"Et le rêve et l'action. La totale puissance de l’homme, il me la faut. Je serai brisé ou je briserai " Le soldat qui écrit ces lignes, dans un hôpital de l'arrière, en cette année 1915, n’est encore qu’un inconnu. Il a combattu à Charleroi et en Champagne. Il a été blessé deux fois. Il ignore tout de son avenir et ne songe pas encore à devenir écrivain. Ni à "faire la liaison à ses risques et périls, entre la Cité et l'Esprit"
Victime d'une légende
Lorsqu'on prononce le nom de Drieu apparaît l'Image d'un homme hésitant un don Juan fatigué rongé par l'idée du suicide, un dandy et un dilettante. Ceux qui ne l'ont lu que superficiellement rabâchent tous les mêmes critiques : Drieu n'est pas un authentique romancier, il manque d'Imagination et n'est capable que de raconter sa propre histoire (1). En 1960, l'un des rares livres scolaires évoquant son œuvre se borne à cette misérable notice : "Pierre Drieu la Rochelle (1893-1945) aura été l'exemple de faillite intellectuelle, artistique et morale la plus remarquable de sa génération. " (Littérature française de Bédier-Hazard).
Et pourtant... Ceux qui l'ont connu, amis ou adversaires politiques, sont unanimes : Drieu était un être d'exception. Malraux détruit le mythe de l'homme faible, affirmant que Drieu "était un homme d'Une énergie peu commune, ferme, plein de décision et d'un courage exemplaire"(2) Julien Benda rend hommage à sa force morale. Berl également. Wllly de Spens voit en lui un créateur authentique qui "comme Gobineau gardera de génération en génération l'amitié d'une élite vigilante" Montherlant témoigne lui aussi : "Drieu... un des plus honnêtes et des plus dignes d'estime parmi les littérateurs français que j'ai connus." Quant à Robert Poulet, il le qualifie simplement de "seigneur".
Dix ans de purgatoire
Un silence assourdissant enveloppa l'œuvre de Drieu de 1945 à 1955 (troublé seulement par la publication, en 1952, d'une biographie signée par Pierre Andreu). Une première brèche est pratiquée avec la publication d'un numéro spécial de La Parisienne que dirige Jacques Laurent. En 1958, Pol Vandromme publie la deuxième étude consacrée à Drieu. Cinq ans plus tard, Jean Mabire consacre à son compatriote normand un essai : Drieu parmi nous. De nombreux articles paraissent dans plusieurs journaux et revues (Arts, Carrefour, France-Observateur, Défense de l'Occident, Rivarol, Ecrits de Paris). Les principaux romans de Drieu ( Le Feu follet, Gilles, L'Homme à Cheval) sont publiés dans Le livre de Poche. Le silence est brisé. Ceux qui souhaitaient tuer une seconde fois l'écrivain ont échoué. Aujourd'hui, on compte plus de trente bibliographies de Drieu, auxquelles s'ajoutent un nombre important de thèses universitaires. Sous la direction de Marc Hanrez, un Cahier de l'Herne lui a été consacré en 1982. Enfin, ultime consécration, Drieu a tait son entrée dans le Robert des grands écrivains de langue française (édition 2000 - neuf pages lui sont consacrées dans ce dictionnaire).
Blèche (roman de 1928) a été réédité en 2007. Bartillat publiait la même année le témoignage de Victoria Ocampo - qui fut la maîtresse de Drieu. Un inédit intitulé Notes pour un roman sur la sexualité vient d'être livré au public... Nul doute : l'œuvre vit. Drieu vit. Il suscite toujours intérêt et passion.
Ce "dilettante" a publié entre 1917 et 1944 une trentaine d'ouvrages - auxquels s'ajoutent dix romans, recueils de nouvelles ou d'articles édités après sa mort. Il laisse plus de 600 articles éparpillés de la N.R.F. à Révolution nationale, de L'Europe nouvelle à La Nación. Il est impératif de redécouvrir cet homme d'action et de réflexion, Européen exemplaire, artiste et visionnaire…
De l'enfance à la vingtième année
Pierre Drieu la Rochelle est né à Paris le 3 janvier 1893. Sa famille, originaire de Normandie, de Bretagne et d'Ile-de-France, appartient à la petite bourgeoisie républicaine et patriote. Son père était avocat son grand père maternel architecte. Adultère et tracas financiers minent le quotidien. Mais l'enfant est protégé par une admirable grand-mère (premières années racontées dans État civil publié en 1921).
