Si le propre de l’ "éclaireur" est de séduire, d’intriguer, de choquer ses contemporains, de bousculer des habitudes, des dogmes, des illusions, d’ouvrir des chemins inexplorés ou abandonnés, alors Jean Baudrillard peut apparaître comme l’une des incarnations les plus achevées de l’éclaireur du XXIe siècle, réussissant le tour de force de rester dans les marges des systèmes : "pas rejeté mais pas vraiment intégré, écrivant des livres mais peu préoccupé par une idée d’œuvre, animé par un désir de théorie, mais finalement essayant d’aller au-delà" (interview à Lire, juin 1987). Position à la fois ingrate et confortable : fut-il un philosophe, un sociologue, un psychologue, un moraliste, un essayiste ? Il fut, à la vérité, tout cela à la fois, et bien d’autres choses encore – comme d’autres éclaireurs de notre époque (Roland Barthes, Georges Perec, Philippe Muray…), jaloux de leur singularité, désireux de ne jamais laisser les systèmes et les conformismes empiéter, si peu que ce fût, sur leur liberté de penser, de juger, de critiquer, de décrire, d’analyser. Dans le Cahier de l’Herne, dirigé par François L’Yvonnet, qui lui a été consacré de son vivant, Philippe Muray (mort un an, presque jour pour jour, avant Baudrillard) écrivait à son propos : "C’est la pensée la plus réjouissante, la plus vivante et la plus libre que je connaisse. Il est bien normal que, pour cette raison, elle suscite à intervalles réguliers des prurits d’hostilité ou d’indignation de la part de tous les calotins de la modernité."
Quoi d’étonnant à cela si l’on songe que ce fils de gendarme, né à Reims en 1929, d’une famille de paysans des Ardennes (et il avait gardé de ces origines, prétendait-il, "comme une prévention barbare à l’égard de la culture"), a été profondément influencé, aux alentours de sa vingtième année, par Alfred Jarry et par la "Pataphysique" – et il reniera jamais cet héritage, ce qui lui vaudra d’être élevé au grades fort enviés de "Satrape", puis "Satrape fondamental du Collège de 'Pataphysique' " : "La 'Pataphysique', expliquera-t-il, a représenté essentiellement pour moi une attitude mentale. Elle m’a servi à rompre avec tout un faux sérieux philosophique." (interview au Figaro littéraire, 24 mars 2005) Lui-même résumait ainsi son itinéraire : "Pataphysicien à 20 ans ; situationniste à 30 ; utopiste à 40 ans ; transversal à 50 ; viral et métaleptique (1) à 60 – toute mon histoire." (Cool Memories, II) En fait, ces strates s’étaient empilées au fil des décennies, chacune d’elles contribuant à composer une personnalité aussi séduisante que déconcertante. Il aimait à rappeler qu’il était né juste après le "Jeudi noir" de Wall Street – en réalité quelques mois auparavant, mais qu’importe : il avait connu les prémices de la "première grande crise de la modernité" et, à l’aube de son soixante-dixième anniversaire, il confiait son espoir de vivre assez longtemps pour assister à son tournant catastrophique avant la fin du siècle. Espoir exaucé puisqu’il succombera à une "longue maladie" neuf ans plus tard.
Après avoir préparé à Henri-IV le concours de Normale Sup et refusé de le passer, il se fait ouvrier agricole puis maçon, avant de reprendre ses études en Sorbonne. Professeur d’allemand dans le secondaire, traducteur de Holderlin, Marx et Brecht, collaborateur des Temps modernes, il entame ensuite une thèse de doctorat de 3e cycle de philosophie politique consacrée au "système des objets", sous la houlette d’Henri Lefebvre, le grand sociologue (marxiste) de la vie quotidienne, tout en suivant les cours de Barthes à l’Ecole pratique des Hautes études. Sa thèse devenue livre sous le même titre, est publiée juste avant les événements des 1968 (heureuse coïncidence puisqu’elle est fondée sur une très subtile critique des lois du capitalisme). Un coup de maître, qui lui apporte la notoriété et un poste de maître-assistant au département de sociologie de Nanterre, où l’a fait venir le tout-puissant Lefebvre. Il y restera vingt ans, considéré comme l’une des figures votives des "enragés" - ce qui ne lui enlèvera rien de sa lucidité sur les hommes et les événements : "On passait de l'histoire transcendante, la grande Histoire, à une sorte de contre-histoire, confiera-t-il. On descendait vers l'anodin et la banalité qui devenaient des objets dignes d'intérêt sur le plan historique." (interview à la revue Le Philosophoire, université de Toulouse-le Mirail, n° 19).
