À la suite de la défection du prince allemand, Prim se tourne vers Amédée de Savoie, fils cadet de Victor-Emmanuel II d’Italie. Ce prince de vingt-cinq ans semble suffisamment âgé pour ne pas paraître tenir le rôle d’un enfant roi à la discrétion de la junte et cependant assez jeune pour laisser à celle-ci les coudées franches. Il présente également l’avantage d’être franc-maçon, comme la plupart des membres du gouvernement et des députés libéraux espagnols du moment. Enfin il incarne la modernité de la jeune Italie unifiée. Le 16 novembre 1870, les Cortès élisent donc Amédée par 191 voix, contre 60 à la République, 27 au duc de Montpensier, qui conserve encore quelques partisans, aucun à Don Carlos. Ses partisans ont voté blanc plutôt que de subir une défaite humiliante dans les urnes : un roi légitime ne concourt pas avec des rois de rencontre.
À Madrid, Amédée ne trouve pas sa place et fait figure d’intrus. Mais Don Carlos n’envisage encore aucune opération militaire, ne voulant pas faire couler le sang de ses compatriotes tant qu’existent, dit-il, des formules alternatives. Il encourage la création de journaux et de revues carlistes : plus de quatre-vingt sont ainsi fondées en 1871 et 1872. Enfin, il permet toujours à ses partisans de se présenter aux élections. Celles devant former les nouveaux Cortès prévus par la Constitution, se tiennent du 8 au 11 mars 1871. La coalition dite « libérale » obtient une large majorité : 235 sièges sur 391 contre 52 pour les républicains et 51 pour les carlistes, qui adoptent la dénomination de « communauté catholique et monarchique ». C’est un meilleur résultat que celui de 1869, néanmoins très décevant, surtout si on le compare au scrutin français du mois précédent, qui a donné aux royalistes une majorité de 400 sièges, dont 200 légitimistes, sur 600 à l’Assemblée nationale. Il traduit surtout l’extrême concentration géographique de Don Carlos, selon un arc atlantique et sub-pyrénéen, du Pays-Basque à la Catalogne, principalement rural : la majorité carliste est écrasante à Ollot comme à Ripoll, elle devient faible minorité à Barcelone. La faiblesse du mouvement vient de là : jamais dans l’Histoire on ne vit un pays se soulever avec succès en partant des campagnes. Don Carlos ne l’ignore pas et en tire la conclusion qu’une nouvelle insurrection serait vouée à l’échec. Estimant en outre que l’on comprendrait mal que le même principe pèse en France du côté de la paix et, en Espagne, de celui de la guerre, il écrit au comte de Chambord :
« Je ne saurais, mon très cher oncle, appeler là-bas à une prise d’armes quand, en France, vos loyaux sujets désirent si fortement la fin de la guerre afin que vous puissiez désormais vous consacrer à la réparation de votre royaume. Notre nom et notre principe ne peuvent, en même temps, soutenir des choses contraires. »
Au moment où éclate la Commune de Paris, le comte de Chambord lance un nouveau manifeste au nom de « la religion, la concorde et la paix ». Don Carlos lui écrit encore pour approuver sa déclaration et pour lui dire qu’un des passages lui servira de guide :
« Je sera appelé non seulement parce que je suis le droit, mais parce que je suis l’ordre, parce que je suis la réforme, parce que je suis le fondé de pouvoir nécessaire pour remettre à sa place ce qui n’y est pas et gouverner avec la justice et les lois dans le but de réparer les maux du passé et de préparer enfin un avenir. »
Le duc de Madrid décide donc, dans un premier temps, de solidifier sa représentation parlementaire, notamment par le choix d’un chef de qualité : Candido Nocedal y Rodriguez de La Flor. Alors âgé de cinquante ans, avocat de haut bol, il bénéficie d’une réputation de rigueur, de probité et d’indépendance. Brillant orateur, citant volontiers les manifestes du comte de Chambord, qualifiés de « lumières pour les catholiques et les assoiffés de justice », les saillies du député de Saragosse contre le gouvernement résonnent dans les Cortès bien au-delà du faible poids du groupe carliste. Il lance un slogan : « Ou Don Carlos, ou le pétrole ! » allusion à l’incendie des