« Le sionisme, écrivait donc Lawrence dans le document précité, ne constitue pas un GOUVERNEMENT. Il n'est d'ailleurs pas anglais. Par conséquent, son action ne viole pas les termes de l'accord Sykes-Picot. Et puis les sionistes sont des Sémites et des Palestiniens (?) et le gouvernement de Feyçal n'en est pas effrayé, puisque les Arabes sont en mesure de leur couper la gorge quand ils voudront. » Admirons la casuistique !
Les sionistes, ajoutait Lawrence, financeront tout le Moyen-Orient et j'espère la Syrie (alors sous mandat français) comme toute la Mésopotamie. Il est vrai, ajoutait-il, que les « Grands Juifs » ne tiennent guère à mettre beaucoup d'argent en Palestine, l'attrait qu'exerce sur eux ce pays étant purement sentimental. D'ailleurs, « ils exigent un intérêt de 6 % ». Les affaires sont les affaires ! Voilà qui cadre à merveille avec la définition classique « Un sioniste est un Juif qui en envoie un second en Palestine avec l'argent d'un troisième. »
Pour Knightley et Simpson, « tel était bel est bien le plan de Lawrence. C'est la raison pour laquelle il se déclarait tout disposé à soutenir une entente entre sionistes et Arabes. Plan audacieux et cynique puisque ceux-ci devaient fournir les terres, la haute finance de l'internationale juive, les capitaux, à 6% d'intérêt ! Il est intéressant de se demander ce qui se serait passé si ce plan avait réussi. L'expulsion de Feyçal, chassé de Damas par les Français en juillet 1920, avait été pour Lawrence une terrible humiliation. Il ne s'en remit jamais. »
En fait, le plan de Lawrence était celui des dirigeants britanniques de l'époque Lloyd George, lord Balfour lord Milner sir Percy Cykes, le futur maréchal sud-africain Smuts et enfin Hogarth, qui dirigeait de main de maître l'Intelligence Service au Caire.
Selon le Sunday Times, dès 1922 « Lawrence en était arrivé à détester ouvertement les Arabes. Il leur reprochait leurs violentes querelles intestines.. Les Bédouins du désert, aux côtés de qui il avait combattu, s'étaient transformés, à ses yeux, en de vulgaires "Egyptiens", ce qui, pour lui, était le dernier terme de mépris ».
Mais il était également plein d'amertume parce que les promesses faites aux Arabes lors de leur révolte contre les Turcs n'avaient pas été tenues. Dans une lettre privée adressée à Churchill, il expliquait qu'il refusait les décorations offertes par le roi George V sous prétexte « qu'il ne serait pas convenable pour lui de tes accepter tant que les promesses faites durant la guerre n'auraient pas été honorées ».
Le rêve du "Dominion brun"
Selon Knightley les recherches faites dans les archives à Londres et en Israël montraient Lawrence sous un aspect encore plus cynique. En réalité, il se souciait aussi peu de la liberté des Arabes que de l'existence d'un Foyer juif en Palestine. Ce qu'il avait toujours voulu, c'était créer un « Dominion brun » au sein de l'Empire britannique, composé en majeure partie d'Arabes, mais financé par les juifs et surtout contrôlé par l'Angleterre.
Tout cela contredit évidemment l'image du "héros" mais confirme ce que lord Samuel raconte dans ses Mémoires. Rencontrant Lawrence chez Bernard Shaw, il lui demandais pourquoi l'on disait de lui qu'il était antisioniste. Il me répondit que c'était une absurdité car il était l'auteur de la formule « l'Arabie aux Arabes, la Judée aux Juifs, l'Arménie aux Arméniens » et n'approuvait pas les prétentions arabes.
Au demeurant, dans une lettre adressée au Times le 22 juillet 1920, Lawrence ne faisait aucun secret de ses projets. Il exposait son plan de « Dominion brun », « seule alternative à la conquête de ces territoires que l'Angleterre est incapable d'entreprendre et dont, d'ailleurs, les Anglais ne veulent pas. » Et, dans le n° de septembre 1920 de la revue Round Table, il développait à nouveau son plan « L'Empire britannique exerce une telle attraction que l’Égypte, la Perse, la Mésopotamie, si elles étaient assurées du statut de dominion et de l'autonomie interne, seraient ravies de l'accepter Il ne nous en coûterait alors pas plus en hommes et en argent que pour l'Australie et le Canada. »
Le 18 novembre 1922 Lawrence écrivait encore que, depuis 1919 de puissants éléments au sein du gouvernement britannique cherchaient à éluder les engagements souscrits en temps de guerre envers les Arabes. Mais, en mars 1921, Churchill intervint en prenant en main les affaires du Moyen-Orient. « L'Angleterre sort de l'affaire arabe les mains nettes. Certains Arabes ne partageaient pas cette opinion. Je leur ai montré les cicatrices de mes blessures, plus de soixante (?) reçues au service de la cause arabe, comme preuve de ma sincérité. »
L’aveu de l’abus de confiance
Cette sincérité est pourtant mise à caution par les propres aveux subséquents de Lawrence. Dans la première édition des « Sept Piliers de la sagesse », il place dans l'introduction cette phrase révélatrice « Le Cabinet avait soulevé les Arabes en les déterminant à combattre pour nous par des promesses formelles de leur accorder l'indépendance après la guerre. Les Arabes, qui me considéraient comme un agent du gouvernement britannique, me demandèrent une confirmation. Je dus donc "entrer dans la conspiration" ("So I had to join the conspiracy") et donner ma parole pour autant qu'elle valait ! que la récompense promise serait accordée et le marché tenu. R était manifeste pourtant, dès le début, que, si nous gagnions la guerre, ces promesses resteraient lettre morte. Je risquai le mensonge ("I risked the fraud"), car j'étais convaincu que l'aide arabe nous était nécessaire pour remporter une victoire rapide et à bon marché en Orient et qu'après tout, mieux valait gagner la guerre (en violant notre parole) que de la perdre. » Il est vrai que Lawrence supprima prudemment ce passage dans les éditions subséquentes.
