François Huguenin s'est signalé par plusieurs ouvrages d'histoire des idées. Il est l'auteur d'une Histoire de l'Action française, publiée en poche (collection : Tempus) qui fait autorité. Il vient de publier une Histoire intellectuelle des droites (2013), toujours en collection Tempus. On ne peut pas passer sous silence sa superbe anthologie-intitulée Les voix de la foi et sous-titrée Vingt siècles de catholicisme par les textes, dont nous avions déjà entretenu les lecteurs de Monde et Vie. C'est en chrétien qu'il se prononce ici sur l'épineuse question du libéralisme : mondialisé.
Monde et Vie : Quel est le sens de cet adjectif « libéral » aujourd'hui ?
François Huguenin : Quand on parle de libéralisme, il faut faire un peu d'histoire des idées. Mais si l'on s'intéresse à l'idéologie dominante aujourd'hui, il faut reconnaître que le libéralisme est avant tout « un état des mœurs » comme disait Tocqueville à propos de la démocratie. Il serait dommageable d'assimiler tous les penseurs libéraux à cet état des mœurs. C'est vrai qu'aujourd'hui, la seule valeur politique subsistante est une conception bien particulière de la liberté, qui est « la liberté défaire ce que je veux ». Elle n'est évidemment pas fidèle au libéralisme de Montesquieu, de Tocqueville ou de Locke. Ces auteurs n'avaient pas expulsé la notion de bien du politique. Aujourd'hui, en revanche, quelqu'un qui, dans quelque domaine que ce soit, aborde une question de l'ordre politique sous l'angle du bien, ne serait-ce qu'en distinguant une bonne attitude par rapport à de mauvaises attitudes, ou même en cherchant quelle serait la meilleure attitude, cette personne, dans l'arène politique, apparaît comme disqualifiée. Sa recherche du bien la met hors-jeu. Cette exclusion peut valoir aussi bien dans le domaine des dites lois sociétales (le mariage homosexuel en est un bon exemple) que lorsqu'il s'agira de dire non à la persécution de certaines minorités (je pense non pas seulement à l'affaire Léonarda, caricaturale par bien des aspects, mais à la défense des Roms).
Comment pensez-vous qu’il soit possible aujourd'hui de « résister au libéralisme » selon le titre d'un de vos ouvrages ?
Résister au libéralisme, étant donné ce que nous venons de dire, c'est replacer au cœur de la réflexion politique la notion de bien et de bien commun. Le bien commun n'est rien d'autre que le bien de la communauté dont on parle, un bien qui soit partagé par le plus grand nombre et qui ne rentre pas en contradiction avec le bien ultime de la personne humaine, un bien qui ne contre-dise pas la personne humaine en tant qu'elle est « capable de Dieu », en tant, pour un chrétien, qu'elle doit faire son salut.
Mais plus concrètement, quel est ce bien ?
Ce n'est pas quelque chose (« le bien de la France » que l'on peut définir a priori. On ne peut pas décréter un bien en disant que c'est tel mode d'organisation économique ou institutionnel. Ce bien c'est quelque chose d'expérimental, l'objet d'une rationalité pratique, qui passe, dans la majeure partie des cas, par un processus décisionnel de dialogue et d'échange. Le bien ne se décrète pas, encore une fois, il se découvre dans la réflexion ou dans l'action. Certes s'il n'existe pas d'image toute faite du bien politique; il y a des principes intangibles, une conception de l'homme et des rapports humains. Et là il suffit de consulter la doctrine sociale de l’Église. Ces principes, je peux les énumérer sans prétendre être exhaustif. J'en vois quatre : c'est la subsidiarité [principe repris du droit canonique selon lequel la responsabilité d'une action publique, lorsqu'elle est nécessaire, doit être allouée à la plus petite entité capable de résoudre le problème d'elle-même. Il s'agit de donner le maximum d'autonomie aux corps intermédiaires], la destination universelle des biens [Dieu crée pour tous les hommes et pas pour « les propriétaires », ce qui explique que le droit à la propriété privée est subordonné à l'usage général des biens], la recherche de la paix, et la défense des plus faibles (l’immigré et le pauvre, mais aussi le malade, le vieillard ou l'enfant à naître). Ces principes peuvent guider l'action politique sans enfermer dans un système. On peut les mettre en œuvre que l'on soit de droite ou de gauche.
