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L'humanité de la guerre et la révolution technologique

Au fil d'une bibliographie déjà riche d'une quinzaine d'ouvrages, Christopher Coker s'est imposé comme le théoricien de référence des questions militaires au Royaume-Uni. Ce professeur de la London School of Economics s'intéresse particulièrement à la "guerre post-humaine", c'est-à-dire au devenir de la guerre à l'heure où la révolution technologique bouleverse en profondeur les affaires militaires.

L'originalité de l'approche proposée par Christopher Coker tient principalement au fait que ses travaux se situent à la croisée de trois champs disciplinaires rarement réunis sous une même plume : la stratégie, l'éthique et la philosophie. Le tout, mis en perspective par une vaste culture historique, anthropologique et sociologique, donne un résultat détonnant, sans guère d'équivalent dans la littérature pourtant foisonnante relative aux questions militaires.

L'AVENIR DE LA GUERRE

L'une des problématiques qui traverse, par-delà leur diversité, l'ensemble des recherches de Christopher Coker est celle de la place de l'humain et in fine de l'humanité, dans les guerres à venir : à trop vouloir robotiser et automatiser le combat et le combattant, ne court-on pas le risque de déshumaniser la guerre et le guerrier ?

     Une question à entendre dans toute sa polysémie, car bien plus que le recul de la place de l'humain sur le champ de bataille, Coker questionne le risque d'une déshumanisation de la guerre au sens d'une perte de sa dignité, de son humanité, voire de son humanisme. Une question qui surprendra nombre de nos contemporains pour qui la guerre apparaît comme une pure et simple barbarie, autrement dit, l'exact contraire de ce qu'ils considèrent comme constitutif d'un sentiment d'humanité. Christopher Coker en est bien conscient qui, en exergue de son dernier opus, se plaît à citer la définition que donnait la guerre Gustave Flaubert dans son Dictionnaire des idées reçues : "Tonner contre".

ELOGE PARADOXAL DE LA GUERRE

C'est précisément à revenir, envers et contre les idées reçues, sur le caractère profondément humain et nécessaire de la guerre que Christopher Coker s'est attelé dans son dernier livre intitulé La Guerre peut-elle être éliminée ? Une question à laquelle il répond non seulement que non, mais surtout, ce qui est le plus original, qu'il n'y a pas nécessairement lieu de s'en inquiéter. 

     Contre ceux qui considèrent la guerre comme une anomalie ou une pathologie de l'humanité, Christopher Coker affirme au contraire qu'elle constitue un ferment essentiel de sa formation, de son évolution et au final de ses progrès. Contre les théoriciens de la fin de la guerre et de la paix perpétuelle, de Kant à Horgan (auteur en 2012 d'une Fin de la guerre), Christopher Coker oppose les analyses d'Aristote qui, il y a plus de 2000 ans déjà, avait montré que la paix n'est pas le contraire de la guerre mais sa finalité : on fait la guerre en vue de la paix, d'une paix meilleure que celle qui prévalait avant le déclenchement des hostilités. 

     Autrement dit, la guerre est une réalité, et la paix une idée, ou un idéal, qui lui sert d'aiguillon. On ne peut pas échanger la guerre contre la paix car la seconde est la résultante de la première et n'est tout simplement pas concevable sans elle.

LA GUERRE POST-HUMAINE

Il serait donc illusoire de vouloir mettre un terme à la guerre qui apparaît comme un élément consubstantiel à l'humanité, mais il serait tout autant regrettable d'en négliger les évolutions. Si les hommes se sont toujours fait la guerre et ne sont pas près de ne plus la faire, ils ne l'ont toujours pas faite et ne la feront toujours pas pour les mêmes raisons ni de la même manière. Or les évolutions récentes de la guerre, liées notamment à la révolution des affaires militaires que constitue l'intrusion croissante des nouvelles technologies sur le champ de bataille, sont selon Christopher Coker des plus inquiétantes.

