En Mer Égée, Erdogan réactive la vieille lutte contre l’occident. Dans cette histoire, un nom résonne : Lépante.
Les anciens l’appelaient Naupacte. Pour l’envahisseur ottoman, c’était Inebahti. L’éternité, elle, a retenu Lépante, « le seul nom moderne qui dans la Grèce rivalise de beauté avec les noms antiques », selon Chateaubriand. Ce petit port fortifié du golfe de Patras, gardant l’entrée de de Corinthe, fut témoin d’une des plus grandes batailles navales de tous les temps.
La vague turque
Expliquer Lépante, c’est d’abord saisir une carte marine à grande échelle. Rhodes est prise (1522), la Hongrie démembrée (Mohacs, 1526), Vienne menacée (1529), Nice assiégée (1543). La forteresse hospitalière de Tripoli, en Libye, est prise par les Turcs (1551), puis les Baléares sont réduites en esclavage (1558) Jean de La Valette sauve Malte des Ottomans (1565). Le mare nostrum est un lac musulman.
En première ligne se dresse Venise. Rempart ou place marchande ? La Sérénissime commerce activement avec le Levant, et n’a pas d’intérêt a combattre perpétuellement Istanbul. Sitôt Constantinople prise, en 1453, par Mehmet II, la cité des Doges s’est empressée de conclure un traité de paix avec les Ottomans. Certes, trois guerres vénéto-ottomanes ont éclaté depuis, mais le commerce a toujours repris. Deux ans avant Lépante, le calme règne. En lisant la monumentale étude d’Alessandro Barbero (La bataille des trois empires, 2012), on découvre un ambassadeur vénitien débonnaire. Venise ne redoute rien tant qu’un « choc des civilisations ». Il faudra que la Sérénissime reçoive la lettre d’un diplomate français pour réaliser que la Turquie arme une flotte gigantesque vers Chypre.
Cette dernière est vénitienne. Mais, l’île ayant été brièvement musulmane au Moyen Âge, les Turcs s’y estiment chez eux et reçoivent un tribut annuel. Le nouveau sultan, Sélim II, veut la reconquérir pour de bon. En 1570, la majeure partie de l’île est entre ses mains. Seule la place de Famagouste résiste : elle sera prise en aout 1571. En attendant, Venise songe à négocier. C'est sans compter la volonté de deux hommes : Pie V et Philippe II.
La Sainte Ligue fend les eaux
Philippe II règne sur les Espagnes, le Nouveau Monde, le Milanais, les Pays-Bas, mais aussi sur la thalassocratie aragonaise : Baléares, Sardaigne, Sicile, Naples. Autant de terres affrontant les vagues turques. En Espagne même, on mate la rébellion des Morisques. L’Espagne apparait ainsi comme la principale puissance catholique, comme une petite chrétienté à elle seule : christianitas minor. C’est naturellement que Pie V fait appel à Philippe II. Trente ans plus tôt, une première « Sainte Ligue » avait échoué à la bataille de Préveza. En 1570, l’Espagne est encore de la partie. Après s’être assuré que le Turc ne vise pas ses possessions, Philippe II, renforcé par ses alliés génois, rejoint Pie V. Alessandro Barbero narre avec une précision chirurgicale les tractations diplomatiques, les illusions vénitiennes sur une paix ottomane, du pape. La Sainte Ligue est finalement formée à Rome, le 20 mai 1571.
Dirigée par le vénitien Venier, le génois Doria et le romain Colonna, cette croisade est placée sous l’égide de Don Juan d’Autriche, fils naturel de Charles Quint et demi-frère de Philippe II. Cet archange de vingt-quatre ans quitte Barcelone dans l’allégresse générale en juillet 1571. Son navire, la Real, est la plus grande galère de son temps. Aux couleurs d’Aragon, sang et or, elle est ornée d'un décor époustouflant mêlant Révélation chrétienne et mythologie païenne : Hercule, Jason, les Argonautes, les vertus cardinales. Au sommet du mat principal, un crucifix domine le vaisseau. Avec 47 navires, il cingle vers la Sicile. Au détroit de Messine, entre Charybde et Scylla, se retrouvent 300 voiles, 30 000 soldats. 50 000 marins et rameurs. Navires pontificaux, espagnols, napolitains, siciliens, génois, vénitiens, savoisiens, niçois ou hospitaliers : Messine est, à ce moment, la capitale de la chrétienté. La piété est a son comble, et Don Juan reçoit du pape une esquille de la Vraie Croix, qu’il porte à son cou. Mais on ne s’arme pas que de prières. Les Vénitiens apportent leur arme secrète : six galéasses, énormes galères tractées, fortes d’une quarantaine de canons.
