C’était une exigence des bailleurs de fonds du pays : selon le second plan d’aide à la Grèce de 237 milliards d’euros, signé le 21 février 2012 entre Athènes et ses créanciers (effacement de 107 milliards d’euros de dette publique détenue par les créanciers privés et 130 milliards d’euros de prêts), 15 000 postes de fonctionnaires ont été supprimés. Le gouvernement conservateur d’Antonis Samaras expliquait à l’époque y être contraint par l’Union européenne, la Banque centrale européenne, et le Fonds monétaire international. Même s’il oubliait alors de rappeler les lourdes responsabilités de ses prédécesseurs dans la constitution de ces dettes…
« Ils s’en sont pris d’abord aux plus faibles, à nous, des femmes peu lettrées. Ils ont dû se dire que nous n’allions pas protester », se rappelle une femme de ménage du ministère des finances, encore émue. Après septembre 2013, les quelque 500 employées touchent 75 % de leur salaire. « Je ne gagnais à ce moment-là que 300 euros et j’essayais d’économiser sur tout : sur la nourriture, l’électricité, le chauffage… », murmure Giorgia.
Pourtant, elle ne baisse pas les bras. Jour après jour, avec ses consœurs, elle manifeste, colle des affiches, discute avec les passants, donne des interviews dans les médias internationaux. Elle reçoit même une lettre du réalisateur anglais Ken Loach, touché par leur histoire. Avec l’élection d’Alexis Tsipras, leader de la gauche radicale (Syriza), en janvier 2015, toutes les femmes de ménage sont réembauchées. « Il a tenu cette promesse, il nous avait soutenues pendant toutes ces années de mobilisation. Pour nous, les femmes qui avions entre 40 et 50 ans, c’était un soulagement, car il était impossible d’être réembauchées ! », note Giorgia.
A 55 ans aujourd’hui, elle a évolué vers un poste de secrétaire au ministère des finances et touche 960 euros mensuels net. Elle a aussi repris des études. « Ma situation personnelle s’est améliorée, mais les impôts ont augmenté dans le même temps, les prix de l’immobilier et de l’énergie explosent… Je ne pense pas que les Grecs ont l’impression d’être sortis de la crise économique. D’autant qu’à peine sortis du tunnel, nous avons été frappés par la pandémie » de Covid-19, constate-t-elle.
La Commission européenne estime la croissance du pays à 6,1 % pour 2021 et le pays va rembourser sa dette au FMI d’ici à fin avril 2022. Une performance qui est le résultat d’une bonne saison touristique certes mais aussi des efforts du gouvernement conservateurs de Kyriákos Mitsotákis. Sur les huit premiers mois de 2021, les recettes liées aux visiteurs étrangers ont augmenté de 135 % par rapport à 2020, soit près de 6,6 milliards d’euros. Mais ces chiffres restent encore loin du niveau de 2019, avant la pandémie, quand quelque 21,8 millions de touristes avaient dépensé 13,2 milliards d’euros dans le pays.
Les investissements directs étrangers ont bondi de 74,3 % en un an. Surtout, la Grèce a bénéficié du plan de relance européen de 2020 à hauteur de 30 milliards d’euros de fonds, qui doivent permettre d’investir dans les énergies renouvelables, de moderniser les infrastructures et de soutenir la révolution numérique dans l’administration et dans le secteur privé.
Le gouvernement se félicite aussi d’avoir attiré des investissements étrangers phares, comme le laboratoire américain Pfizer, qui a inauguré un nouveau centre d’innovation, à Thessalonique. Et d’avoir finalisé certaines privatisations qui traînaient depuis des années, comme celle du domaine de l’ancien aéroport d’Ellinikon, sur la Riviera athénienne, qui doit être transformé en grand parc, résidences de luxe et casino.
« Mais malheureusement, nous avons parfois la sensation que notre gouvernement construit un pays pour les touristes. L’hôpital, les écoles, les services sociaux ne sont pas leur priorité. Les salaires n’ont pas non plus vraiment été revalorisés et les jeunes, s’ils n’ont pas d’aide extérieure de leur famille, ne s’en sortent toujours pas ! », déplore Giorgia qui, de son côté, oublie qu’il est difficile, avec la corde au cou serrée par les créanciers du pays, d’être au four et au moulin… Souvenez-vous par exemple de l’intraitable ministre allemand des finances, Wolfgang Schäuble :*
Comme de la directrice générale du Fonds monétaire international, Christine Lagarde :
En 2012, le salaire minimum est passé de 751 euros brut par mois à 586 euros (et même 510 euros pour les moins de 25 ans). Il est désormais fixé à 773 euros. Mais le coût de la vie a augmenté. En 2008, 1 kg de farine coûtait 1,10 euro, en 2022 il est à 1,33 euro ; dans ce même laps de temps, le pétrole pour le chauffage a augmenté de 33 %. Après 2012, les entreprises privées ont baissé les salaires entre 10 % et 40 % alors que dans le public, ils ont chuté en moyenne de 35 %. Un salarié sur deux du secteur privé touche toujours moins de 800 euros brut par mois.