À neuf ans, Drieu entre au collège Sainte-Marie de Monceau. À quatorze ans, il perd la foi en découvrant le Zarathoustra de Nietzsche. Adolescent, Drieu séjourne quelques temps à Shrewsbury (Angleterre). Il y est accueilli par la famille d'un pasteur protestant dépeinte, quarante ans plus tard, dans la première partie d'un roman inachevé : Mémoires de Dirk Raspe. Vive anglomanie, que l'écrivain professera durant toute son existence. Ces années sont aussi celles des grandes découvertes littéraires : Amiel, Barrès, Péguy; Kipling, Dostoïevski, Whitman.
À dix-huit ans, il entre à l'École dés science politiques et se lie d'amitié avec Raymond Lefebvre, futur dirigeant marxiste, mort en 1920. Ayant échoué au concours de sortie, il résilie son sursis et est affecté, en novembre 1913, au 5e Régiment d'Infanterie Drieu est rapidement déçu par la médiocrité de la vie de caserne. Il fuit l'ennui en suivant les conférences de Bergson et en assistant aux représentations parisiennes des Ballet russes.
La Grande Guerre et les "années folles"
Mais à l'aube du 3 août 1914 éclate le premier conflit mondial. 23 août : bataille de Charleroi. L'armée française, bousculée bat en retraite. Drieu est blessé à la tête par un éclat d'obus. Avant de sombrer dans l’inconscience, il aura la révélation du guerrier qui sommeillait en lui : « tout d'un coup, je me connaissais, je connaissais ma vie. C'était donc moi, ce fort, ce libre, ce héros. J'étais un chef. » (La Comédie de Charleroi)
En octobre 1914, Il retourne au front. Le 18 du même mois, il est nommé sergent. Treize jours plus tard, il sera blessé au bras et évacué vers Toulouse. Il y entreprend la composition des poèmes d’Interrogation (publiés en 1917). En mal 1915, il passe au 176e R.I. et s'embarque pour l'Orient (cf. la nouvelle Le Voyage des Dardanelles in La Comédie de Charleroi). Dysenterie. Rapatriement. Hôpital militaire de Toulouse Lecture des Cinq grandes odes de Claudel. En février 1915. Il combat devant Douaumont et est blessé une troisième fois. La guerre symbolisée par "ce couple divin, le courage et la peur" allait le marquer à jamais. Vers le milieu de cette même année, Il se lie d'amitié avec Aragon auquel il dédiera neuf ans plus tard son premier véritable roman L'Homme couvert de femmes. Octobre 1917 : Il épouse Colette Jéramec sœur de son ami André tué à Charleroi ( divorcera en 1921). Le mois suivant, sur sa demande, Drieu est reconnu "service armé".
Promu adjudant le 19 septembre 1918, il termine la guerre sur le front de Lorraine, interprète auprès de l'état-major d'une division américaine.
1919 : il rencontre à Bruxelles Aldous Huxley (futur auteur de Contrepoint et du Meilleur des mondes). Cette relation ne cessera de se développer. Il collabore à Littérature, aux Écrits nouveaux, aux premiers numéros de paix du Crapouillot et termine un deuxième recueil de poésies : Fond de Cantine.
1922 : publication chez Grasset de Mesure de la France, livre annonçant la disparition de sa patrie en tant que grande puissance : "Nous n'avons pas couché seuls avec la victoire ! Sans nos alliés, nous aurions été défaits." Mesure de la France est aussi une mise en garde contre la dénatalité française. L'avenir appartient aux nations fortement peuplées. La France ne peut espérer jouer un rôle mondial que si elle accepte de s’intégrer à un vaste réseau d'alliances, à une fédération européenne. Au début de 1923, il rencontre Jacques Rigaut, qui lui inspirera La Valise vide (nouvelle centrale de Plainte contre Inconnu) et Le Feu follet (roman qui raconte les derniers jours de la vie d'un drogué et qui sera porté à l'écran par Louis Malle en 1963). Juin 1925 : mort de sa mère. Elle servira de modèle au personnage d'Agnès Ligneul dans Rêveuse bourgeoisie - saga familiale publiée en 1937. Rupture avec Aragon et le groupe des surréalistes.
La Grande Guerre et les "années folles"
1927 est une date importante. Drieu publie Le Jeune Européen et La Suite dans les idées. Avec Berl, il entreprend la rédaction de cahiers politiques et littéraires : Les Derniers Jours. La même année, il fait la connaissance de Malraux et, en septembre, épouse Alexandra Slenclewicz (dont il se séparera en 1931).