Cette « internationale avant l’heure » vogue vers la Grèce. Après une halte à Corfou, elle parait devant le golfe de Patras. Deux surprises le port turc est bien armé, et la flotte ottomane supérieure en nombre. Les Génois hésitent, mais Don Juan d’Autriche veut en finir Dans ces eaux où Octave triompha jadis de Cléopâtre, le prince espagnol entend devenir un Auguste chrétien. Le 7 octobre, les deux masses se font face en ligne sur 5 kilomètres de long. On hisse les étendards. Au pavillon d’Ali Pacha, brodé du nom d’Allah, répondent l’étendard azur de la Ligue, le gonfalon au Lion de saint Marc et le pavillon pontifical portant la devise : In hoc signo vinces. Le vent passe d’est en ouest et devient favorable aux chrétiens. Deux heures de manoeuvres précèdent un assaut d’une rare violence. Les galéasses font un feu d’enfer. On s’aborde par le flanc, on combat comme à terre. Par deux fois, les Espagnols prennent pied sur le navire amiral d’Ali Pacha, la Sultana. Par deux fois, les Turcs sont a bord de la Real. La mêlée est indescriptible. Si les galères algéroises s’engouffrent par une brèche laissée par les Génois, elles sont vite rattrapées par les Hospitaliers. Pendant ce temps, Don Juan a définitivement abordé la Sultana, où se joue un combat sans merci. Arrachée par un tir d’arquebuse, la tête d’Ali Pacha est brandie sur une pique, et l’étendard mahométan remplacé par la croix. Après cinq heures de bataille, 62 galères turques ont été coulées, plus d’une centaine sont capturées. Prés de 4 000 Turcs sont faits prisonniers, 15 000 esclaves chrétiens libérés. Prés de 30 000 cadavres ottomans rougissent les eaux. Leur flotte est détruite.
Quoique victorieuse, la Sainte Ligue n’a pas poussé son avantage jusqu’à Chypre, qui demeure ottomane jusqu’a la fin du XIXe siècle. Certes, « l’enchantement de la puissance ottomane est brisé », écrit Fernand Braudel, mais la Méditerranée orientale, paradoxalement, est plus que jamais soumise aux Turcs. La flotte musulmane, décimée, est régénérée en un hiver. À l’ambassadeur vénitien, le vizir ironise : « En nous emparant de Chypre, nous vous avons coupé un bras; en détruisant notre flotte a Lépante, vous nous avez rasé la barbe. Un bras coupé ne peut pas repousser une nouvelle fois, mais une barbe rasée repousse avec plus de force à nouveau ».
Miracle de la postérité
Le miracle de Lépante, c’est sa postérité, saluée par toutes les cloches de la chrétienté. On a vu en Don Juan un nouveau Jean-Baptiste. À Messine, sa statue le représente foulant au pied le crâne d’Ali Pacha. La littérature espagnole s’enflamme, avec Fernando de Herrera et surtout Cervantés. L’auteur de Don Quijote a pris part à l'affrontement, qu'il relate à la troisième personne dans ses Nouvelles exemplaires : « Il perdit la main gauche d’un tir d’arquebuse à la bataille de Lépante, blessure que, toute laide qu’elle paraisse, il tient lui, pour belle, car il l’a reçue à la plus mémorable et plus noble occasion que virent les siècles passés et n’espèrent voir les siècles à venir ». À Venise, qui décline bientôt, les peintres se surpassent. Veronèse, Titien, Tintoret, tous ont peint la bataille navale. À Rome, Marcantonio Colonna, capitaine du pape, connait un triomphe digne d'un général antique. Les souvenirs de Patras sont légion dans la Ville éternelle. Ainsi, la Sala Regia du Palais apostolique, où sont accueillis les ambassadeurs près le Saint-Siège chaque mois de janvier, est ornée de fresques représentant la bataille. Les peintures murales de Vasari mettent en valeur la puissance des galéasses vénitiennes. Et, au sommet du Capitole, au coeur du Palais des conservateurs, la statue de Colonna veille d’un œil sévère.
Rome, toujours, où Pie V décide d’ajouter une invocation mariale : « Secours des chrétiens, priez pour nous ». Le saint pape institue la fête de Notre-Dame de la Victoire, aujourd’hui fête du saint Rosaire. La légende veut que Pie V ait appris le triomphe de Don Juan le soir même, bien avant que la nouvelle ne parvienne à Rome. Et c’est un Français, « le brave Crillon », qui apporte la missive au saint Père.
La France, qui est au bord de la guerre civile, est la grande absente de l’événement. L’empereur ne paraît pas non plus. La Sainte Ligue est d’abord l’affaire des puissances méditerranéennes. Pourtant, on compte des Français parmi les héros de Lépante, surtout dans l’ordre de Malte : ainsi, le provençal Mathurin Romégas, à bord de la galère amirale du pape. Et puis il y a les territoires non encore incorporés à la France, comme Nice, où une rue commémore ce haut fait d’armes des vieilles familles patriciennes. Au-delà, partout dans l’hexagone, le souvenir est présent. Les églises de Saint-Bris-le-Vineux (Yonne), Bergues ou Steene (Nord) conservent des tableaux évoquant la bataille. À La Garnache (Vendée), une splendide bannière de procession (1888), ornée d'un navire d’or, exalte la gloire de Lépante. La symbolique de la victoire mariale y est mêlée à la béatification du père de Montfort. Enfin, à Lyon, une mosaïque de Charles Lameire (1898) place le combat parmi les plus glorieux faits de la Chrétienté. En pleine bataille des Dardanelles (1915), Chesterton publie son long poème épique, Lepanto. La vieille lutte avec la Porte est réactivée, cette fois pour la guerre du droit. « Vivat Hispania ! Domino Gloria ! Don John of Austria/Has set his people free ! ». Braudel a raison de dire que Lépante est « une énorme flamme et nous la voyons encore brillante malgré quatre siècles de recul ».
Aujourd’hui, face à l’Oruç Reis et aux néo-Ottomans, nous voulons un Pie V pour prophète, un Don Juan pour capitaine et un Cervantes pour aède.
Photo : Au Palais des Doges, cette peinture de Vicentino (1539-1614) illustre, à travers enchevêtrement des navires et la Terrible mêlée de Lépante, une Sérénissime au faîte de sa gloire maritime.
Francois La Choüe Monde&Vie 11 septembre 2020 n°990