Ce texte est un extrait de L'État universel, organisme et organisation par Ernst Jünger, éd. Gallimard, Les essais 1962, pp. 111-123
La rencontre véritable de l'organisme et de l'organisation a lieu entre la liberté et le règne, ce dernier ayant, avec ses prétentions, acquis une suprématie écrasante. Nier l'État, le dépeindre comme source de tout mal et comme falsification de l'humain, fut de tout temps l'opinion maîtresse des anarchistes.
Il est vrai que le concept d'anarchie exigerait une analyse, et aussi une révision approfondie, surtout en notre temps, où les nihilistes sont légion, tandis que le type pur de l'anarchiste est presque éteint. Cela aussi est l'un des signes avant-coureurs d'une étatisation avancée. Des poètes de la terre sans limites, tels qu'était Walt Witman, se dressent au sein de notre époque comme des blocs erratiques.
L'anarchiste, sous sa forme pure, est celui dont la mémoire remonte le plus loin, jusqu'à des ères préhistoriques, voire pré-mythiques – et qui croit que l'homme a rempli dans ces temps lointains sa vocation authentique. Il en perçoit encore la possibilité dans la nature humaine et en tire ses conclusions.
En ce sens, l'anarchiste est l'archi-conservateur, l'extrémiste qui cherche à saisir la bénédiction et la malédiction de la société dans leur racine même. Il se distingue du conservateur en ce que son effort s'attache à l'état d'homme en soi, mais non à une classe qui s'est greffée sur lui dans le temps ou l'espace. Le conservateur a la tradition : il « se maintient » en elle, ce qui rend son rôle douteux à une époque où tout est en mouvement.
Le conservateur a sa place dans un état élaboré et tente de le préserver : aussi s'entend-il bien, à l'ordinaire, avec l'État, surtout quand celui-ci a conservé des éléments patriarcaux. Le conservateur veut maintenir, arrêter l'organisation à un certain stade. Il le fait moins en considération du stade auquel l'État est parvenu qu'en vertu de son caractère, et surtout de sa placidité et de sa satiété intérieures. Tandis que l'esprit révolutionnaire hâte les événements, le conservateur les suit d'une démarche lente ; mais il finit toujours par les rattraper. S'il n'y parvient pas dans l'espace d'une génération, il y arrive dans ses petits-enfants ; les institutions nées de la fougue des grands-pères deviennent vénérables.
L'anarchiste ne connaît ni tradition ni cloisonnement. Il ne veut pas être requis ni asservi par l'État et ses organismes ; on ne peut l'imaginer, ni comme citoyen, ni même comme membre d'une nation. Les grandes institutions, Églises, monarchies, classes et états, lui sont étrangères et lui semblent détestables ; il n'est ni soldat, ni travailleur. S'il est logique avec lui-même, il faut qu'il rejette aussi et avant tout le Père.
La doctrine anarchique cherche ses allégories idéales dans la jeunesse de l'individu ; et c'est pourquoi les traits d'enfance frappent souvent chez ses principaux représentants. L'anarchiste sait fort bien ce qu'il ne veut pas, comme le dit déjà son nom. Toutefois, il quitte le domaine de sa force lorsqu'il doit incarner dans la pratique sa volonté. Il lui faut alors recourir à une pensée qui lui répugne fondamentalement. D'où la fâcheuse ressemblance des grandes utopies sociales avec la manière dont la vie, dans les ruches et les casernes, est réglée jusqu'en ses moindres détails. Les tentatives de les faire passer dans la réalité échouent donc dès leur débuts.
Les grands bouleversements sont aussitôt suivis d'un état de licence, d'un ébranlement qui affectent les fondations mêmes et fait que tout semble possible. C'est alors que se découvrent aussi les anarchistes, objets d'une vive attention, à qui s'attachent de grands espoirs. Leur passage en scène ne dure que peu de temps et finit mal pour eux. Un moment, la société, débarassée de ses liens, semble la proie offerte à une vaste conception. Mais il ne s'agit là que d'un bref interrègne, comme après la mort d'un roi, et la pensée organisatrice procède à des fixations nouvelles et plus strictes. « L'État est mort, vive l'État ! »
L'anarchiste n'entre pas seulement en conflit avec le conservateur muni d'un attirail politique incomparablement supérieur. Il se heurte aussi au révolutionnaire intelligent, qui reconnaît en l'État un instrument de puissance et triomphe nécessairement, tant du conservateur que de l'anarchiste. La proie est ainsi soustraite à l'homme, ou lui est dérobée en vertu d'une ruse très subtile, qui revient par exemple à ce que la socialisation s'avère équivalente à l'étatisation. Ces débats complexes se laissent suivre dans la Révolution française de 1789 et de 1830, et dans la Révolution russe de 1917 ; elles ont pour résultat commun l'élaboration toujours plus stricte de hiérarchies politiques. Événement d'une vaste portée, qui ne se joue pas seulement entre groupes et partis, mais dans le cœur de l'individu. C'est ici que s'entrechoquent l'idéalisme et le réalisme, l'homme en soi et l'homme historique, Rousseau et Saint-Just.
