III. Le président de la Ve République – La pensée gaullienne
Avec ses fidèles, de Gaulle crée, en 1947, le Rassemblement du Peuple Français (RPF), mouvement qui aura au début un bon nombre d’élus à l’Assemblée mais qui déclinera ensuite jusqu’à sa dissolution en 1953. Au cours de ces années, le Général se méfie en particulier de l’influence du PCF, des communistes et de leurs leaders, dont il dit régulièrement qu’ils sont au service de l’URSS, qu’ils ont un projet de domination de l’Europe et que leur but, inavoué et inavouable, est de soumettre le pays à une domination étrangère. En 1951, de Gaulle rejette le caractère supranational de la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) et désapprouve au non de la souveraineté nationale le projet d’une Communauté européenne de défense (CED). Il se rallie en revanche à l’idée de l’intégration européenne et approuve l’entrée de la France dans la Communauté économique européenne (CEE) à la suite de la signature du traité de Rome en 1957. Homme de lettres, depuis sa jeunesse, il met à profit la « traversée du désert », pour rédiger les trois tomes de ses Mémoires qu’il publie en 1954, 1956 et 1959.
De Gaulle, un président de la République d’exception
Au début de 1958, les évènements d’Algérie se précipitent. L’inquiétude et la colère s’emparent des Français d’Algérie et des chefs d’état-major de l’armée car des rumeurs circulent sur des négociations entre le gouvernement et les indépendantistes du FLN. Le 13 mai, une grande manifestation est prévue à Alger. Pour calmer la foule, le général Massu, un gaulliste de toujours, préside un comité de salut public et demande qu’en France soit constitué un gouvernement de salut public présidé par le général de Gaulle. Le 15, le général Salan harangue la foule et s’écrie « Vive de Gaulle ! » Le 16 mai, à Paris, au Palais Bourbon, le leader socialiste Guy Mollet se rallie à la solution de Gaulle. Après avoir été reçu, le 29 mai, par le président de la République, René Coty, qui lui confie la mission de constituer un gouvernement, le Général se présente devant l’Assemblée nationale, le 1er juin, pour recevoir l’investiture de président du Conseil et obtenir des pouvoirs étendus en vue de préparer de nouvelles institutions (329 voix pour 224 voix contre).
Le 7 juin 1958, de Gaulle effectue un voyage en Algérie où il prononce les mots malheureux : « je vous ai compris ». Il donne à tort l’impression de s’engager en faveur de l’Algérie française et de l’assimilation. Les Français d’Algérie et beaucoup d’officiers supérieurs ne lui pardonneront jamais d’avoir cultivé ainsi le malentendu. En fait, de Gaulle a compris que la France n’a plus l’énergie nécessaire pour un destin impérial. Il anticipe le danger d’une invasion de la métropole par des populations africaines nombreuses, à la religion islamique conquérante. Il sait aussi que le monde a changé et que la France et l’Europe doivent établir avec les peuples des anciennes colonies des rapports nouveaux fondés sur l’interdépendance et le respect des différences.
Dès le 24 août 1958, de Gaulle engage à Brazzaville le processus de décolonisation de l’Afrique noire en suggérant qu’une Communauté d’États autonomes franco-africains succède à l’empire colonial. Cette « Union française » sera le creuset de l’indépendance des États de l’Afrique noire francophone deux ans plus tard. Quatorze États africains francophones accèdent ainsi à l’indépendance. Le 16 septembre 1959, constitue un tournant dans la politique algérienne. Lors d’une allocution de Gaulle propose « le droit des Algériens à l’autodétermination ». Le 8 janvier 1961, les Français approuvent par référendum le principe de l’autodétermination, de l’indépendance de l’Algérie. En réponse, les Français d’Algérie s’insurgent ; à Alger c’est la semaine des barricades (24 janvier – 2 février). Mais le 8 avril 1962, 90 % des Français approuvent par référendum les accords d’Évian prévoyant l’indépendance de l’Algérie. Le 22 avril 1961, une tentative de putsch militaire éclate à Alger ; elle échoue au bout de quatre jours, l’armée demeurant majoritairement fidèle à de Gaulle. Bon nombre de gaullistes, résistants de la première heure, tels l’ethnologue, ex-ministre Jacques Soustelle ou le sociologue Jules Monnerot, auteur de Sociologie du communisme (un classique de la pensée du XXe siècle, publié en 1949 et augmenté en 1963) s’éloignent désormais définitivement du Général. D’autres, tels le ministre et futur premier ministre Michel Debré, qui avait d’abord été partisan de l’Algérie française, ou le politologue Julien Freund, auteur du plus important ouvrage français de politologie du XXe siècle L’essence du politique, restent indéfectiblement liés au gaullisme.
