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"Le choc des civilisations" de Samuel Huntington 5/7

Huntington

  • « Au début des années 90, les deux tiers des immigrés en Europe étaient musulmans. La préoccupation des Européens en la matière concernait par-dessus tout l’immigration musulmane. Le défi est démographique – les immigrés représentent 10 % des naissances en Europe occidentale et les Arabes 50 % de celles-ci à Bruxelles – et culturel. Les communautés musulmanes, turque en Allemagne ou algérienne en France, n’étaient pas intégrées dans leur culture d’accueil et, au grand dam des Européens, ne semblaient pas devoir l’être » [p. 292].
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  • « Vis-à-vis des immigrés, l’hostilité européenne est étrangement sélective. Peu de gens en France s’inquiètent d’un afflux de ressortissants de l’Est – les Polonais, après tout, sont européens et catholiques. Les immigrés africains qui ne sont pas arabes ne sont pour la plupart ni redoutés ni méprisés. Le mot “immigré” est potentiellement synonyme de musulman, l’Islam étant aujourd’hui la deuxième religion en France (…) » [p. 292-293. D’après B.A. Roberson, « Islam and Europe : An Enigma or a Myth ? », in : Middle East Journal n°48, 1994, p. 302].
  • « L’opposition publique à l’égard de l’immigration et l’hostilité vis-à-vis des immigrés se manifestent dans des cas extrêmes par des violences perpétrées contre des communautés musulmanes et des personnes. Ce fut en particulier un problème en Allemagne au début des années 90. Plus significative est l’augmentation des suffrages ralliés par les partis d’extrême droite, nationalistes et anti-immigrés. En France, le Front national, négligeable en 1981, est monté à 9,6 % en 1988 et s’est ensuite stabilisé entre 12 et 15 % aux élections régionales et législatives. En 1995, les deux candidats nationalistes à la présidence de la République ont rassemblé 19,9 % des voix (…). En Belgique, le Bloc flamand et le Front national ont progressé de 9 % aux élections locales de 1994, le Bloc obtenant 28 % à Anvers. (…) Ces partis européens hostiles à l’immigration étaient pour une bonne part l’image en miroir des partis islamistes dans les pays musulmans. C’étaient des outsiders dénonçant un establishment social et politique corrompu » [p. 293-294].
  • « L’Europe ou bien les États-Unis peuvent-ils inverser la tendance ? En France, le pessimisme démographique est de mise, depuis le roman de Jean Raspail [Le Camp des saints, 1973] dans les années 70 jusqu’aux analyses académiques de Jean-Claude Chesnais [Le Crépuscule de l’Occident : démographie et politique, 1995] dans les années 90. Pierre Lellouche l’a bien résumé en 1991 : “L’histoire, la géographie et la pauvreté montrent que la France et l’Europe sont destinées à être noyés par la population des pays à problèmes du Sud. L’Europe était blanche et judéo-chrétienne dans le passé ; elle ne le sera plus à l’avenir” [5] » [p.298].
  • « Les sociétés européennes ne veulent en général pas assimiler les immigrés ou bien elles éprouvent de grandes difficultés à le faire. Les immigrés musulmans et leurs enfants sont également ambigus quant à leur désir d’assimilation [6]. Une immigration importante ne peut donc que produire des pays divisés entre chrétiens et musulmans. Ce phénomène pourrait être évité si les gouvernements et les électeurs européens étaient prêts à payer le prix de mesures restrictives (…) » [p. 298-299].

