sans a priori des origines philosophiques de toutes les pensées identitaires, maîtrise que ne pourront jamais détenir ceux qui ont amorcé leurs démarches dans le cadre des universalismes/rationalismes occidentaux ou ceux qui restent paralysés par la crainte d'égratigner, d'une façon ou d'une autre, les vaches sacrées de ces universalismes/rationalismes. Une plus ou moins bonne maîtrise des origines, découlant de notre méthode archéologique, nous assure une position de force. Mais cette position est corollaire d'une faiblesse : celle de ne pas être plongé dans la systématique contemporaine, de ne pas être sur la même longueur d'onde que les pionniers de l'exploration philosophique, de ne pas être en même temps qu'eux à l'avant-garde des innovations conceptuelles. D'où notre flanc se prête assez facilement à la critique de nos adversaires qui disent, sans avoir tout à fait tort : “vous êtes des passéistes, germanolâtres de surcroît”.
Comment éviter cette critique et, surtout, comment dépasser les blocages, les facilités, les paresses qui suscitent ce type de critique ? Se référer à la tradition romantique, avec son recours aux identités, opérer une quête du Graal entre les arabesques de la Konservative Revolution (KR), sont des atouts majeurs autant qu'enrichissants dans notre démarche. Si enrichissants qu'on ne peut en faire l'économie. Les prémisses du romantisme/vitalisme philosophique (mis en exergue par Gusdorf) (3), les fulgurances littéraires de leur trajectoire, la carrière inépuisable qu'est la KR, avec son esthétisme et sa radicalité, s'avèrent indispensables — sans pour autant être suffisants — afin de marquer l'étape suivante dans le développement de notre vision du monde. Jettons maintenant un coup d'œil sur le fond-de-monde où s'opèrent ce glissement, cette rénovation du substrat philosophique romantique/vitaliste, cette rénovation de l'héritage de la KR. En Allemagne, matrice initiale de ce substrat, l'après-guerre a imposé un oubli obligatoire de tout romantisme/vitalisme et conforté une vénération officielle, quasiment imposée, de la tradition adverse, celle de l'Aufklärung, revue et corrigée par l'École de Francfort. Hors de cette tradition, toute pensée est désormais suspecte en Allemagne aujourd'hui.
Devant la mise au pas de la philosophie en RFA, la bouée de sauvetage est française
Mais le perpétuel rabâchage des idéologèmes francfortistes et des traditions hégéliennes, marxistes et freudiennes a conduit la pensée allemande à une impasse. On assiste depuis peu à un retour à Nietzsche, à Schopenhauer (notamment à l'occasion du 200ème anniversaire de sa naissance en 1988), aux divers vitalismes. Mais ce simple retour, malgré la bouffée d'air qu'il apporte, demeure intellectuellement insuffisant. Les défis contemporains exigent un aggiornamento, pas seulement un approfondissement. Mais, si tout aggiornamento d'un tel ordre postule une réinterprétation de l'œuvre de Nietzsche et une nouvelle exploration de “l'irrationalisme” prénietzschéen, il postule aussi et surtout un nouveau plongeon dans les eaux tumultueuses de la KR. Or un tel geste rencontrerait des interdits dans la RFA d'aujourd'hui. Les philosophes rénovateurs allemands, pour sortir de l'impasse et contourner ces interdits, ces Denkverbote francfortistes, font le détour par Paris. Ainsi, les animateurs des éditions Merve de Berlin, Gerd Bergfleth, à qui l'on doit de splendides exégèses de Bataille, Bernd Mattheus et Axel Matthes (4) sollicitent les critiques de Baudrillard, la démarche de Lyotard, les audaces de Virilio, le nietzschéisme particulier de Deleuze, etc. La bouée de sauvetage, dans l'océan soft du (post-)francfortisme, dans cette mer de bigoterie rationaliste/illuministe, est de fabrication française. Et l'on rencontre ici un curieux paradoxe : les Français, qui sont fatigués des platitudes néo-illuministes, recherchent des médicaments dans la vieille pharmacie fermée qu'est la KR ; les Allemands, qui ne peuvent plus respirer dans l'atmosphère poussiéreuse de l'Aufklärung revue et corrigée, trouvent leurs potions thérapeutiques dans les officines parisiennes d'avant-garde.
Dès lors, pourquoi ceux qui veulent rénover le débat en France, ne conjugueraient-ils pas Nietzsche, la KR, la “droite révolutionnaire” française (révélée par Sternhell, stigmatisée par Bernard-Henri Lévy dans L'idéologie française, Grasset, 1981), Péguy, l'héritage des non-conformistes des années 30 (5), Heidegger, leurs philosophes contemporains (Foucault, Deleuze, Guattari, Derrida, Baudrillard, Maffesoli, Virilio), pour en faire une synthèse révolutionnaire ?