Il y a vingt-cinq ans, dans le n°24 d’Enquête sur l’histoire, Dominique Venner recevait l’historien François Crouzet pour évoquer l’état de la langue française, marqueur d’une identité déjà sous le feu des « déconstructeurs » du moment. Pourtant l’auteur n’est pas désespéré : il voit toujours des permanences et des sources d’espoir. Certaines références culturelles ou politiques mentionnées par l’auteur pourraient surprendre notre jeune lectorat : elles font bien sûr écho à l’époque à laquelle cet article a paru.
« Ah ! mes enfants, que j’ai aimé la grammaire ! »
C’est un des plus beaux mots de mourant qui soient. Il est de la grand-mère de Daniel Halévy. Il est le « persiste et signe » de tout un art de vivre français, qui est, avant et après tout, l’art de parler français.
On croit pouvoir être tranquille. Bouillon de culture ne manque pas de fidèles. Il se publie chaque jour en ce pays quelque quarante à cinquante titres. Le Salon du Livre attire les visiteurs par dizaines de milliers.
Tout va bien alors ? Non. Les apparences sont trompeuses. Luc Ferry, philosophe à la mode, affirme que 40% des enfants d’aujourd’hui ne savent pas lire. « Il dit des bêtises », proteste Alain Bentolila qui vient de remettre à Jacques Chirac un rapport sur l’illettrisme, ce doublet aseptisé d’analphabétisme. Possible, mais cet expert est lui-même obligé de reconnaître :
« On estime qu’entre 12 et 15 % des élèves entrant au collège ne peuvent pas aller au bout d’une page. Ils distinguent des mots, lisent des phrases simples, mais ne saisissent pas le sens de la page. Il semble d’autre part qu’il y ait entre 6 et 8% des jeunes adultes de 18 à 25 ans incapables de lire une phrase de plus de trois mots. »
Mânes de Jules Ferry, réveillez-vous ! Sortez de vos cendres pour maudire jusqu’à la fin des temps vos successeurs, les Edgar Faure, René Haby, François Bayrou, la Fédération de l’Éducation nationale, le syndicat des instituteurs et la méthode globale ; sans oublier la faiblesse des parents, la télévision, la publicité, les borborygmes du rock, les puérilités de la bande dessinée, et quelques autres coupables bien connus.
Plus guère de doute : le français est chef d’œuvre en péril. Il a eu grand mal jadis à se forger ses lettres de créance, puis de noblesse. Ses batailles face au latin, son père abusif, et à l’italien, son frère aîné et arrogant, ont été longues, dures, incertaines. Marc Fumaroli, subtil et savant, en a retracé l’histoire mouvementée dans le troisième volume des Lieux de mémoire de Pierre Nora. Avant que s’ancre au plus profond de chaque sujet, et bientôt citoyen, « l’amour de la langue française, inséparable de l’amour du royaume et de la communauté que cet amour construit », on aura beaucoup discuté et disputé, beaucoup écrit, à la chancellerie, au Parlement, chez Montaigne, chez Malherbe, bientôt Vaugelas et Bonhours. À la fin, il est vrai que « la France est devenue le salon de l’Europe » et que Rivarol en exalte l’universalité, mais l’aube des temps modernes se lève déjà :
« C’est par sa véhémence révolutionnaire, très vite au service des armées conquérantes, que la langue française va cette fois étonner l’Europe. »
Encore faudrait-il s’entendre : de quel français parle-t-on ? Car il y en a, aujourd’hui comme hier, de plus d’une sorte. Et de deux au moins : le français de Versailles et de Paris, de la Cour et de la ville, des salons et des savants ; le français des châteaux, dirait le bon M. Mauroy. Et le français des crocheteurs, des champs, des terroirs, des croquants. La province résiste.
Dans Naissance de la nation France, Colette Beaune écrit :
« Suivant les régions, le passage au français est plus ou moins rapide : vers 1400 en Auvergne, 1500 à Bordeaux, 1550 dans les Landes et 1600 dans les Pyrénées […] mais les classes populaires restent longtemps à l’écart du mouvement ».
Henriette Walter confirme dans L’aventure des langues en Occident :
« À l’époque de la Révolution, le français n’était vraiment parlé que par un Français sur dix, et on pense qu’un Français sur quatre ne le connaissait pas du tout. »
Rien n’est fini. Nous sommes un vieux pays de guerres civiles. Cela fait longtemps qu’on voit des insurrections populaires contre le français, des Ligues, des Frondes et des Communes qui se dressent contre le despotisme et le centralisme et qui réclament le fameux droit à la parole, le droit à leur parole : le breton, le basque, l’occitan. Naguère, on envoyait au coin avec un sabot pendu au cou l’écolier qui continuait à patoiser ; aujourd’hui breton, basque, catalan, occitan, gallo et corse sont admis au baccalauréat, mais Henriette Walter remarque :
« Si les unilingues, il y a deux cents ans, étaient les patoisants, de nos jours, ils ne parlent que le français. »
Cependant, une nouvelle langue dissidente est née : la tchatche, français des banlieues, mot né de l’argot algérois. Jean-Pierre Goudaillier, professeur de linguistique, lui a consacré un livre instructif : Comment tu tchatches. On apprend les sources : slang, arabe, tsigane, africain, yougoslave ; et les procédés les plus courants : l’apocope qui est la troncation de la syllabe finale et l’aphérèse, troncation de l’ initiale ( « gonzesse » devient « zesse » et « problème », « blème ») et surtout la verlanisation, permutation des syllabes (le « verlan » c’est l’« envers »).