Chapitre IX : La politique globale des civilisations

États phares et conflits frontaliers

Dans un monde reposant sur l’ordre des civilisations, les relations entre entités appartenant à différentes civilisations seront souvent conflictuelles, prophétise Huntington. La paix froide, la guerre froide, la guerre commerciale, la quasi-guerre, la drôle de paix, les relations agitées, la rivalité intense, la coexistence dans la concurrence, la course aux armements seront autant d’expression caractérisant les relations intercivilisationnelles. La confiance et l’amitié seront rares. Huntington prévoit deux grands types de conflit :

  • Au niveau local, les conflits civilisationnels surviendront entre États voisins appartenant à différentes civilisations comme dans l’ex-Union soviétique et l’ex-Yougoslavie.
  • Au niveau global, les conflits entre États phares auront lieu entre les grands États appartenant à différentes civilisations. Les conflits surviendront par ex. lorsqu’un État phare d’une civilisation donnée montera en puissance et mettra ainsi en péril la position d’États phares appartenant à d’autres civilisations.

L’Islam et l’Occident

Huntington développe à propos de l’Islam, et de sa relation avec l’Occident, toute une série d’idées assez sulfureuses. Le fait que le politologue attribue à cette relation un caractère problématique est une des raisons majeures expliquant l’ire que son ouvrage a suscitée dans les milieux bien pensant européens. Toutefois, vous allez pouvoir constater que ces idées ne sont pas totalement dénuées de sens. « Certains Occidentaux, déclare-t-il, comme le président Bill Clinton, soutiennent que l’Occident n’a pas de problèmes avec l’Islam, mais seulement avec les extrémistes violents. Quatorze cents ans d’histoire démontrent le contraire. Les relations entre l’Islam et le Christianisme, orthodoxe comme occidental, ont toujours été agitées. Chacun a été l’autre de l’autre. (…) C’est la seule civilisation qui a mis en danger l’existence même de l’Occident, et ce à deux reprises [7] » [p.306-307].

Les causes de cet affrontement pluriséculaire et irréductible ne sont pas contingentes mais résident dans la nature même des deux religions, déclare Huntington : « Tous deux sont universalistes et prétendent incarner la vraie foi, à laquelle tous les humains doivent adhérer. Tous deux sont des religions missionnaires dont les membres ont l’obligation de convertir les non-croyants. Depuis ses origines, l’Islam s’est étendu par la conquête et, le cas échéant, le Christianisme aussi. Les concepts parallèles de “Jihad” et de “Croisade” se ressemblent beaucoup et distinguent ces deux fois des autres grandes religions du monde » [p. 309].

À l’heure actuelle, le conflit a toutefois changé de visage. En effet, c’est moins contre l’Occident chrétien que les musulmans se battent aujourd’hui que contre l’Occident athée, ayant élevé le matérialisme au rang de religion universelle. Auparavant, l’ennemi des musulmans était le matérialisme dialectique en provenance des pays communistes. Désormais, l’ennemi principal des musulmans est le matérialisme marchand.

Dernier élément sur lequel Huntington insiste dans la relation Islam/Occident : à mesure que l’influence de l’Occident s’efface des anciennes colonies du Proche-Orient, l’émergence d’États phares capables d’unir le monde arabe se fait plus pressante, elle est aussi plus probable. On considère trop souvent que les musulmans engagés dans la guerre contre l’Occident ne représentent que la minorité. Les scènes de liesse dans les rues de nombreux pays à majorité musulmane où dans certains faubourgs musulmans de nos villes européennes le 11 septembre 2001 laissent présumer le contraire !  Soutenir et applaudir, fussent-ils des actes passifs, constituent les premières étapes de la résistance… et de la résistance à la lutte, le pas est vite franchi.

L’Asie, la Chine et l’Amérique

Pour Huntington, l’Asie, particulièrement l’Extrême-Orient, constitue le théâtre le plus probable des conflits entre civilisations. Il donne d’ailleurs à cette région le nom de « chaudron des civilisations ». En effet, « rien qu’en Extrême-Orient, on trouve des sociétés qui appartiennent à six civilisations – japonaise, chinoise, orthodoxe, bouddhiste, musulmane et occidentale -, plus l’Hindouisme en Asie du Sud. Les États phares de quatre civilisations, le Japon, la Chine, la Russie et les États-Unis, sont des acteurs de poids en Extrême-Orient ; l’Inde joue également un rôle majeur en Asie du Sud, tandis que l’Indonésie, pays musulman, monte de plus en plus en puissance » [p. 322].