Il semble que la position du Général ait été dictée par la nécessité de mettre la France à l’abri de l’islam conquérant que lui avait décrit Malraux. En mars 1959, deux mois après son installation à l’Elysée, de Gaulle livre le fond de sa pensée à Alain Peyrefitte sur les raisons qui l’ont conduit à offrir son indépendance à l’Algérie. « C’est très bien qu’il y ait des Français jaunes, des Français noirs, des Français bruns. Ils montrent que la France est ouverte à toutes les races et qu’elle a une vocation universelle. Mais à condition qu’ils restent une petite minorité. Sinon la France ne serait plus la France, nous sommes quand même avant tout un peuple européen de race blanche, de culture grecque et latine, et de religion chrétienne. » « Qu’on ne se raconte pas d’histoires ! Les musulmans vous êtes allés les voir ? Vous les avez regardés, avec leurs turbans et leurs djellabas ? Vous voyez bien que ce ne sont pas des Français ! Ceux qui prônent l’intégration ont une cervelle de colibris (il pense alors à son ex-ami Soustelle), même s’ils sont très savants ». « L’intégration c’est une entourloupe pour permettre que les musulmans, qui sont majoritaires en Algérie à dix contre un, se retrouvent minoritaires dans la République française à un contre cinq. C’est un tour de passe-passe puéril ! On s’imagine qu’on pourra prendre les Algériens avec cet attrape-couillon. Avez-vous songé que les Arabes se multiplieront par cinq puis par dix pendant que la population française restera presque stationnaire ! ? Il y aurait deux cents, puis quatre cents députés arabes à Paris ? Vous voyez un président arabe à l’Élysée ? » « On se rendra peut-être compte que le plus grand de tous les services que j’ai pu rendre au pays, ce fut de détacher l’Algérie de la France ; et que, de tous, c’est celui qui m’aura été le plus douloureux. Avec le recul, on comprendra que ce cancer allait nous emporter. On reconnaîtra que l’« intégration », la faculté donnée à dix millions d’Arabes, qui deviendraient 20, puis quarante [ils sont aujourd’hui plus de 42 millions, NDLA], de s’installer en France comme chez eux, c’était la fin de la France. »
En mai 1963, en Conseil des ministres, il insiste à nouveau : « J’attire votre attention sur un problème qui pourrait devenir sérieux. Il y a eu 40 000 immigrants d’Algérie en avril. C’est presque égal au nombre de bébés nés en France pendant le même mois. J’aimerais qu’il naisse plus de bébés en France et qu’il y vienne moins d’immigrés. Vraiment, point trop n’en faut ! Il devient urgent d’y mettre bon ordre ! » Aucun homme politique n’oserait aujourd’hui ouvrir un tel débat avec les arguments utilisés hier par de Gaulle sans risquer de passer sous les fourches caudines des censeurs et inquisiteurs, des gardiens modernes de la pensée unique, pire, sans subir immédiatement les foudres de la loi.
Quoi qu’il en soit les Français doivent au Général la fin de la guerre d’Algérie. Lui seul est parvenu à résoudre le terrible conflit qui déchirait la France depuis des années. Mais les conditions dans lesquelles il l’a fait et les méthodes qu’il a employées restent discutables et discutées. De Gaulle dira à la fin de sa vie à propos de Franco, « Tout bien pesé, le bilan de son action est positif pour son pays. Mais, Dieu, qu‘il a eu la main lourde ». Il n’est sans doute pas exagéré de reprendre ici ses sévères propos quand on sait le drame vécu par les Harkis et les Français d’Algérie.