Un an plus tard, Il fait paraître Blèche et Genève ou Moscou. Retenons un court passage de ce dernier titre « Entre Calais et Nice, j'étouffe, je voudrais m'allonger jusqu'à l'Oural. Mon cœur, nourri de Goethe et de Dostoïevski, filoute les douanes, trahit les drapeaux, se trompe de timbre-poste dans ses lettres d'amour. Je veux être grand et achever le monument européen pour la plus grande gloire du monde. Nous sommes 360 millions. »
Drieu voyage en Grèce et y puise l’inspiration d'un nouveau roman : Une Femme à sa fenêtre. Boutros, principal personnage masculin, est un militant communiste peu soucieux d’idéologie. Vitaliste et pur, il rêve de "se donner à ce qu’il y a de plus fort dans le monde " 1929 : Drieu rencontre l’Argentine Victoria Ocampo, qui allait bientôt diriger la revue Sur En mal 1931, Louis Jouvet crée L'Eau fraîche, comédie dans laquelle Drieu analyse les rapports de l'amour, du mariage et de l'argent. 1931, c'est aussi l'année de L'Europe contre les patries, catéchisme tiré de Mesure de la France et de Genève ou Moscou. Drieu y prophétise le triomphe de l'Europe sur les nations qui la déchirent. 1932 est marqué par sa rencontre à Buenos Aires avec Jorge Luis Borges. C'est l’année de la rédaction de Drôle de voyage, odyssée sentimentale d'un coureur de dot : "Se jeter dans le piège étroit d'une femme ou fuir, fuir toujours..."
Au début de 1933, Il fait la connaissance d'Ortega y Gasset et écrit Le Chef pièce qui sera jouée par les Pitoëff.
Fasciste !
Drieu, jusqu'alors, n'avait été que Le témoin Lucide de son temps. Sa vie devait basculer un soir de février 1934, lorsque, parmi les morts et les blessés de la place de la Concorde, IL se proclama fasciste. Fasciste face à un régime corrompu, protecteur d'escrocs apatrides et de policiers assassins. Fasciste "afin d'enrayer la décadence. » Il devait alors nourrir un fol espoir : rassembler en une seule cohorte les révolutionnaires de gauche et de droite (cf. ses articles de La Lutte des jeunes).
Novembre 1934 : publication du Journal d'un Homme trompé et de Socialisme fasciste. Début 1935, Drieu fait la connaissance de Christiane Renault, épouse du constructeur automobile. Début d'une liaison qui durera neuf ans. Durant Les premiers jours de septembre, il rencontre à Berlin Ernst von Salomon. Il assiste, à Nuremberg, au congrès du parti national-socialiste. Puis, du 20 au 26, il se rend à Moscou. Fascination des totalitarismes. Mépris des systèmes plouto-démocratlques. Volonté farouche de voir dans le stalinisme un "demi-fascisme" et dans Le fascisme un "demi-socialisme" En juin 1936, il publie une fable exotique et charmante : Beloukia. Juin 1936, c'est aussi le triomphe du Front populaire et la date de fondation du Parti populaire français par Jacques Doriot. Drieu adhère au nouveau mouvement et collabore à son organe de presse (auquel il donnera plus d'une centaine d'articles entre juillet 1936 et décembre 1938). Cette activité militante ne L'empêche pas de travailler d'arrache-pied au roman qu'il considère déjà comme l’œuvre de sa vie Gilles. 1937 volt la parution de Rêveuse bourgeoisie, ainsi que celle d'un recueil d'articles politiques : Avec Doriot Mais le militantisme de Drieu s'essouffle progressivement. Cet esprit libre est tout à l'opposé d'un homme de parti. 1938 est l'année de Munich. 1939 celle de la déchirure. Amer et déçu, Drieu quitte le PPF. Début décembre, il reçoit le premier exemplaire de Gilles, mutilé par la censure. Dans son Journal, il note fièrement : « Toute ma génération s'y retrouvera, degré ou de force. »
La Seconde Guerre mondiale
Le 10 mal 1940, les forces du Reich attaquent à l'Ouest. La guerre est courte et brutale. La France est écrasée. À Paris, le drapeau rouge à croix gammée flotte sur l'Assemblée nationale. Bellicistes et agioteurs sont en fuite. À Bordeaux, la Chambre issue du Front populaire confie le pouvoir au maréchal Pétain. Drieu prend, fin 1940, la direction de la N.R.F., se cantonnant à une activité journalistique et littéraire. En 1941, Il obtient des autorités d'occupation la libération de Jean Paulhan, arrêté pour faits de résistance. Cette intervention sauvera Paulhan de la déportation. Drieu publie Ne plus attendre (Grasset), Notes pour comprendre le siècle et réédite en un seul volume ses écrits de jeunesse. Vers le milieu de l'automne, il semble évoluer vers le stalinisme. Il exprime sa crainte de voir l'hitlérisme devenir de plus en plus nationaliste et de moins en moins socialiste. Il ira jusqu'à confier à un ami : "Je préfère une Europe russe et communiste à une Europe anglaise." En février 1942, à Lyon, la Compagnie des Quatre Saisons Provinciales joue sa dernière pièce, Charlotte Corday (dont le texte sera publié en 1944). En novembre, Drieu retourne au PPF. Le conflit mondial s'éternise les Anglo-Américains envahissent le Maroc, l'Algérie, la Tunisie. L'Axe riposte en occupant la zone libre. L'armée d'armistice est dissoute.