Le risque de conflit généralisé dans la région est encore aggravé par les interactions de plus en plus nombreuses entres les sociétés asiatiques et les États-Unis. Or, constate Huntington, il existe des différences fondamentales de valeur entre les civilisations asiatiques et la civilisation américaine : « L’ethos confucéen dominant dans de nombreuses sociétés asiatiques valorise l’autorité, la hiérarchie, la subordination des droits et des intérêts individuels, l’importance du consensus, le refus du conflit, la crainte de “perdre la face” et, de façon générale, la suprématie de l’État sur la société et de la société sur l’individu. En outre, les Asiatiques ont tendance à penser l’évolution de leur société en siècles et en millénaires, et à donner la priorité aux gains à long terme. Ces attitudes contrastent avec la primauté, dans les convictions américaines, accordée à la liberté, à l’égalité, à la démocratie et à l’individualisme, ainsi qu’avec la propension américaine à se méfier du gouvernement, à s’opposer à l’autorité, à favoriser les contrôles et les équilibres, à encourager la compétition, à sanctifier les droits de l’homme, à oublier le passé, à ignorer l’avenir et à se concentrer sur les gains immédiats » [p. 331-332].

Enfin, comme nous l’avons théorisé ici plus haut, les États-Unis ne peuvent supporter l’émergence de la Chine comme puissance régionale en Extrême-Orient car elle est contraire selon Huntington, aux intérêts vitaux américains. Notons au passage que le gros problème de la politique américaine est le suivant : ils adoptent la doctrine Monroe à l’échelle de leur continent mais ils ne supportent pas que les États phares des autres civilisations fassent de même avec leur propre sphère de rayonnement ! Précisons toutefois qu’une Chine trop dynamique au point de vue démographique, serait contraire également à nos propres intérêts. En effet, la Chine risque à terme de déverser son trop plein de population en Europe ou dans les vastes espaces de la Sibérie, riches en matière première. À l’inverse des États-Unis, nous ne sommes pas opposés au rayonnement de la Chine en Extrême-Orient, du moment que cette expansion ne déborde pas sur notre propre sphère civilisationnelle qui comprendra nécessairement la Sibérie.

Face à cette montée en puissance de la Chine, les Américains espèrent jouer la carte du Japon, État traditionnellement “suiviste” de la puissance US depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Le “suivisme” est un des autres concepts développés par Huntington. Selon lui, les États peuvent réagir de deux manières à la montée d’une puissance nouvelle. « Seuls ou alliés à d’autres, ils peuvent s’efforcer d’assurer leur sécurité en recherchant l’équilibre avec la puissance émergente, la refouler ou, si nécessaire, entrer en guerre avec elle pour la vaincre. Au contraire, ils peuvent se rallier à elle, se mettre d’accord avec elle et adopter une position secondaire ou subordonnée vis-à-vis d’elle dans l’espoir de voir leurs intérêts clés protégés » [p. 342]. Une solution médiane constituerait à alterner recherche de l’équilibre et “suivisme” mais elle risquerait à terme de vexer à la fois la puissance émergente et les alliés alternatifs. On comprendra aisément, suite à cette définition du “suivisme”, que la solution japonaise n’est pas idéale pour les États-Unis puisque la particularité d’un État “suiviste” est d’abandonner la puissance dominante, une fois qu’une autre puissance émerge. Effectivement, suite au déclin de l’Occident, le Japon restera-t-il fidèle à son allié américain ? Choisira-t-il l’orbite chinoise ? Nous ne pouvons qu’espérer l’émergence d’une nouvelle puissance dans la région : l’Empire eurosibérien qui saura séduire et rallier la civilisation japonaise et son porte-avions insubmersible.