Tuileries par la Commune. L’agitation parlementaire est à son comble, aggravée par le soulèvement du Cuba, la violente poussée du mouvement ouvrier, la corruption, cancer de la société libérale espagnole, enfin l’opposition haineuse entre cléricaux et anti-cléricaux. De sorte qu’en janvier 1872, Amédée dissout les Cortès et convoque les électeurs pour le 3 avril. La campagne électorale se déroule dans un épouvantable climat de vindicte et d’exactions, notamment contre les carlistes. Presque partout, les agents du gouvernement organisent la fraude, donnant raison à Nocedal : faute d’un trône légitime, le pétrole flambe. Les partisans de Don Carlos tentent alors de le persuader d’ordonner un soulèvement général. L’armée n’avait jamais été carliste – autre grande faiblesse du mouvement – mais, cette fois, selon de nombreux officiers, elle serait prête à se « prononcer » pour « Charles VII ». Ayant mesuré l’inefficacité de l’action légale, celui-ci déicide, le 14 avril, d’appeler à l’insurrection pour le 21, au cri de « Vive l’Espagne ! À bas l’étranger ! ». Il adresse aux nations européennes une lettre circulaire expliquant que « le gouvernement de la révolution leur fermant les portes de cette légalité qu’il a établie, il ne reste plus au duc de Madrid et à ses fidèles qu’à tirer l’épée pour l’honneur, la dignité et l’indépendance de la patrie ». L’enthousiasme populaire éclate en Navarre, au Pays-Basque et en Catalogne du nord. Les municipalités proclament Charles de Bourbon VIIe d’Espagne, et Xe de Navarre. En chaire, les prêtres ordonnent des prières pour son rapide avènement. Comme il l’a promis, lui-même se présente à la frontière le 2 Mai. Mais rien n’est prêt : les troupes carlistes ne comptent que 1200 hommes armés, et encore de fusils de chasse. Aucun élément de l’armée légale ne les a rejoints. Deux jours plus tard, à Oroquieta, alors qu’il refuse de rebrousser chemin, Don Carlos et ses amis se font encercler par les troupes gouvernementales dans le presbytère où ils déjeunent. Mais la petite troupe parvient à forcer la ligne ennemie et à mettre le roi à l’abri : le 6 mai, il est déjà de retour en France. La police d’Adolphe Thiers le traque comme, quarante ans plus tôt, elle traquait, sous les ordres du même homme, la duchesse de Berry. Comme elle, Don Carlos vit alors en fugitif, courant d’un château ami à l’autre sous des noms d’emprunt. Plusieurs députés légitimismes français des départements pyrénéens, notamment le vicomte de Saintenac à Saint-Girons (Ariège), le marquis de Franclieu dans son château de Lascazères (Hautes-Pyrénées) et la famille du comte de Gontaut-Biron, alors ambassadeur à Berlin, au château de Navailles (Basses-Pyrénées) l’hébergent à tour de rôle. La situation est carrément loufoque : alors qu’ils détiennent la majorité au Parlement, les royalistes français se comportent en conspirateurs pour conserver la liberté au neveu de celui qu’ils veulent pour roi et qu’ils n’osent encore proclamer parce qu’ils redoutent le petit homme républicain qu’ils ont désigné pour diriger le pays. Le ministre de l’intérieur, Eugène de Goulard, donne toutefois des instructions dans le dos de Thiers pour que les policiers ne fassent pas trop de zèle. Mais il devra démissionner rapidement… Pour autant, l’élan carliste ne retombe pas. Partout dans les montagnes, les partidas (que l’on peut traduire par « bandes »), et leurs chefs, les cabecillas, donnent du fil à retordre à l’armée régulière. Mais elles ne peuvent se risquer dans les vallées. En Catalogne, la situation est meilleure : le prince Alphonse est venu prêter main forte aux partisans de son frère, en compagnie de volontaires issus des rangs des zouaves pontificaux, comme une préfiguration de ce que seraient, mais avec une idéologie toute différente, les Brigades internationales du siècle suivant. Ainsi se rendent-ils maîtres de plusieurs petites villes du nord de la Catalogne. A Madrid, les gouvernements se succèdent dans l’impuissance. En juin 1872, Amédée dissout une deuxième fois le Parlement. Jamais l’Espagne ne parut aussi proche de l’effondrement total.