     Dans une série d'ouvrages parus depuis le début des années 2000 qui culmine avec la publication de Warrior Geeks en 2013, il s'est ainsi penché sur les implications non seulement opérationnelles, mais surtout éthiques, du rôle croissant de la technique dans l'affrontement guerrier. Dressant un parallèle entre les guerriers grecs (Greek Warriors) de l'Antiquité et les guerriers numériques (Warrior Geeks) que l'on nous promet pour le futur, il montre que la mutation qui s'opère aboutit à l'effet inverse de celui recherché par ses promoteurs. En retirant l'homme du champ de bataille pour le remplacer par des robots, voire en modifiant artificiellement l'humanité des soldats par des manipulations bio-technologiques, on pense renforcer l'humanité de la guerre en la rendant plus économe en vies humaines ; c'est négliger le fait qu'on lui fait perdre en humanité puisqu'un robot est précisément le contraire d'un humain et ne saurait faire preuve d'humanité.

     En protégeant l'humanité en tant qu'espèce, on dégrade l'humanité en tant que vertu. Plus on met de technologie dans la guerre, plus elle perd en humanité et, au final, plus l'humanité y perd : telle est en somme la thèse défendue par Christopher Coker. Contre les scientifiques qui prétendent pouvoir programmer un robot militaire afin de le rendre plus humain qu'un soldat, en excluant notamment les réactions jugées mauvaises de haine ou de vengeance, Christopher Coker défend les valeurs guerrières de courage et d'honneur qui sont au fondement de l'éthique militaire depuis l'Iliade et qu'on inculquera jamais à une machine. Des réflexions qui peuvent être rapprochées de celles développées par le philosophe français Grégoire Chamayou dans sa récente, remarquée et controversée Théorie du drone (Editions La Fabrique, 2013).

LA GUERRE A L'EPOQUE DU RISQUE

Le développement de la guerre technologique n'est pas le fruit du hasard. Elle répond aussi à un changement fondamental de sa forme même. Une évolution mise en exergue par Christopher Coker dans La Guerre à l'époque du risque, un ouvrage paru en 2009 : il y met en lumière le changement de paradigme à l'oeuvre dans les affaires militaires depuis la fin de la guerre froide.

     A une époque de confrontation interétatique ouverte, où les stratèges pensaient en termes d'attaque, de défense et de rapport de force, a succédé une époque de risque diffus mais généralisé qui implique des postures stratégiques renouvelées, axées sur la prévention, la préemption et la surveillance. Jadis affrontement entre puissances ennemies, la guerre, explique Christopher Coker, est aujourd'hui devenue "une gestion de risques" (risk management). Une évolution bien résumée par l'ancien secrétaire à la Défense américain Donald Rumsfeld lorsqu'il expliquait que la stratégie consistait désormais en la capacité à gérer "l'inconnu, l'incertain, le jamais vu et l'inattendu".

     Avec l'avènement de l'ère du risque - une notion reprise au sociologue allemand Ulrich Beck -, les sociétés contemporaines ne sont plus, comme au temps de la guerre froide, soumises à une logique de peur (d'une attaque nucléaire, par exemple) mais d'anxiété. Si la peur relève de la réaction rationnelle à une menace réelle et identifiée, l'anxiété est un phénomène plus diffus, une inquiétude latente liée au sentiment que quelque chose de grave peut nous arriver à tout instant, sans pour autant être en mesure d'expliquer précisément quoi. Or, si l'on peut se prémunir contre la peur en prenant des mesures pour se protéger de sa cause, on ne peut en faire de même face à l'anxiété permanente dans laquelle nous vivons dans la mesure où ses causes ne sont pas clairement identifiées. Les stratèges s'en trouvent ainsi réduits à échafauder des scénarios catastrophes afin d'anticiper les réponses à y apporter. Un exercice qui ne fait que renforcer l'anxiété ambiante sans offrir de garanties d'efficacité concrète le cas échéant.

     Dans la tendance actuelle à justifier la guerre par des motifs humanitaires, on peut ainsi, avec Christopher Coker, voir une pernicieuse tentative de masquer la profonde déshumanisation à l'oeuvre dans la conduite des affaires militaires. Elle révèle surtout, plus profondément, l'absence d'ambition du monde occidental qui tend désormais à réagir plus qu'à agir, à gérer des crises, perçues comme des risques, plutôt qu'à défendre une cause, ce qui suppose d'accepter de prendre... des risques.

Thibaut Mardin pour Conflits n°2

http://www.oragesdacier.info/

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