Le 28 octobre 1962, après une crise politique d’une rare violence, qui met aux prises les partisans d’un référendum et les parlementaires de l’opposition réclamant la révision de la Constitution via la majorité du Congrès, l’Assemblée nationale est dissoute. Finalement de Gaulle l’emporte et un référendum populaire est organisé sur l’élection du président de la République au suffrage universel. Le projet est approuvé par le peuple avec 62, 25% des voix pour. De Gaulle a toujours souhaité écarter les intermédiaires de la caste politicienne trop indifférents aux préoccupations du peuple. Il n’est donc pas surprenant qu’il ait vu se dresser contre lui « tous les éclopés de l’histoire contemporaine », une vaste coalition hétérogène de politiciens professionnels allant des droites radicales et traditionnelles, aux libéraux et démocrates-chrétiens en passant par les socialistes et les communistes.
Mais de son côté, le gaullisme a l’avantage de rassembler des hommes politiques dont les origines et les convictions sont nombreuses : des Jacobins, des gestionnaires conservateurs, des libéraux réformistes, des radicaux, des sociaux-démocrates, des républicains de gauche, voire d’extrême-gauche, des intellectuels indépendants, des technocrates, des maurrassiens et des nationalistes disciples de Péguy ou de Barrès. Le gaullisme sociologique déborde largement l’électorat de la droite modérée (libérale- conservatrice et démocrate-chrétienne) et de la droite radicale. Il rallie une importante fraction de l’électorat de gauche, séduite par le charisme du Général et par son désir de concilier ordre et progrès.
À cette époque, des pamphlets à succès, publiés dans de prestigieuses maisons d’édition, circulent contre de Gaulle. L’anarchiste de droite, Jacques Laurent, publie Mauriac sous de Gaulle (1964), libelle dans lequel il blâme « le Chef qui exerce le pouvoir absolu », et prétend même que la France « vit sous une forme de tyrannie ». Les partisans de l’Algérie française ne lui pardonnent pas d’avoir fait fusiller le colonel Bastien Thierry chef des conjurés lors de la tentative d’assassinat du Petit-Clamart, le 11 mars 1963. Des parlementaires et anciens ministres, comme le vieux Paul Reynaud (centriste de droite), Gaston Monnerville (Gauche démocratique) ou François Mitterrand (UDSR-Union démocratique et socialiste de la Résistance) ne sont pas les moins virulents. Paul Reynaud déclare que le président de Gaulle a violé la Constitution et insulté le Parlement. Mitterrand publie son pamphlet Le coup d’État permanent(1964), pour dénoncer la pratique du « pouvoir personnel » et la faiblesse du parlement marginalisé. Il appelle à voter non au référendum sur la Constitution de la Ve République (1958) et non au référendum sur l’élection au suffrage universel (1962). François Mitterrand est alors connu pour l’attentat de l’Observatoire, un faux attentat mené contre lui en 1959. Inévitable ministre de la IVe République alors en perte de vitesse, il a commandité cet attentat dans le but de regagner un peu de crédit auprès de l’opinion publique. De Gaulle, qui avait parfois la dent dure, le gratifiait de surnoms peu flatteurs : « le Rastignac de la Nièvre », « l’Arsouille » (voyou) ou « le Prince des politichiens ». Inculpé pour « outrage à magistrat », Mitterrand a bénéficié d’une loi d’amnistie du gouvernement Pompidou (loi de 1962, complétée en 1966) qui a arrêté les poursuites judiciaires contre lui en 1966.