Et il ajoutait : « Le limogeage de Sir Henry Mac Mahon me confirma dans ma conviction de l'insincérité intrinsèque de la politique anglaise. Mais je ne pouvais m'en expliquer avec le général Wingate tant que la guerre durait puisque j'étais nominalement sous ses ordres et qu'il ne semblait pas comprendre la fausseté de la situation. » (Wingate, quoique non juif, était devenu si fanatiquement prosioniste qu'en 1945 il en arriva à lier partie avec l’Irgoun !)
« La seule chose qui me restait donc à faire, concluait Lawrence, c'était de refuser les honneurs et les récompenses que l'on voulait m'octroyer pour avoir réussi dans mon abus de confiance ("for being a successful trickster"). C'est pour éviter cette déplaisante éventualité que je commençai, dans mes rapports, à dissimuler la véritable histoire des événements et que je me mis à persuader les quelques Arabes qui, eux, savaient la vérité qu'il valait mieux garder la bouche close et observer la même réticence que moi. »
Ainsi Lawrence a avoué lui-même avoir trompé son monde. Il en était si conscient et honteux qu'il a expliqué, dans une lettre confidentielle, qu'il avait refusé de tirer profit de la vente des « Sept Piliers de la sagesse ». « Ce fut une partie de mon expiation pour le crime d'avoir trompé les Arabes que j'acceptais de continuer à perdre de l'argent à propos de ma participation à l'aventure arabe. » Remords tardifs.
L'Angleterre n'avait jamais accepté de bonne grâce la présence de la France au Liban et en Syrie qui contrariait les plans de Lawrence et de ses émules. En 1941, elle crut tenir sa revanche. La campagne de Syrie donna au gouvernement britannique une chance inespérée. Après avoir (vainement) cherché un succès de prestige à Dakar (il s'agissait aussi de mettre la main sur l'or français et polonais mis à l'abri au Sénégal), De Gaulle, humilié par son échec, avait cru facile de remporter une victoire sur des Français au mépris de sa promesse de ne jamais faire prendre les armes à ses hommes contre leurs compatriotes. Il ne devait pas tarder à constater qu'il avait travaillé… pour le roi d'Angleterre.
L'armistice de Saint-Jean-d'Acre auquel avait dû consentir l'infortuné général Dentz - un Alsacien patriote, ignoblement calomnié, et que De Gaulle laissa mourir les fers aux pieds dans un cachot glacial - permit aux Anglais de faire défiler triomphalement leurs troupes, après vingt et un ans, dans Beyrouth ! Churchill et ses acolytes - Lyttelton et le général Spears, israélite lui-même s'il faut en croire Paul Cambon avaient proprement "roulé" De Gaulle. Spears, qui avait un temps servi comme "gouverneur" de Jérusalem, avait autour de lui toute une équipe héritière des traditions antifrançaises de Lawrence (le colonel Stirling, les frères Marsack, Glubb Pacha, le grand conseiller de l'émir Abdullah) Ils s'évertuèrent dans mille intrigues pour évincer la France du Levant en exploitant le spectacle démoralisant qu'avait donné la guerre fratricide déclenchée par des Français (libres).
Dès 1916, Lawrence appuyait l'action du chérif de La Mecque car, disait-il, « la révolte contre les Turcs peut nous être bénéfique et correspond à nos buts immédiats la rupture du bloc islamique, la défaite et la destruction de l'Empire ottoman ». « Les États successeurs de cet Empire ne nous gêneront guère, pas plus que ne le faisait la Turquie avant de devenir l'instrument de la politique allemande », ajoutait-il.
Ces prévisions se sont révélées fausses. En détruisant l'Empire austro-hongrois, on créa plus de problèmes que l'on n'en résolut et on jeta le germe de la Seconde Guerre mondiale. Les Turcs, avec quelques centaines de gendarmes, quelques dizaines de Kaimakans, faisaient régner l'ordre à leur manière tantôt en utilisant la cravache ou la potence, tantôt en distribuant quelques sacs d'or jusqu'aux confins du Hedjaz et du golfe Persique. En suscitant tour à tour les ambitions arabes et celles d'Israël, qui, fatalement, devaient un jour se contrecarrer, la politique anglaise n'a fait que soulever de sanglantes rivalités et déchaîner une furieuse tempête.
Lawrence était doué d'un sens aigu de la publicité, servie par le "battage" fait autour de lui par son premier biographe, l'Américain L. Thomas qui magnifiait à l'excès ses exploits. En réalité, ceux-ci, sur le plan militaire, comme l'a montré Richard Aldington, se réduisirent à assez peu de chose quelques raids d'irréguliers arabes, des "rezzous" sans grande importance, qui permirent, il est vrai, de couper la voie du chemin de fer du Hedjaz qu'on n'a jamais pu rétablir. Mais les récits romancés de la prétendue épopée des cavaliers et des chameliers du désert témoignent surtout de la grande imagination de Lawrence.
Les officiers français de la mission du Hedjaz (le colonel de Brémond d'Ars, le capitaine Pisani) et le colonel de Piépape, qui fut, en 1918, le premier gouverneur de Beyrouth, savaient à quoi s'en tenir sur le compte du "héros".
Gérard LACOSTE. Écrits de Paris N° 732 juin 2010