Don Carlos lance alors, le 16 juillet 1872, une proclamation aux « Catalans, Aragonais et Valenciens » dans laquelle il évoque son « illustre aïeul Philippe V » mais s’en différencie afin de défendre, ou de rétablir, les fueros que ce dernier avait abrogés dans la foulée de l’absolutisme enseigné par Louis XIV :
« Si vous fûtes hostiles au fondateur de ma dynastie, vous êtes aujourd’hui le rempart de son descendant légitime. Je vous rends vos fueros parce que je suis le champion de toutes les justices. »
Exercice d’équilibrisme dynastique, conforme à la grande tradition de pragmatisme des Capétiens, le manifeste, concocté avec l’aide de plumes de Frohsdorf, jette un nouveau défi à Amédée, bien loin d’appréhender toutes les subtilités d’une histoire d’Espagne aussi violente que déroutante. Du haut de son trône chancelant, le roi d’Espagne cherche à affirmer son autorité par une reprise en main de Cuba et des provinces carlistes, vers lesquelles il accomplit un voyage destiné à encourager son armée et à éprouver sa popularité. Mais l’insubordination gagne et l’état-major prend des décisions contraires à la volonté du monarque, accueilli on ne peut plus froidement par les populations visitées. Il se résout donc à abdiquer, le 11 février 1873, retournant aussitôt en Italie : fin de la parenthèse piémontaise.
Le jour même, dans une totale improvisation, les Cortès proclament la république. Le peuple n’a pas été consulté, les campagnes prennent peur et le carlisme se renforce d’autant. Les partidas osent dorénavant descendre de leurs montagnes : une armée véritable s’organise autour d’un noyau de 12 000 hommes, correctement équipés, commandés par des officiers de carrière et répartis en quatre provinces militaires : le Catalogne, la Navarre, la Biscaye et le Guipùzcoa. Les victoires s’accumulent sur les colonnes républicaines. Un territoire de plus en plus vaste, couvrant bientôt 75 000 km², passe sous contrôle carliste. À tel point que les puissances européennes s’interrogent. Thiers, fragilisé et bientôt débarqué, fait cesser la chasse aux carlistes du côté français des Pyrénées. Le 16 juillet 1873, Don Carlos franchit une deuxième fois la frontière et pénètre en Navarre. L’accueil que lui réservent ses partisans revêt l’allure de celui qu’on doit à un chef d’Etat en exil après une longue absence. Il paraît plus déterminé que jamais. Surtout, il a acquis, dans le maintien et la façon de s’exprimer, quelque chose de romain, une autorité paisible et indiscutable. Marguerite l’a suivi et s’est installée en Aquitaine, où elle crée les services sanitaires d’une armée qui, jusqu’ici, les avaient complètement ignorés. La princesse court toute la journée pour mettre en place des hôpitaux de fortune dans les Pyrénées et deux établissements de séjour, l’un à Bègles près de Bordeaux, au château de Tartifume, l’autre à Pau, dans la villa du Midi. Elle veille également, par-delà la frontière, à ce que, malgré la guérilla, la vie civile continue, notamment que les couples se marient, que les enfants aillent à l’école. Se tenant informé avec le maximum de régularité, le comte de Chambord se dit très fier de sa nièce et lui fait parvenir tous les secours qu’il peut, transitant par les royalistes du sud-ouest de la France. Il encourage également Carlos à ne pas se contenter de faire la guerre mais à administrer la petite nation carliste comme le laboratoire d’une monarchie modèle, à montrer en quelques sorte ce que la légitimité peut apporter à des populations qui souffrent et qui aspirent au progrès. « El rey neto » pose les bases d’un Etat organisé, avec une fonction publique, une police, une justice, un service postal qui imprime ses propres timbres, une monnaie, l’escudo, une école militaire et même une université, à Oñate. Ainsi, du printemps à l’automne de 1873, le carlisme se colore d’avenir. Les effectifs de son armée « régulière » dépassent les cinquante mille hommes et l’armée républicaine n’ose plus s’aventurer en territoire carliste. Les populations locales encensent Don Carlos, dont la réputation commence à se propager dans le reste d’une Espagne dont les couches sociales traditionnelles demeurent hostiles à la république. Enfin, la certitude de l’avènement très prochain d’Henri V au trône de France constitue pour les carlistes un point d’appui moral et politique de tout premier choix. Le 13 novembre, ils remportent sur l’Ebre une importante victoire militaire et se sentent désormais suffisamment forts pour songer à investir les grandes villes. Premier objectif : Bilbao, un symbole, devant laquelle l’armée met le siège le 28 décembre 1873, encore dans l’ignorance de l’échec qui se dessine pour la Restauration en France.
À suivre