Maurras lors d'une conférence à Lyon en 1937
Lorsque Paul Sérant publie Les dissidents de l'Action française (1978), le terme « dissident » est loin d'être neutre. Cela fait alors moins de 6 ans que Soljénitsyne a publié L’Archipel du goulag. La dissidence est alors indissociable de l'expérience totalitaire soviétique. Sérant ne peut l'ignorer, et lève le voile dès l'introduction son propos sera d'analyser, dans le cadre bien précis de l’AF, le rejet de certaines doctrines par « des esprits qui leur avaient donné leur adhésion ».
Appréhender l'héritage de l'Action française à travers le prisme de ceux qui, pour des raisons diverses, ont rompu avec le maître de Martigues, voilà un pari audacieux. Mais qu est-ce qu'un « dissident » d'AF ? Sérant adopte volontairement une définition large tous n'ont pas été cadres, militants ou adhérents, mais chacun, d'une manière ou d'une autre, a été marqué par la figure de Maurras, avant de s'en éloigner plus tard.
Ce que propose ici Paul Sérant, c'est une galerie de portraits. On serait tenté de préciser : portraits de famille. Valois, Dimier, Maritain, Bernanos, Brasillach, Maulnier, Claude Roy au-delà de la diversité des personnages, existe entre ces hommes, déchirés, ballotés par la violence du XXe siècle, une certaine communauté d'esprit.
Le lecteur rencontre d'abord le feu de la question sociale, à travers le parcours du syndicaliste Georges Valois. Lecteur de Proudhon et Sorel, il est attiré par Maurras et la perspective d'un régime fort et protecteur des ouvriers. D'ailleurs, le Martégal n'est-il pas le seul journaliste de droite à critiquer la répression des ouvriers de Draveil par Clemenceau ? Valois intègre l'AF mais s'en éloignera après-guerre en créant le Faisceau des combattants, embryon de fascisme français. Son « antibourgeoisisme » viscéral est encombrant pour un Maurras davantage préoccupé par les « quatre États confédérés » : ils rompront. Isolé, oublié, cet ardent syndicaliste mourra, seul, dans l'enfer du camp de Bergen-Belsen.
Entre gloire et opprobre
Tout autre est le destin de Jacques Maritain, philosophe à l'influence immense dans le catholicisme du milieu du siècle. Si ce néothomiste ne doit pas sa formation intellectuelle à Maurras, il ne lui est pas tout à fait resté insensible, louant son « sens du bien commun de la cité ». Cependant, pour Maritain, le danger de l'AF est spirituel, notamment en raison de l'incroyance du Martégal. Entre Maurras et le partisan du « spirituel d'abord », la rupture est définitive et complète, le philosophe opposant un universalisme chrétien au nationalisme intégral des camelots.
L'observateur hâtif serait tenté de rapprocher l'attitude de Maritain de celle de Bernanos. Il est vrai que l'auteur des Grands cimetières sous la lune rompt violemment avec Maurras, notamment lors de la guerre d'Espagne. Bernanos va jusqu'à lui reprocher d'être « issu de l'esprit de 93 » ! Pourtant, Sérant rappelle ici des détails d'importance sur l'affaire espagnole : si Bernanos est ulcéré par les massacres franquistes, il ne se départit jamais d'une admiration pour José Antonio Primo de Rivera. Qui se souvient, par ailleurs, que le fils de Bernanos a rejoint les rangs de la Phalange ? Rien n'est jamais noir ou blanc.
Quel destin pour les « dissidents » ? Entre la gloire littéraire de Bernanos et l'opprobre de Brasillach, il y a un gouffre. Jeune provincial de 22 ans, Brasillach rejoint le journal de l'AF en 1930, mais n'adhérera jamais au mouvement; contrairement à Bernanos. Mais le chroniqueur littéraire n'est ni un doctrinaire, ni un militant à proprement parler, et il sera vite attiré, lors de voyages à l'étranger, par une forme de fascisme. Son séjour à Nuremberg fera éclater au grand jour sa fascination pour l'hitlérisme; enthousiasme jamais partagé par Maurras. La rupture persistera entre le chantre de la « France seule » et le partisan de la collaboration, fusillé à la Libération.
Le succès littéraire de certains fidèles de Maurras, tel le regretté Michel Déon, est une preuve éclatante de l'héritage culturel de l'AF. Réagissant à cette disparition, l'organisation se félicitait à bon droit « d'avoir toujours attiré à elle les plus grands esprits ».
À travers un autre prisme, celui des dissidents, l'ouvrage de Sérant témoigne aussi de la dette des littérateurs français envers l'école du nationalisme intégral.
✍︎ Paul Sérant, préface nouvelle d'Olivier Dard, Les dissidents de l'Action française, Pierre Guillaume de Roux, 2016,420 p.
Thibault Bertrand monde&vie 12 janvier 2017 n°934