Chapitre X : Des guerres de transition aux guerres civilisationnelles

Caractéristiques des guerres civilisationnelles

Elles ont tendance à être très violentes et sanglantes parce qu’elles mettent en jeu des questions fondamentales d’identité. En outre, elles traînent souvent en longueur ; il arrive qu’elles soient entrecoupées de trêves ou d’ententes, mais en général ces dernières ne durent pas, et les combats reprennent. « D’autre part, en cas de victoire militaire décisive de l’un des deux camps, les risques de génocide sont plus élevés lorsqu’il s’agit d’une guerre civile identitaire.  (…) Les conflits civilisationnels sont parfois des luttes pour le contrôle des populations. Mais, le plus souvent, c’est le contrôle du sol qui est en jeu. Le but de l’un des participants au moins est de conquérir un territoire et d’en éliminer les autres peuples par l’expulsion, l’assassinat ou les deux à la fois, c’est-à-dire par la purification ethnique » [p. 376-377]. Les exemples du Ruanda ou encore du Kosovo sont éloquents à cet égard ! Retenons en tout cas ces deux caractéristiques fondamentales :

  • Comme elles mettent en jeu des questions fondamentales d’identité et de pouvoir, on a du mal à les résoudre par des négociations ou des compromis. Un armistice obtenu ne signifie d’ailleurs jamais la fin d’un conflit qui, tel un feu de forêt maîtrisé, peut reprendre avec violence à tout instant.
  • Les guerres civilisationnelles éclatent entre groupes qui font respectivement partie d’ensembles culturels plus larges. Les risques d’extension de la guerre sont donc énormes, surtout dans le monde “connecté” et “internationalisé” qui est le nôtre. « Les migrations ont donné naissance à des diasporas dans des tierces civilisations. Les communications permettent plus facilement aux parties en présence d’appeler à l’aide, et à leurs “proches parents” d’apprendre immédiatement ce qui arrive à leurs alliés. Le rétrécissement permet ainsi aux “groupes apparentés” de fournir un soutien moral, diplomatique, financier et matériel aux parties en présence. (…) À son tour, le soutien apporte un renfort aux parties en présence et prolonge le conflit » [p.379-380].

Chapitre XI : La dynamique des guerres civilisationnelles

Les guerres civilisationnelles sont particulièrement intenses, non seulement sur le terrain mais également psychologiquement, puisqu’elles mobilisent tout autant l’énergie des combattants que leur conscience identitaire. De par ce caractère identitaire, elles ont des retombées néfastes sur l’ensemble des habitants des civilisations concernées.  Une menace localisée est naturellement magnifiée et généralisée à l’échelle de la civilisation. Au début des années 90, les Russes ont ainsi défini les guerres entre clans et régions du Tadjikistan, ou la guerre en Tchétchénie, comme des épisodes d’un affrontement plus large, pluriséculaire, entre l’Orthodoxie et l’Islam, tandis que les opposants musulmans étaient engagés dans un djihad, soutenus par des groupes islamistes radicaux exploitant la conscience identitaire des révoltés. De même une défaite locale d’un pays face à un pays appartenant à une autre civilisation, peut résonner comme un échec cuisant à l’échelle civilisationnelle. On comprend dès lors l’acharnement que certains États phares mettent pour soutenir des États secondaires dans des conflits locaux. La « théorie des dominos » en vogue durant la guerre froide est remise à l’honneur : une défaite dans un conflit local peut provoquer des pertes de plus en plus lourdes et conduire ainsi au désastre à l’échelle de la civilisation [p. 406-407]. Huntington note également que les processus de “diabolisation” sont particulièrement intenses dans les affrontements de civilisations : les opposants sont souvent dépeints comme des sous-hommes, ce qui donne le droit de les tuer. De même, leur culture est vouée aux gémonies : tous les symboles, tous les objets culturels de l’adversaire deviennent des cibles. On se rappellera au Kosovo des mosquées détruites par les forces serbes mais aussi des monastères orthodoxes saccagés par les Albanais. « Dans les guerres entre culture, la culture est toujours perdante » [p. 408].

À suivre

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