En 1970, il publie La Société de consommation, un deuxième livre, qui assoit définitivement son autorité : "Si la société de consommation ne produit plus de mythe, y explique-t-il, c’est qu’elle est elle-même son propre mythe."
Tout en assumant des postes diversifiés dans l’enseignement (professeur à Nanterre, puis à l’Institut de recherche sur l’innovation sociale du CNRS et enfin à l’Institut de recherche et d’information socio-économique à Paris-Dauphine), il publie de nombreux ouvrages qui font de lui, dans la ligne situationniste de Guy Debord, l’un des critiques les plus intelligents du système capitaliste, sans qu’il puisse être suspecté de complaisance à l’égard des idéologies alors dominantes (post-stalinisme, trotskyste, maoïsme) : Le Miroir de la production ou l’illusion critique du matérialisme historique (Casterman, 1973), L’Echange symbolique et la mort (Gallimard, 1976) et De la séduction (Galilée, 1979) lui apportent un public plus large que le seul milieu universitaire. Des économistes, des publicitaires, des architectes, des psychanalystes se réfèrent à ses idées, à sa façon, ô combien stimulante, d’expliquer que les idéologies sont d’abord des systèmes de signes, des simulacres qui éloignent de plus en plus de la réalité. Il est demandé en Californie et en Italie, où Umberto Eco l’invite à ses colloques de sémiotique d’Urbino.
Sa notoriété dépasse très largement l’horizon hexagonal. En 2001, il constatera qu’une vingtaine de livres lui avaient été consacrés à l’étranger ; en France, aucun - si l’on met à part les actes d’un colloque organisé par des amis à Grenoble. Il s’intéresse au cinéma, à la photographie, à la chanson, à toutes les formes de l’art – sans prendre de gants pour dénoncer la "nullité" d’un certain art contemporain, comme il le fera plus tard dans Le Complot de l’art (1997), où il s’en prend à la "servilité générale" des créateurs. Il faut croire qu’il touchait juste, car les réactions sont violentes : "être contre l’art contemporain, c’est être pour Le Pen", ou bien encore : "être contre l’art contemporain, c’est défendre l’art traditionnel". Il n’en est pas troublé : "Pourquoi, répond-il, me refuse-t-on le droit de déceler une intoxication esthétique au même titre qu’il peut exister une intox politique ou médiatique ?"