Le type de l'anarchiste a joué un rôle décisif dans la préparation des grands bouleversements ; ils seraient inconcevables sans son apport. Sa protestation contre l'État et les institutions vient du cœur, vient de la racine, renvoie à une image meilleure, plus juste, plus conforme à la nature. C'est le combat d'avant-postes, où se signalent des poètes pleins de force, des esprits qui se détournent, déçus, quand l'exécuteur politique entre dans l'action.
La grandeur de cet effort ne se trouve pas dans la sphère des formes figées ; elle réside dans le modèle inaccessible. On le transporte de l'aurore de l'humanité à son lointain avenir ; il ressemble au miroir pur où elle discerne ses taches, ses insuffisances. Tant qu'elle en est capable, elle garde encore le libre arbitre, comme marque authentique de sa dignité humaine.
L'ordre universel est déjà réalisé, dans son type aussi bien que dans son équipement. Il ne manque plus que sa reconnaissance, sa proclamation. Elle serait concevable sous la forme d'un acte spontané, dont les exemples ne manquent pas dans l'histoire, ou bien d'une mesure imposée par des faits contraignants. Il faudra toujours que la poésie, que les poètes lui tracent sa route. L'expansion généralisée qui mènerait des grands espaces à l'ordre global, des États mondiaux à l'État universel, ou, pour mieux dire, à l'Empire universel, est inséparable de la crainte que désormais la perfection ne se fige en formes définitives, aux dépens du libre arbitre. C'est pour cette raison surtout que la division du monde en deux ou trois parties a ses avocats. Mais les signes n'annoncent rien de pareil. Il est évident que la figure du Travailleur est plus forte encore que la plus ancienne et la dernière des grandes oppositions : celle de l'Est et de l'Ouest.
En accédant à sa grandeur finale, l'État n'acquiert pas seulement son extension maximum, mais, en même temps, une qualité nouvelle. Il cesse en elle d'être État, au sens historique du terme. Il s'approche ainsi des utopies des anarchistes, ou tout au moins leur possibilité n'est plus en contradiction avec la logique des faits. Les problèmes du pouvoir sont enfin réglés.
Si, dans le courant des révolutions, après un interrègne où tout semblait possible, l'homme en tant qu'être politique reprend si vite sa suzeraineté, ce n'est pas par hasard. Il ne se soumet pas seulement les utopistes de tout bord, mais aussi les gérants du plan.
Il faut en chercher la raison principale dans le fait que les États humains se sont développés d'une manière qui donne le primat à la sécurité. Au fur et à mesure qu'un peuple ou qu'un groupe de peuples se constitue en État, les dépenses consacrées à la sécurité augmentent. Les budgets le font assez voir. De ce point de vue aussi, de ce point de vue surtout, les États mondiaux font les efforts ultimes.
L'homme a toujours porté les armes, mais nous pouvons admettre qu'aux premiers temps de l'étatisation, ce que nous appelons aujourd'hui la sécurité militaire y a joué un rôle restreint, et peut-être nul. La division du travail avait d'autres causes et d'autres desseins.
Nous pouvons nous figurer l'origine des États comme une sorte de cristallisation, en vue de laquelle s'unissent les forces de sols et de tribus encore vierges. L'État, tel qu'il s'est constitué dans les vallées fécondes des fleuves, n'avait pas de modèle. Il était, sinon unique en son genre, du moins insulaire.
Les mesures de protection exigeant l'existence d'armées n'ont pu devenir indispensables que beaucoup plus tard. La Méditerranée orientale, avec les pays de ses rives et les régions limitrophes, est, comme la mère de bien des choses, celle aussi des guerres ; mais auparavant, bien avant qu'Abraham ne quittât son pays natal, elle doit avoir connu des civilisations sans troupes.
La grande importance attribuée par les États à la sécurité, et qui détermine leur forme et leur destin, relève des caractéristiques, sinon du genre humain en général, tout au moins de sa sous-espèce, le zôon politikon. Les linéaments ne s'en trouvent point dans la nature ; dans l'état des abeilles, ce sont, sans aucun doute, les facteurs économiques qui prédominent. La sécurité, dans les tribus peu évoluées, est souvent atteinte par la simple cohabitation, ou par la constitution de colonies.
La forme de l'État humain est modelée par le fait qu'il existe d'autres États. Elle est déterminée par le pluralisme. Ce n'a pas toujours été vrai, ni, espérons-le, ne le sera toujours. Quand l'État, sur terre, était une exception, quand il était insulaire ou unique, au sens que ce mot avait originellement, les armées étaient inutiles, voire inconcevables. Le même phénomène doit se reproduire là où l'État devient unique, mettant un point final à l'évolution. Alors, l'organisme humain pourrait, libéré du joug de l'organisation, apparaître sous une forme plus pure, comme une épiphanie de l'homme.
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