Il est tentant de vouloir esquisser les traits saillants de la nouvelle donne macro-stratégique qui pourrait surgir du chaos, celle-ci s’apparentant très probablement à une forme de darwinisme socio-politique. En d’autres termes, une situation où ceux qui sauront s’adapter non seulement survivront mais seront en mesure, ensuite, de reconstruire. Or le développement ne pourra se faire que sur la base d’organisations sociales cohérentes garantissent à leurs membres une certaine protection. Les recherches récentes en la matière montrent que l’ordre social précède l’essor des forces économiques et commerciales ; il le rend possible : « l’innovation, le progrès technique ou l’investissement sont davantage à considérer comme des manifestations que comme des causes du développement. Les causes ultimes de la croissance sont bien plus à rechercher dans les ‘institutions’ ». Max Weber le signalait déjà en présentant la compétence militaire des citoyens comme fondement du développement occidental, c’est-à-dire la préséance de groupes organisés pour l’autodéfense comme une des conditions de la naissance du capitalisme en Occident. A cet égard, la volonté de se battre pour « ses foyers » (pro aris et facis) a représenté de tout temps une motivation puissante, un catalyseur de force conduisant les individus à se rassembler et à s’organiser. Cette cause première est aussi source de valeurs, de comportements et, par conséquent, de culture. On retrouve ainsi les deux composantes de ce que Thierry de Montbrial qualifie d’unité active : « une unité active est un groupe humain dont les membres individuels sont liés : 1. par un système stable de pratiques, de références et de croyances, autrement dit une Culture... ; 2. par une Organisation, effective sur l’ensemble du groupe, et tendue vers des buts à la fois à l’intérieur et à l’extérieur ».
Dans un tel effort d’imagination prospective, trois paramètres sont à prendre en considération : les élites, les structures sociales et la culture dynamisant le tout.
En période de grande transformation historique, les nouvelles élites sortent généralement de « nulle part ». Cela signifie évidemment qu’elles apparaissent, comme par miracle, un peu comme des dieux descendus de l’Olympe. Cela veut dire, en revanche, qu’elles n’appartiennent pas à l’establishment ancien et à sa clientèle, qu’elles ne sont pas issues du moule des anciennes institutions : grandes écoles civiles ou militaires, partis politiques, clubs de renom. Les élites nouvelles n’ont ainsi pas d’attache particulière avec l’ancien monde ; elles ne lui sont pas redevables et ne sont pas non plus prisonnières d’une image médiatique. Elles sont donc libres de leurs décisions et de leurs choix et, en tant que telles, en mesure de s’adapter. De la sorte, elles répondent aux conditions du darwinisme présidant à l’avènement du monde nouveau. Relevons à cet égard que cette description correspond presque point pour point au profil des hommes d’affaires qui, après le choc et pétrolier de 1973, ont entrepris à Wall Street la liquidation du système fordiste et jeté les bases du nouveau capitalisme financier.
En ce qui concerne les structures sociales, l’appréciation est plus difficile. Contrairement aux nouvelles élites, leur recomposition est moins prévisible et peut prendre des formes très diverses. Néanmoins, compte tenu de la question des effondrements complexes, on peut conjecturer que les nouvelles formes d’organisation sociale devraient être plus simples, plus résilientes et de plus petite envergure. Car la complexité, la fragilité, l’instabilité et l’imprévisibilité des sociétés actuelles ne leur permettent plus de maîtriser leur fonctionnement, leurs processus et leur financement avec un minimum d’autonomie. Leur degré d’interdépendance tend à les paralyser complètement. L’exemple militaire est à cet égard très parlant : les armées conventionnelles contemporaines soumises à un contrôle hiérarchique compliqué et à des procédures lourdes sont presque systématiquement tenues en échec par des formes d’organisation militaire, certes moins sophistiquées et de moindre taille, mais contrôlant l’entier de leurs processus, de leur financement à leur engagement. Citons ainsi à titre d’exemple, le cas de ce chef de guerre somalien investissant la rançon des bateaux qu’il a piratés pour créer sa propre force militaire de plusieurs centaines de combattants équipés d’armes lourdes, à savoir les trois piliers d’une organisation militaire autonome – un surplus financier permettant d’acheter des armes et d’entretenir des soldats.
La culture apte à dynamiser ces petites structures autonomes et résilientes ainsi que ces élites sorties de « nulle part » pourrait être celle du pirate et des zones autonomes temporaires (TAZ). Ces dernières décennies, avec le phénomène du hacker, des mouvements punk et open source ainsi que de la philosophie do it yourself, la figure du pirate s’est largement répandue au point de devenir emblématique des sociétés post-industrielles, d’une nouvelle forme d’aventure post-étatique « en dehors » des hiérarchies et des grands ensembles. Elle a pour corollaire l’idée de TAZ qui lui est en quelque sorte complémentaire. La TAZ est une sorte de « campement nomade » réel ou virtuel, prenant corps dans les interstices d’une organisation pyramidale ou travaillant dans la marge d’erreur d’un système donné : à l’instar du mouvement coopératif acadien permettant à cette communauté d’échapper à la tutelle des grandes entreprises anglaises et de survivre à la crise de 1929, ou encore à l’image des sociétés de francs-tireurs de la Guerre de 1870 suppléant à la défaite de l’armée régulière et poursuivant la lutte contre les Prussiens. C’est dans ce sens que l’on peut tenter d’esquisser cette culture du nomadisme articulée autour de la figure du pirate et de l’idée de TAZ. C’est de cette conception de la liberté (de contournement plutôt que de confrontation), d’un tel état d’esprit (le salut vient des marges), de telles attitudes (agir dans la marge d’erreur du système) et associations d’idées (créer la culture, laisser faire le travail) que pourrait naître l’élément dynamique de la nouvelle donne stratégique, c’est-à-dire une volonté de découvrir de « nouveaux territoires », d’agir par soi-même hors des appareils complexes et des modèles dominants.
Bourgeois et paysans-miliciens, mouvement coopératif ou francs-tireurs, dans chaque cas on retrouve un noyau dur, un groupe doté d’une cohésion supérieure avec sa culture et son organisation propres, une unité active capable de recréer un ordre social minimal... un peu selon le principe grec, une armée peut reconstituer la cité.
Bernard Wicht, Une nouvelle guerre de Trente Ans
http://www.oragesdacier.info/2014/06/une-armee-peut-reconstituer-la-cite.html