Il y a aussi les principes d'un bon discernement humain. Ceux-là, n'importe qui peut les mettre en œuvre dans les décisions qu'il prend, quelle que soit sa position dans la société, dans sa vie privée ou publique. Il s'agit d'être, autant que l'on en a conscience, dans la vérité, dans le respect de la liberté (la sienne et celle d'autrui), dans la justice et dans l’amour. Au paragraphe 197 le Compendium de la Doctrine sociale de l’Église précise après les avoir énumérés « Leur pratique est une voie sûre et nécessaire ».
Ces principes d'action morale sont-ils toujours compatibles avec l'économie de marché et son développement cannibale dans la France d'aujourd'hui ?
Je ne pense pas qu'il y ait incompatibilité de principe ou radicale entre la morale élémentaire •et le marché. L’économie de marché paraît d'ailleurs moralement préférable à l'économie administrée. Mais c'est vrai que ce domaine a toujours été celui de la tentation. L'argent, dans l’Évangile, c'est Mammon, l'un des visages du diable. Si on veut traiter la question que vous posez depuis la racine, ce n'est pas d'abord à l'économie de marché qu'il faut s'en prendre, c'est au matérialisme consumériste, qui est la véritable loi du marché. On revient à l'état des mœurs, que j'évoquais tout à l'heure en citant Tocqueville.
Ce sont les personnes qui doivent entrer en résistance
Dans le matérialisme collectif qui nous régit, la seule solution c'est que chacun soit renvoyé à la nécessité de sa propre conversion - conversion du cœur, du regard et de l'intelligence. Ni les systèmes, ni les règlements ni les lois ne vont suffire à pacifier la situation. Ce sont les personnes qui doivent entrer en résistance. Je connais des chefs d'entreprise qui ont perdu leur travail, parce qu'ils ont refusé de prendre les décisions qui permettaient à leurs actionnaires d'augmenter leur bénéfice de 8 à 15 %.
Vous apportez de l'eau à mon moulin avec cette anecdote...
Les structures de péché sont au cœur de l'homme depuis le début. Elles sont liées aux trois grandes tentations : le sexe ou plus généralement la séduction, le pouvoir ou la reconnaissance, et l'argent ou les biens matériels. C'est le combat du bien et du mal dans le monde. Il me semble trop simple de dire c'est l'économie de marché. Non, le péché se niche dans tout système. Le problème est ailleurs : le progrès technique, qui a permis la croissance des richesses et donc la société de consommation, a été beaucoup plus vite que le progrès spirituel ou psychique (au sens du contrôle de ce que saint Augustin appelait la libido dominandi). Nous nous trouvons face à un emballement que l'homme ne contrôle plus. C'est ce que l'on peut ajouter aux analyses, très passionnantes au demeurant, de Jean-Claude Michéa sur le libéralisme. Pour lui, qui est bien un ancien marxiste en cela, tout est de la faute de l'économie de marché. Mais pourquoi ne met-il pas en cause, comme le font les papes successifs, l'état des mœurs, issu de la société de consommation ? Si le marché est aujourd'hui tendu vers un profit maximum, c'est d'abord parce que nous nous trouvons dans un système matérialiste, où l'argent s'impose comme la seule valeur. Il n'en a pas toujours été ainsi. La tentation de l'accumulation et de l'accaparation est vieille comme l'humanité. Mais elle a toujours été contrebalancée par une vision de l'homme qui la contrecarrait. Aujourd'hui, si le relativisme règne en absolu, rien ne vient plus s'opposer au toujours plus de jouissance matérielle, d'émancipation de tout pouvoir (signe d'un désir de pouvoir absolu), d'orgueil prométhéen. C'est ce qui explique au fond l'effroyable dictature de la finance et de l'accaparation des richesses qui gangrène l'économie mondialisée. Le problème est spirituel, le problème est personnel.
