Terre de références culturelle et religieuse pour l’Empire romain païen, la Grèce est aussi mentionnée comme l’un des premiers foyers du christianisme balbutiant : Paul n’a-t-il pas créé les communautés de Philippes, Thessalonique, Corinthe ? Selon les recherches archéologiques et historiques récentes, la christianisation fut en réalité lente et tardive. Laurence Foschia, doctorante à l’École française d’Athènes, montre ainsi comment le paganisme évolua jusqu’à sa disparition définitive au VIIe siècle, et combien le IVe siècle fut une période complexe où deux systèmes religieux différents coexistaient dans le nouvel Empire byzantin.
Au détour de la route, des ruines blanches trouent le tapis bien ordonné des cultures. De la prestigieuse cité romaine de Philippes, au cœur de la province de Macédoine, ne sont plus visibles que le théâtre, les vestiges du forum et de ses édifices publics le long de la Via Egnatia, grande route romaine, qui relie le port tout proche de Kavala (Neapolis dans l’Antiquité) à la ville de Thessalonique. Le site attire pourtant de nombreux visiteurs venus, en Grèce du Nord, mettre leurs pas dans ceux de l’apôtre Paul. Celui-ci séjourna à Philippes, au milieu des années 40, lors de son second voyage, empruntant la voie Egnatia (Ac 16,11 et suivants). Subsiste-il quelque trace tangible de ce contact direct avec le christianisme ? Que sont devenus les Philippiens convertis par Paul – comme Lydie, la marchande de pourpre, et le gardien de prison ? Même si les guides montrent à Philippes un minuscule cachot installé dans une citerne romaine, qui aurait été, selon la tradition, celui de Paul – arrêté parce qu’il empêchait les devins de gagner leur vie –, l’archéologie ne permet pas plus ici qu’ailleurs de confirmer les récits transmis sur les lieux de la première christianisation.
Indice plus convainquant du souvenir de Paul et de la présence très précoce d’une communauté chrétienne à Philippes : la découverte, en 1975, au beau milieu du forum, de deux modestes pièces rectangulaires fermées par une abside, sous une église octogonale un peu plus récente. La dédicace des mosaïques ne laisse aucun doute : “Porphyrios, évêque, a fait dans le Christ la mosaïque de la basilique de Paul”. Porphyre étant connu par des textes, la basilique a été datée de la fin du premier quart du IVe siècle. Il s’agit donc de l’un des plus anciens édifices chrétiens de Grèce, construit tout de même près de trois siècles après le séjour de l’apôtre.
Pour certains archéologues, cette basilique serait un martyrium, plutôt qu’une église, c’est-à-dire un sanctuaire qui célébrerait le culte de Paul à la manière des héros grecs. À l’appui de cette hypothèse : la présence, contre le mur latéral, d’un hérôon, sorte de mausolée en hommage à un héros de la cité, datant du IIe siècle av. JC. Cette tombe a pu être récupérée par la nouvelle religion, témoignant d’une continuité des pratiques entre le monde païen et le monde chrétien. “Il est probable que les petites communautés fondées par Paul ont vivoté à Philippes, Thessalonique, Corinthe… célébrant leur culte dans les maisons, parfois les synagogues, comme les communautés juives de la diaspora, dont on a retrouvé la trace à Sparte ou Patras (voir p. 55), suppose Laurence Foschia, doctorante à l’École française d’Athènes, qui étudie l’évolution du paganisme entre le IVe et le VIIe siècle de notre ère. Les inscriptions chrétiennes restent en effet très rares au IIIe siècle et les toutes premières églises ne sont donc attestées que dans la première moitié du IVe. Il semble que la seconde vague de christianisation arrive en Grèce par les ports et rencontre un certain écho sur les côtes, au cours des IIe et IIIe siècles. Mais les persécutions lancées à plusieurs reprises contre les chrétiens, la dernière ayant lieu sous Dioclétien, à compter de 303, a pu freiner son développement.”
Durant tout le IVe siècle, le paganisme reste bien vivant. “C’est un siècle de bouillonnement spirituel et de coexistence des deux religions” constate l’historienne. Du côté “grec”, c’est-à-dire païen — “ceux qui sacrifient” —, les temples, entretenus par le pouvoir impérial, continuent à fonctionner normalement jusqu’à l’extrême fin du IVe siècle ; les Jeux olympiques sont célébrés au moins jusqu’en 385 ; étudiants païens et chrétiens fréquentent ensemble la célèbre Académie d’Athènes où ils n’hésitent pas d’ailleurs à entamer des controverses, à rivaliser d’éloquence pour défendre le bien fondé de leur religion respective. Des cultes agraires semblent même reprendre vigueur : Zeus Ombrios, divinité liée à la pluie et aux intempéries, est ainsi populaire dans certains sanctuaires situés sur des sommets de collines. Au cours du IIIe siècle, les cultes orientaux de Cybèle ou Mithra se développent tandis qu’Apollon prend de l’importance et peut parfois être honoré comme seul dieu. Les temples d’Asclépios prospèrent également au IVe siècle. Des historiens ont rapproché le succès de ce culte guérisseur de l’expansion parallèle du christianisme, en partie à cause de ses aspects miraculeux.
Ils décèlent, derrière ces évolutions, une quête spirituelle, une volonté d’expérimentation, voire l’affirmation d’un paganisme plus personnel en écho à une crise agricole, une période d’angoisse et de remise en question. Pourtant, à Athènes, où le paganisme est littéralement inscrit dans les murs et la conscience “nationale”, les divinités antiques de la cité sont toujours scrupuleusement célébrées – la continuité des Panathénées en est la meilleure preuve (voir p. 22-27). Selon une autre hypothèse, les rites se maintiendraient surtout en apparence. Ne recouvrant plus une réelle piété, ils conserveraient seulement un aspect festif, voire folklorique. “Mais, nuance Laurence Foschia, il est difficile la plupart du temps d’affirmer que la signification religieuse tombe en désuétude alors que dans le paganisme, c’est justement la pratique qui induit la foi.”
L'étrange paganisme de Julien l'Apostat
Entre 361 et 363, l’empereur Julien, persuadé que le christianisme est responsable de la crise que traverse l’Empire, tente d’imposer une restauration païenne et rouvre des temples ce qui suscite un certain enthousiasme. Mais sa conception du paganisme est elle-même très influencée par le christianisme. « Il s’agit d’un paganisme puritain qui n’avait jamais existé auparavant, et qui est très intellectuel, élitiste », explique Laurence Foschia. Julien souhaite créer un clergé païen très hiérarchisé, calqué sur l’Église ; il copie également le système de charité chrétien. Il cherche à théoriser un polythéisme foisonnant, reprend à son compte la théologie de la rédemption, rendue possible par le repentir. À Antioche, il se rend impopulaire en organisant un sacrifice de cent bœufs. La population païenne ne retrouve pas ses pratiques dans ce trop-plein de rites et de sacrifices, et ne comprend pas cette religion. Cette révolution religieuse ne survivra pas à la mort de l’empereur.
À suivre