Il y a cinq ans parut aux éditions Principato un livre de Vittorio Macchioro, intitulé Roma capta : Saggio intorno alla religione romana (1929) ; livre important, par le sérieux de la documentation, par sa limpidité cristalline, par son sens aigu de la tragédie subie par l’ancienne religion romaine. Faut-il le dire ? Ce livre — d’un italien — n’a même pas suscité de réaction. Une œuvre fondamentale, celle de Bachofen, Die Sage von Tanaquil (1870), a aussi, en son temps, comme eau sur roche lisse, et on peut en dire autant de l’ouvrage d’une élévation moindre, mais important lui aussi, de Piganiol : Essai sur les origines de Rome (1917). Que Macchioro, aussi bien Piganiol et Bachofen, ne soient pas des dilettantes mais des spécialistes comme les autres, n’a pas servi à grand-chose : la pensée académique n’entend pas être dérangée et possède des ornières bien faites pour “démythologiser” et massacrer l’ancienne religion des Romains.
Disons tout de suite que nous nous écartons de nombreuses interprétations de Macchioro. Il manque à Macchioro — comme à la plupart de nos contemporains — ces points de référence transcendants d’ordre doctrinal qui, seuls, permettent de comprendre l’essence positive de ce qui peut se rapporter à un type pré-moderne et “supra-religieux” de spiritualité. Toutefois, il a su, comme bien peu d’autres, préparer une matière qui peut nous conduire — sous réserve d’une intégration adéquate — jusqu’au cœur de la vision primordiale du sacré propre aux Romains, c’est-à-dire à ce que le Romain connut essentiellement comme “religion” avant que des influences étrangères ne vinssent altérer ses traditions. En fonction du but que cet écrit, et ceux qui feront suite, se proposent, nous pouvons donc prendre comme base et point de départ les recherches de Macchioro, ainsi que pour la raison suivante : parce que le lecteur intéressé a donc un ouvrage italien clair et disponible partout auquel il pourra se reporter chaque fois qu’il voudra approfondir pour son compte ce que nous ne pouvons indiquer, ici, que dans ses signes les plus générales.
Rien n’aide mieux à la compréhension que d’exposer à travers des oppositions. Que signifie aujourd’hui la “religion” au sens large ? Elle signifie croyance en un Dieu personnel, parfois solitaire dans les cieux, avec des attributs de créateur à partir du néant, parfois entouré d’êtres spirituels, anges ou saints, également personnifiés. Ces êtres, et Dieu lui-même, entretiennent avec les hommes des rapports essentiellement moraux : rapports d’amour, de providence, de grâce, ou bien de châtiment. Quant à l’homme, la foi est le pivot de sa vie religieuse. Tout de suite après la foi vient la crainte de Dieu, l’humilité, l’abandon aimant de la personnalité propre. Dans la mesure où l’homme est conçu comme un être irrémédiablement contaminé par le péché originel, d’autres éléments définissent la religiosité : le repentir et la croyance dans l’intervention objective, historique, d’une force rédemptrice absolument irréductible à celle de la “créature”, comme condition indispensable afin que l’homme puisse participer d’un salut quelconque.
Tels sont les traits, schématisés à l’extrême, de ce que la civilisation occidentale conçoit comme religion. Et puisque la civilisation occidentale estime être non pas une civilisation, mais la civilisation par excellence, de même cette conception, qui correspond à cette civilisation, est généralement considérée non pas comme une religion, mais comme la religion par excellence, la “vraie” religion.
Or, si nous nous reportons à la religion romaine, nous trouvons l’opposition la plus nette et la plus complète que l’on puisse imaginer par rapport à la conception du sacré mentionnée plus haut. Il s’agit de deux mondes, chacun étant fermé sur lui-même, et tels, donc, que le passage de l’un à l’autre ne peut survenir que par fracture, altération, substitution. Nous entendons nous référer, naturellement, à la religion primordiale des Romains, à cette religion traditionnelle, innée, enracinée dans les origines mêmes des fondateurs de la ville sacrée.
Premier point. La personnification du divin, la conception du divin sous forme d’images est totalement absente de la religion romaine ancienne. Le Romain avait une aversion fondamentale pour le fait de penser et de représenter fantastiquement. D’où, dans le domaine profane, une des raisons du mépris dans lequel l’artiste était tenu par les Romains anciens, leur orgueil originel d’avoir en propre un tout autre idéal que celui de sculpter le marbre ou d’en tirer des images. D’où dans le domaine sacré, l’absence, dans la Rome des origines, d’une mythologie du type de celle qu’on appelle “grecque”, mais qu’il vaudrait mieux appeler de la décadence hellénique. Le Romain connaissait encore moins les Dieux comme des abstractions philosophiques, des concepts théologiques, des hypothèses spéculatives. La pensée, prise en ce sens, trouvait aussi peu de place que l’art dans la réalité romaine : elle fut une importation grecque équivalant — selon l’expression efficace de Mussolini — à une “importation microbienne”.
Le Romain ne concevait pas le divin comme “pensée”, ni comme images mythologiques, ni comme des points d’appui personnifiés pour la “foi”. Le Romain concevait le divin comme action pure. Plus que celle du deus, chez le Romain était vive la sensation du numen : et le numen est la divinité qui n’est pas une personne, mais puissance, activité, force originelle capable de se manifester : c’est l’être dont l’action positive intéresse et non pas sa représentation par l’homme (le Romain antique avait tout au plus un objet symbolique pour représenter les numina : par ex. la lance, ou le feu, ou le bouclier, etc.). La position typique de la conception moderne de la religion, à savoir le dualisme, l’homme-créature face au Créateur ou au Sauveur, fait donc défaut. Servius nous met face au point central de la vision romaine du sacré quand il dit, dans son commentaire de l’Énéide (III, 456) que les anciens Romains, les majores, situaient toute la religion, non pas dans la foi, mais dans l’expérience : majores enim expugonando religionem, totum in experientia collocabunt. À quoi il suffit d’ajouter le témoignage de Lactance (Institutions divines, IV, 3), qui nous informe que la religion romaine n’a pas pour but de rechercher la “vérité”, mais seulement de connaître le rite : nec habet inquisitionem aliquam veritatis, sed tantummodo ritum colendi.