Claude Hagège, qui a préfacé ce livre, voit dans la tchatche « une parole explosive […] la manifestation linguistique d’une révolte ». À l’heure du tag et du rap, de Nique ta mère et de La Haine, la fracture sociale passe par le langage. Au XIIe siècle, un clerc écrivait que « comme les bêtes de même langage vivent ensemble par nature paisiblement, aussi les hommes de même langage mènent plus facilement une vie commune. »
Que faire ? Se battre pour un français un et indivisible ou se résigner plus ou moins à un français multiculturel et pluriethnique ? La guerre civile continue. Il y a les libéraux et les ultras, ceux qui sont pour qu’on ouvre les frontières aux mots sans papiers et ceux qui pensent qu’on doit leur interdire droit de cité.
Gide se donnait volontiers les gants de se montrer laxiste à faire peur. Il admettait « malgré que » et « réaliser », et surtout, il écrivait ceci à Paul Souday, le critique du Temps, conservateur inflexible en matière de langage :
« On risque de tout perdre en voulant trop exiger. Il importe que la langue écrite ne s’éloigne pas trop de la langue parlée ; c’est le plus sûr moyen d’obtenir que la langue parlée ne se sépare pas trop de la langue écrite. J’estime qu’il est vain, qu’il est dangereux de se cramponner à des tournures et à des significations tombées en désuétude, et que céder un peu permet de résister beaucoup. »
On est tenté de donner raison à Jacques Boulenger et à André Thérive, auteurs soiffards et désinvoltes des Soirées du GrammaireClub. Ils écrivaient, comme André Gide, dans les années vingt et ils lui répondaient :
« En matière de langage, il faut être réactionnaire. Il faut l’être, parce qu’il n’y a aucun intérêt à ce que le français change rapidement […]. Pourquoi désirer que le français, qui était très bien au XVIIIe siècle et qui (mais chez les fort bons écrivains seulement, non plus chez tous) l’était presque autant au XIXe siècle, pourquoi désirer qu’il s’éloigne de ces moments d’excellence qu’il a connus, et quand nous voyons que c’est pour se gâter et perdre les qualités de clarté et d’abstraction qui lui avaient valu l’audience du monde ? »
Impossible de préférer un parti à un autre. D’autant que l’un et l’autre trahissent à tout bout de champ leur drapeau : rien de plus rigoriste que le Gide qui résiste aux entraînements du vulgaire. Rien de moins conformiste que le Jacques Boulenger de Toulet au bar et à la poste : il s’enchante sans cesse des cabrioles souvent très « limite » de l’auteur des Contrerimes.
Dans le brillant discours prononcé par Gilbert Dagron à la séance de rentrée de l’Institut de France en 2005, une phrase circonscrit très bien le débat :
« Une langue chargée de trop de mémoire est menacée de diglossie, comme la langue grecque, lourde d’un si riche héritage qu’elle se scinda pendant de longs siècles en une langue savante où chaque mot valait référence et où l’on ne pouvait dire bonjour ni bonsoir sans un détour par Platon ou les Pères de l’Église, et une langue populaire, plus savoureuse, mais de moindre épaisseur. »
Mais il n’y a pas de fatalité : le français n’est voué ni à se scléroser en langue morte ni à se dégrader en patois banlieusards. Empaillé ou débraillé, non merci. Roland Barthes, qui écrivait plus souvent en barthes qu’en français, l’a dit lui aussi, en bon français cette fois : « Il n’y a pas de crise de la langue, il y a une crise d’amour de la langue. »
L’amour est toujours là pourtant. Rappelons-nous ce qui s’est passé il n’y a pas si longtemps dans la guerre de l’orthographe. Le pauvre M. Rocard, las peut-être de réserver ses bienfaits aux Canaques, avait nommé des experts chargés de proposer des rectifications.
C’était bien la dixième fois depuis le début du siècle qu’on allait tenter cette chirurgie esthétique. Même les puristes purs de la famille Thérive dénonçaient depuis longtemps notre « fétichisme », notre « pédantisme orthographique ». Rien n’y a fait. Tempête de protestations, levée de boucliers. Il a fallu renoncer. Les corrections proposées étaient pourtant très légères, très bénignes. Non, il ne fallait pas toucher à ce tabou. L’affaire nénuphar que rappelle gaiement Henriette Walter donne une bonne idée de l’intransigeance montrée :
« La nouvelle graphie proposée comportait un f au lieu du ph, puisque ce mot n’est pas d’origine grecque mais vient du persan nenufar, lotus bleu, par l’intermédiaire de l’arabe. La graphie n’a donc aucune justification ici […]. Il faut aussi ajouter que nénuphar s’écrivait nénufar jusqu’au début du XXe siècle (c’est cette graphie qui est encore attestée chez Proust). Mais la force de l’imaginaire est telle que nombreux ont été ceux qui ont déclaré que, sans son ph, le nénuphar serait une moins jolie fleur ».