Que va-t-il se passer selon vous ?
Je ne suis pas prophète, mais je voudrais prendre un autre exemple que celui du marché, l'exemple de l'écologie. C'est tout le sens de la catastrophe de Fukushima par exemple. L'histoire se charge de remettre l'homme face à sa mesure. Je ne vais pas plaider ici pour la décroissance, cela me paraît antinaturel et excessivement dirigiste comme concept. Nous sommes faits pour croître toujours. Mais l'écologie permet d'affirmer, à travers la prise de conscience des personnes face aux catastrophes annoncées, la nécessité d'une tempérance, d'une mesure retrouvées. Les forces de production sont colossales. On ne fera pas l'économie de cette maturation des individus, qui doivent apprendre à maîtriser leur quête passionnelle du toujours plus qui masque une angoisse existentielle et métaphysique celle de l'homme qui veut remplir sa vie la sachant mortelle. Mais de quoi peut-il la remplir pour apaiser son cœur ? De pain, de domination, de reconnaissance ? ou de la parole de Dieu qui vient donner un sens à ses angoisses ? Au fond d'ailleurs, tant que l'homme n'a pas reconnu la transcendance et l'ordre qu'elle déploie, il est comme la grenouille qui veut se faire plus grosse que le bœuf. JJ menace d'exploser et malheureusement de tout faire exploser avec lui.
Au fond vous attendez l'apocalypse...
C'est vrai qu'une part de moi pense que l'humanité a tout préparé pour sa propre perte : goulag, shoah, génocides, bombe atomique, explosion de la bulle financière, virtualisation du monde et de l'homme, désastres environnementaux, malbouffe, manipulations génétiques, etc. On peut dire que l'homme a créé les conditions de sa propre destruction avec une puissance jamais vue et aussi avec une vision prométhéenne renouvelée. D'un autre côté, Jésus lui-même nous dit que nul ne sait ni le jour ni l'heure. Ce serait donc un mauvais calcul de tabler sur l'apocalypse.
En tant que spécialiste de l'histoire intellectuelle des droites, pensez-vous qu'il existe aujourd'hui à droite des personnages qui soient en capacité de conjurer la catastrophe annoncée ?
Si on parle de formations politiques, on a l'impression que rien ne peut nous faire penser qu'il y a les germes d'un changement de cap. On se trouve devant un drôle de paradoxe si l'on considère la classe politique aujourd'hui : d'une part, nous sommes dans un univers qui hypertrophie la conscience du pouvoir; et d'autre part, le pouvoir réel est de plus en plus limité. Le président de la République n'a plus de pouvoir aujourd'hui ni sur l'économie ni même sur les questions sociétales, où la société dépasse toujours largement le pouvoir, qui se met à sa remorque en définitive.
Témoigner à la face du monde qu'une autre vie est possible
Mais il ne faudrait pas céder à un pessimisme intégral. Alors disons qu'un mouvement comme les Veilleurs me semble la manifestation qu'il se passe quelque chose de l'ordre de la résistance. Il se passe quelque chose en France en ce moment, c'est vrai, mais pas dans le champ politique habituel qui est consternant. Peut-être que la politique se fera de plus en plus hors des structures institutionnelles habituelles, incapables de se réformer. Peut-être passera-t-elle par des hommes et des femmes au cœur ardent qui sauront témoigner à la face du monde par leur joie et leur simplicité qu'une autre vie est possible. Le message du pape François me paraît à cet égard lumineux.
Propos recueillis par l'abbé G. de Tanoüarn monde&vie 18 mars 2014 n°889