La référence au coup d’État pour censurer l’arrivée et l’exercice du pouvoir de De Gaulle est un leitmotiv de ses adversaires. On sait que les traditions libérales et socialistes européennes ont été marquées par de nombreux recours à des putschs, coups d’État et autres pronunciamientos (au XIXe siècle pour la première et au tournant du XXe siècle pour la seconde); mais il n’en demeure pas moins qu’au lendemain de la IIe Guerre mondiale, au nom de la démocratie représentative, les représentants de ces deux tendances cherchent à sacraliser la légitimité démocratique d’origine du pouvoir (aux dépens de la légitimité d’exercice). De Gaulle, qui ne se laissait pas abuser par leurs arguties juridiques, disait à ce propos : « […] bon nombre de professionnels de la politique, […] ne se résignent pas à voir le peuple exercer sa souveraineté par-dessus leur intermédiaire […]». Mais paradoxalement, l’histoire a montré que de Gaulle était beaucoup plus démocrate que ses successeurs. C’est avec dignité, et sans faire le moindre commentaire, qu’il a quitté ses fonctions en 1969, après un référendum sur la réforme du Sénat et la régionalisation repoussées par 52,41 % des suffrages.
À l’inverse, en 1986, lorsque les élections législatives ont porté au pouvoir une majorité de droite, François Mitterrand, pourtant si critique envers les institutions de la Ve République, est resté à son poste et a pris Jacques Chirac comme premier ministre installant ainsi la première cohabitation contre nature et stérile. En 1997, au lendemain de la dissolution malheureuse de l’Assemblée, Chirac s’est lui aussi maintenu à l’Élysée prenant le socialiste Lionel Jospin comme premier ministre. En 2005, à nouveau, après avoir perdu le référendum sur le projet de constitution européenne Chirac se garde bien de prendre la porte de sortie. Enfin, en 2007, Nicolas Sarkozy fait ratifier par l’Assemblée nationale et avec l’aide des centristes et des socialistes le traité de Lisbonne sur la nouvelle Constitution européenne, alors que celui-ci a été rejeté par le peuple lors du référendum du 29 mai 2005. Aucun référendum n’a plus jamais été organisé depuis. La conception de la démocratie qu’ont les chefs d’État qui ont succédé à de Gaulle est, le moins qu’on puisse dire, à géométrie variable.
Outre les institutions de la Ve République, héritage sur lequel les Français vivent encore, il faut ajouter au nombre des succès du Général l’indépendance nationale (avec la force de dissuasion nucléaire, la sortie du commandement intégré de l’OTAN et le retour aux grands équilibres économiques et financiers), la réconciliation franco-allemande (traité d’amitié de coopération franco-allemande du 22 janvier 1963) et les ordonnances sur l’intéressement des salariés aux bénéfices et la participation (7 janvier 1959 et 17 août 1967). Ces textes permettent « une participation collective aux résultats de l’entreprise ou de l’établissement », « une participation au capital ou à une opération d’autofinancement » et « une participation à l’accroissement de la productivité ».
Aux yeux de De Gaulle, la participation devait couronner son œuvre sociale. Mais elle se heurtera à l’hostilité conjointe du patronat, qui craignait l’arrivée des soviets dans l’entreprise, et des syndicats, qui considéraient toute cogestion comme un phénomène de collaboration de classe. À noter enfin, qu’après l’intervention directe de sa femme Yvonne, de Gaulle acceptera de soutenir la loi du député Lucien Neuwirth autorisant l’usage de la pilule contraceptive. Au conseil des ministres du 7 juin 1967, de Gaulle, hésitant et même réticent, disait encore, selon Alain Peyrefitte, « Les mœurs se modifient, nous n’y pouvons à peu près rien. » Mais « il ne faut pas faire payer les pilules par la Sécurité sociale. Ce ne sont pas des remèdes ! Les Français veulent une plus grande liberté de mœurs. Nous n’allons quand même pas leur rembourser la bagatelle ! » La loi autorisant la vente de la pilule contraceptive sera finalement adoptée en décembre 1967. Et c’est en 1974, sous la présidence du libéral-conservateur, Giscard d’Estaing, que la ministre de la santé, Simone Veil, fera adopter le principe de son remboursement par la sécurité sociale.
Le 19 décembre 1965, de Gaulle est réélu président de la République contre François Mitterrand avec 54,5 % des suffrages. Ce second mandat sera marqué par trois virulentes polémiques, restées fameuses, qui débordent
À suivre