Le plus frappant dans cette guerre de religion c’est que les jeunes générations faisaient partie des réfractaires :
« Un petit sondage effectué auprès d’un groupe de jeunes, qui presque tous avaient fait plus de cinquante fautes au championnat d’orthographe de 1992 a montré que, malgré ces mauvais résultats, ils montraient tous une fascination irraisonnée pour cette orthographe qui les faisait souffrir ».
Peut-être pas si irraisonnée. Peut-être inspirée par la peur instinctive et inexprimée qu’on n’en arrive à l’orthographe phonétique « qui effacerait dans les mots d’aujourd’hui toute trace de leur prestigieux passé ». C’est que les mots ont leur beauté physique. Rémy de Gourmont la vantait dans son Esthétique de la langue française et Vaugelas lui-même disait de « insidieux » : « Il est beau et doux à l’oreille ». Beauté des mots, pouvoir des mots.
Peut-être aussi est-ce faire offense à la force du français, à sa capacité toujours renouvelée d’assimiler et d’intégrer que de le croire condamné à s’abâtardir en accueillant la terre entière. Quoi de plus français que alarme, arsenal, bémol, cavalier, citadelle, alerte, charlatan, ou fanal ? C’est de l’italien annexé. Et abricot, incartade, fétiche ou alcôve ? De l’espagnol incorporé. Ne pas oublier la naturelle tendance française à naturaliser : « Dès le XVe siècle, Landsknecht était devenu lansquenet, drinken, trinquer, Beiwache, bivouac et Sauerkraut, choucroute. Et les soldats de Louvois qui garnissaient à Kaiserslautern en avaient fait tranquillement Caseloutre. »
Mais l’anglais ? L’anglais finira bien par y passer lui aussi un jour, cela apaisera Etiemble, le pourfendeur du franglais. Il suffit d’écrire interviouve comme Jacques Perret ou Marcel Aymé pour que le mot ait tout l’air de nous revenir du latin et de l’anglo-normand. Prenons le verbe zapper, d’usage courant chez nous à présent : nous l’avons volé à l’anglais chez qui il voulait dire : faire disparaître brusquement, d’où tuer. Mais il a très vite voulu dire uniquement : changer de chaîne parce que la publicité est trop ennuyeuse ou le feuilleton trop bête. Zapper n’a ce sens que depuis peu chez les anglophones : ils doivent croire qu’avec son air de zigzaguer, le zapping est bien un mot que n’auraient pu inventer que ces sauteurs de Français.
Tout cela finit par faire penser que l’art du parler français exige, a toujours exigé, et tradition et révolution. Un grammairien du siècle passé, respecté dans tous les camps, Darmesteter, disait sagement dans sa Vie des mots :
« La vie, la santé du langage consiste à suivre le plus lentement possible la force révolutionnaire qui l’entraînera toujours assez vite, en se retenant fortement aux principes conservateurs. » Victor Hugo disait déjà : « Ne dédaignez pas les grammairiens : ce sont des ouvriers utiles. Ils réparent et raccommodent la langue, incessamment ravagée et effondrée par ces lourdes charrettes de prose et d’éloquence que les journaux, la presse, le barreau et le tribunal, les tribunaux et les Chambres font partir chaque matin pour les quatre coins de la France et, il faut le dire aussi, ébranlée quelquefois, mais d’une autre manière, par le passage royal des grands écrivains. Ils pavent la grande route royale des idées. »
L’important à la fin, c’est d’aimer. Libre aux uns de regretter que de plus en plus rares soient les lecteurs qui savoureront toutes les nuances délicieuses qu’il y a dans la phrase : « J’aime beaucoup les femmes que j’ai beaucoup aimées. » Libre aux autres de se dire qu’à une phrase bien plate du genre : « Les femmes maigres n’ont pas de poitrine », ils ont bien le droit de préférer une tournure de tchatche autrement concise, pittoresque et imagée : « Les findus n’ont pas d’airbags ».
« Le français est devenu une langue provinciale. Les indigènes s’en accommodent. Le métèque seul en est inconsolable ». C’est ce qu’écrivait un métèque du nom de Cioran qui, comme Ligne ou comme Maistre, autres métèques, écrivait un magnifique français. Il raconte aussi :
« L’interprète des ambassadeurs envoyés par Xerxès pour demander aux Athéniens la terre et l’eau, Thémistocle le fit condamner à mort, par un décret approuvé de tous, “pour avoir osé employer la langue grecque à exprimer les ordres d’un barbare”. Un peuple ne commet un geste pareil qu’au sommet de sa carrière. Il est en pleine décadence, il est hors circuit dès qu’il ne croit plus à sa langue, dès qu’il cesse de penser qu’elle est la forme suprême d’expression, la langue même. »
François Crouzet
Source : Enquête sur l’histoire n°24, décembre 1997-janvier 1998