L'année suivante, Drieu publie Chronique politique et L'Homme à cheval, roman dont l'action se situe dans une Bolivie de rêve (Que nous importe une patrie si elle n'est promesse d'Empire ?) Le 8 mai 1943 paraît son premier article dans Révolution Nationale. Nombreuses lectures sacrées Upanishads, Tao, Sophar. Il travaille à un essai sur la doctrine religieuse de Baudelaire.
De janvier à avril 1944, Drieu complète un volume de nouvelles qui ne sera édité qu'après sa mort : Histoires déplaisantes. En mal, il corrige les épreuves du Français d'Europe. Et il termine Les Chiens de paille, roman de la guerre civile. Le 12 août, il tente de se suicider. Gabrielle, sa gouvernante, le sauvera in extremis. Entre cette date et son suicide réussi (15 mars 1945), Drieu travaille aux Mémoires de Dirk Raspe et achève Récit secret édité en 1951. Dans cet ultime volume, Drieu réaffirme fièrement son credo socialiste et son amour de L'Europe : "Je ne suis pas un patriote ordinaire, un nationaliste fermé. Je ne suis pas qu'un Français, je suis un Européen. J'ai examiné tour à tour toutes les solutions possibles pour en venir à l'Europe. J'ai toujours parlé librement aux Allemands, durement. Je leur ai expliqué qu'ils ne comprenaient rien à la révolution socialiste européenne qui aurait pu justifier et transfigurer leurs agressions et leurs conquêtes. Je voulais que, sous l'occupation et sous la pression de la guerre, le peuple de France affirmât sa vitalité et sa personnalité par une révolution socialiste immédiate(…) Pour moi, le fascisme, c'était le socialisme, la seule chance du socialisme réformiste. Je voulais que la collaboration fût une résistance, mais une résistance sociale." fascisme et antifascisme appartiennent désormais à l'Histoire. Mais Les deux véritables passions de Drieu, l'unité de l'Europe et la justice sociale, demeurent actuelles. Elles Inspirent une nouvelle résistance dont nous nous voulons le fer de lance. Drieu est enterré au cimetière de Neullly.
Notes :
1) Dans un texte magistral publié en 2003 aux Presses universitaires Blaise Pascal (Clermont-Ferrand), le professeur Jacques Lecarme, auteur de Drieu la Rochelle ou le bal des maudits (PUF, 2001), écrit : "Les critiques s'accordent aujourd'hui pour estimer que Drieu n'est pas un grand romancier, parce qu'il se serait montré incapable de créer une autre histoire, une autre vie. Ils se trompent, avec la seule excuse que Drieu lui-même, autodépréciateur acharné, les a induits en erreur. Sauf dans Gilles, où transparait la vie même, violente et meurtrie, du romancier (mais où la fiction l'emporte cependant), Drieu n'a jamais écrit de roman autobiographique, comme on le dit trop vite, mais des romans où il parvenait à la figuration mythique de sa personne fictionnallisée, selon un processus qu'on retrouve dans les grands romans de son ami Malraux. Drieu, poète avant tout, est un romancier de vocation, qu'ont inspiré les autres plus que lui-même, qu'il s'agisse d'Aragon, de Jacques Rigaut, de Louis Renault, d'André Malraux, de Pancho Villa, de Jacques Doriot, de Vincent Van Gogh. Comme tous les écrivains de sa culture, il répugne à l'autobiographie et n'y pense guère".
2) Frédéric Graver, Six entretiens avec André Malraux sur des écrivains de son temps (Gallimard 1978).
Daniel Leskens Réfléchir&Agir N°31 HIVER 2009