Stratis Emmanouilis, oncologue dans une clinique publique, a vu son salaire chuter tout d’un coup de 30 % : « Depuis il n’y a pas eu de revalorisation. Je ne pars plus en vacances, je ne vais pas voir ma fille qui est à l’étranger, et surtout, les conditions de travail se sont détériorées. » Près de 2 000 soignants ont été licenciés pendant la crise et quelque 20 000 médecins sont partis à l’étranger. « Avec l’épidémie de coronavirus, nous sommes restés très peu à gérer une situation d’urgence. Nous manquons de personnel, de matériel, de machines… Les médecins sont tous au bord du burn-out », souligne-t-il.
Pour la génération qui est entrée sur le marché du travail dans les années 2010, le choix de l’exil s’est souvent imposé. Aristea Giannoulis, 35 ans, psychologue, a enchaîné les petits boulots mal payés à Athènes avant de décider de s’expatrier en 2015 à Londres. « En Grèce, je n’arrivais pas à trouver d’emploi correct dans mon secteur. Les employeurs ne me payaient pas mes heures supplémentaires, je recevais mon salaire en retard chaque mois… Si je voulais rentrer, je serais rémunérée deux à trois fois moins qu’au Royaume-Uni avec des conditions de travail toujours très précaires et un Etat social en faillite », confie-t-elle. Entre 2010 et 2018, environ 450 000 jeunes Grecs sont partis à l’étranger. Les Grecs ont toujours connu l’émigration mais ceux d’aujourd’hui n’envisagent pas un retour de gaité de coeur…
Nikos Drakopoulos, 36 ans, a fait le choix de rester. Au prix de la précarité. « La crise a effacé tous nos rêves, nous a obligés à revoir nos plans de vie », explique-t-il. « Quand j’étudiais l’électricité et l’informatique, les professeurs nous disaient que c’était un secteur d’avenir, que nous trouverions du travail sans problème. Puis, deux ans plus tard, la crise était bien installée et j’étais surexploité pour un salaire de misère. Je n’osais pas partir parce que j’avais peur de ne rien trouver d’autre. Puis un jour, c’est l’entreprise qui a commencé à licencier », raconte-t-il.
« Nous n’étions pas du tout protégés par le droit du travail, il n’y en avait plus », résume Nikos. En 2012, l’indemnité chômage versée passe de 450 à 360 euros par mois et elle est coupée net au bout d’un an. Les chômeurs de longue durée sont même alors privés de couverture sociale. Depuis 2012, le chômage en Grèce a diminué (de 25,1 % en 2012 à 12,7 % fin 2021), mais reste l’un des plus élevés en Europe. Surtout, les contrats courts et à mi-temps se sont multipliés.
« J’étais obligé de retrouver un emploi très vite car mon frère était déjà au chômage, et mon père retraité a vu sa pension diminuer de 40 %, donc il ne pouvait plus nous soutenir autant qu’avant », poursuit Nikos. Après avoir tenté l’aventure dans une start-up, sans grand succès, il a été embauché il y a quelques mois dans une entreprise publique comme informaticien. Il considère qu’il ne connaît plus les « galères du quotidien », mais il ne « mène pas non plus la grande vie ».
Surtout, il pense que cette période de crise a transformé beaucoup de trentenaires. « Avec ma compagne, nous avons décidé de ne pas avoir d’enfant parce que nous avons peur de l’avenir, de manquer d’argent, confie-t-il. Certains ont changé complètement de voie professionnelle et se sont dirigés vers le secteur du tourisme qui est le seul qui a toujours plutôt bien marché en Grèce. » Son camarade d’université Giannis Patiniotis a ouvert un restaurant sur son île natale, Anafi.
Thomas Bakkas, agronome de formation, travaille, lui, les week-ends dans un restaurant comme serveur pour pouvoir boucler les fins de mois. « Jusqu’à mes 30 ans, je vivais chez mes parents. Je cumule toujours deux emplois. Alors, est-ce que l’économie va vraiment mieux ? J’ai surtout l’impression que nous nous sommes habitués à vivre avec la crise, que nous avons adapté nos modes de consommation, que nous nous contentons de ce que nous avons », estime le trentenaire. Ou quand la paupérisation du peuple rencontre les anciens philosophes !
Les plus âgés n’ont pas non plus été épargnés par le second plan d’austérité de 2012. Depuis 2010, les retraites ont subi vingt-sept diminutions successives. Kostas Lionas, commerçant retraité, a vu sa pension passer de 1 960 à 1 200 euros. « A l’époque, je soutenais ma fille au chômage. Notre niveau de vie s’est effondré. Dans mon quartier, beaucoup de personnes âgées allaient à la soupe populaire ou dans les épiceries sociales. Ces images étaient déprimantes. Je n’ai pas l’impression que nous sommes revenus à la période précrise mais, malgré tout, j’ai l’impression qu’il y a moins de tristesse, moins de pessimisme et un peu plus d’opportunités de travail. »
Platon et Aristote, détail de « L’École d’Athènes » de Raphaël, 1509-1510
La philosophie, vous dis-je. A moins que les Grecs aient compris avant tous les autres européens les bienfaits de la décroissance…
Le 6 avril 2022.
Pour le CER, Jean-Yves Pons, CJA.
(*) Nos articles consacrés au personnage comme à la crise grecque sont nombreux et il est facile de les retrouver grâce à notre moteur de recherche (mots-clés « Wolfgang Schäuble« , « Grèce » ou « crise grecque« ). Mais aussi ceux qui datent de 2015 puis de 2019, écrits au cours de séjours en Grèce, sous le titre « Billets d’Argolide« . Vous saurez tout !