Il s’agit maintenant de comprendre tout cela en profondeur. La prémisse est de caractère métaphysique. Un monde invisible existe, racine et cause du monde visible. Rien n’existe ici-bas — dans la nature comme dans l’histoire, dans la réalité extérieure comme dans le corps, dans les instincts, pensées et sentiments des hommes — qui n’ait pour contrepartie, à sa racine la plus profonde, un numen. Toute cause visible n’est que cause apparente, les fils ultimes de la trame renvoient à un au-delà, qui n’est pas imaginaire, mais concret, qui n’est pas situé par-delà les espaces célestes, mais qui se trouve dans ce monde même, et qui, comme tel, apparaîtrait à quiconque serait capable d’une perception plus directe que celle des sens animaux.
Admettre ou non cette prémisse est le point décisif pour toute considération des formes antiques de culte, de mythologie, de théologie. Celui qui ne l’admet pas s’en tire par cette explication, bonne à tout propos : divinisation superstitieuse des forces de la nature, conceptions imaginaires et populaires étalées sur la réalité matérielle encore inconnue comme “ce qui est vraiment”. Au contraire, celui qui l’admet est introduit dans un monde d’évidences nouvelles. La capacité — atrophiée chez la plupart des modernes, conservée par l’homme antique dans une mesure d’autant plus grande qu’on remonte plus loin dans le temps — de percevoir la contrepartie spirituelle, l’aspect numineux des phénomènes et des énergies (énergies au sens psychique) est la base de la compréhension des anciennes religions et, en premier lieu, de la religion romaine.
Nous avons dit “percevoir”. Servius écrit : experientia. Dans cette perception, la “foi” — c’est évident — n’entre pas. Quand une expérience existe, il est naturel que l’on n’ait pas besoin de recourir à la faculté de croire. Il faut toutefois distinguer une perception directe et une perception indirecte. La perception indirecte est la perception au moyen d’un symbole, d’une image ou d’une personnification. Une personne qui dort ne saisit pas directement un stimulus physique tel qu’un bruit, par exemple : on dramatise le bruit dans une image onirique correspondante. Le même stimulus, s’il atteignait en même temps différents dormeurs, produirait autant d’images du même genre. Ces images ne sont pas arbitraires. Elles sont bien imaginaires, mais l’imagination a servi, ici, à traduire à sa façon quelque chose de réel, et la différence entre les diverses images du rêve n’est qu’apparente, une fois qu’on les a reconduites à leur cause objective. Il faut penser à la même chose, précisément, pour la dite “imagination mythologique” des Anciens. Elle n’est pas poésie, ni superstition, ni arbitraire. Elle correspond à une forme indirecte, par images, d’aperception de la réalité, non pas comme extériorité, mais, plus profondément, comme force, comme numen.
Mais cette forme imaginative, mythologique, de perception suprasensible, on ne peut que la considérer inférieure par rapport à celle où l’expérience peut être directe, par rapport à la perception absolue, c’est-à-dire sans formes ou images : muette, essentielle. Nous avons alors une conception du sacré aussi bien antérieure que supérieure à la conception “mythologique”, et que. l’on retrouve effectivement dans les plus anciens cycles de civilisation : et telle est aussi la conception romaine. Ce qui semblerait donc aux uns infériorité, incapacité imaginative, abstractisme religieux, idolâtrie dépersonnalisée de sauvages, nomenclature vide d’intimité religieuse — voici donc que cela se révèle à nous comme un signe de supériorité et dans la lumière sans équivoque d’un réalisme transcendant et essentiel : cohérente contrepartie sacrale de ce réalisme, de ce mépris de l’inessentiel, du superflu, du sentimental qui fut toujours le mot d’ordre romain sur les plans éthique, politique et social. Dans le mépris romain pour les esthètes et les philosophes se cachait la conscience d’un ethos supérieur, cet intime style de vie directement possédé qui fit dire au premier ambassadeur de la Grèce très civilisée qu’il s’était retrouvé, dans le Sénat romain, non pas parmi une assemblée de barbares, ainsi qu’il le pensait, mais parmi un concile de rois — tout comme dans la pauvreté apparente du culte romain originel, avec ses formes sèches et nues, étrangères à tout mysticisme et à tout pathos, à tout oripeau imaginaire et esthétique, nous avons quelque chose de supérieur aux exubérantes créations mythologiques et théologiques de l’esprit dévot, quelque chose de mystérieux et de puissant, dont la grandeur est difficilement concevable pour nous.
Tel est le premier point qu’il faut fixer et marquer au sujet de la vision romaine du sacré. Mais la nature, l’histoire, l’homme, les pensées, les actes et les destins humains, dénudés et perçus non pas sous la forme de Dieux personnels, bons ou mauvais, mais sous la forme de numina, c’est-à-dire de pouvoirs, représentent un monde à l’état libre, un monde sans “créateurs” ni “providence”, sans “rédempteurs” ni lois transcendantes. Quelle était l’attitude du Romain ancien, quelle était l’arme du Romain face à ce monde “numineux” directement perçu ?
Nous arrivons au second point : au mystère du rite. Le réalisme transcendant du Romain avait une contrepartie dynamique : l’activisme transcendant. Et c’est ce que nous verrons dans notre prochain article.
À suivre