Entre temps, il a publié deux ouvrages carrément iconoclastes : L’Effet Beaubourg et Oublier Foucault (1977). Le Baudrillard polémiste, provocateur, se fait mal voir dans le milieu intellectuel, qui, malgré tout, ne réussit pas à s’en débarrasser. Mais il gagne un public nouveau, qui se régale de sa dénonciation intelligente et tonique des "papes de la modernité" et des valeurs à la mode : "Quelle prétention narcissique de s’autoproclamer intellectuel, dit-il, d’exploiter ce statut et de récriminer contre sa disparition ! […] Les analyses qui nous sont proposées de la modernité témoignent d’ailleurs d’une telle pauvreté d’interprétation que l’on peut vraiment s’interroger sur le manque d’ambitions théoriques de leurs auteurs. Je me demande comment ils n’ont pas plus d’orgueil pour oser sortir des produits de ce genre." (interview à Lire, juin 1987) Les cinq volumes de Cool Memories (1987-2005), véritable journal de bord d’un "philosophe du doute", selon l’expression de son ami Paul Virilio, des libelles de bonne facture (La Gauche divine, 1985 ; La Guerre du Golfe n’a pas eu lieu, 1992 ; L’Echange impossible, 2001 ; L’Esprit du terrorisme, 2001), ainsi que de nombreuses tribunes dans Le Monde et surtout dans Libération donnent largement raison à Philippe Muray : Baudrillard est de plus en plus inclassable, de plus en plus libre, et cela lui confère de plus en plus de talent. Les accusations pleuvent de plus belle : "nihiliste", "réactionnaire", "beauf" (2), et l’on en passe…
En réalité, ce que détestent les "calotins de la modernité", comme il les appelle, c’est le goût du paradoxe et l’exigence de lucidité : "Ne pas être dans le paradoxe, explique-t-il, s’inscrire dans une sorte de dirigisme, de direction obligée, claire et nette, avec le pour, le contre, etc., tout cela m’a toujours semblé relever d’un maniement anormal de la pensée. […] La lucidité, à mes yeux, est essentiellement paradoxale. De plus en plus même, ajouterai-je, dans le monde tel qu’il est…" (interview au Figaro littéraire, 24 mars 2005) Valéry, avant lui, avait expérimenté, avec succès, ce cocktail : un tiers de provocation, un tiers de paradoxe, un tiers de lucidité (la réussite de cette alchimie dépendant étroitement, selon l’immortelle réplique du César de Marcel Pagnol, de la "grosseur des tiers"). Cela vous fait mal voir de "l’élite", mais vous acquiert les suffrages du public. "Qu’on le pratique ou pas, qu’on l’aime ou pas, il aide à réfléchir", notait le journaliste Philippe Petit (Marianne, 25 octobre 1999). De combien de penseurs actuels peut-on en dire autant ?
Remettant en cause sans aucun parti pris quelques grandes certitudes, montrant que les vérités les plus antinomiques peuvent coexister, tout en demeurant conscient de ses propres contradictions et surtout sans céder à la tentation nihiliste de l’absurde, du non-sens, du désespoir, il s’efforce – sans aucune pose, sans prétention, sans ambition affichée – d’imaginer et de décrire ce qui arrivera, ce qui sera "métabolisé" : "Quand on parle de la "fin de l’histoire"’, de la "fin du politique"’, […] de la "fin des idéologies", rien de tout cela n’est vrai. Le pire est justement qu’il n’y aura de fin à rien." (L’Illusion de la fin, 1992) Pour lui, les jeux ne sont jamais faits ; la mondialisation n’a pas gagné d’avance : "Face à sa puissance dissolvante et homogénéisante, on voit se lever partout des forces hétérogènes, pas seulement différentes mais antagonistes et irréductibles." (Libération, 18 mars 1996) Plaquer sur cet avenir provisoirement indéchiffrable des schémas de pensée traditionnels ne servirait qu’à brouiller toutes les pistes.
Après avoir visité la grotte de Lascaux, il relit un texte de Georges Bataille, où celui-ci expliquait que les hommes de Lascaux n’avaient pas représenté d’hommes parce qu’ils étaient en train de se détacher de l’animalité, qu’ils étaient encore incapables de se doter d’un statut supérieur, que l’humain n’existait pas en tant que tel : "Des milliers d’années après Lascaux, suggère Baudrillard, peut-être assistons-nous à une opération similaire au cours de laquelle l’espèce se détache de ce que l’on croyait être l’humain. Du point de vue humain, précisément, cela paraît désastreux. Mais, au fond, on n’en sait rien et je crois qu’il n’y a pas de morale à opposer au désir immoral et technique d’immortalité." (interview au Monde de l’Education, juillet-août 2001) Ce genre d’intuition le rend à la fois nécessaire et indémodable. "La pensée doit être exceptionnelle, anticipatrice et à la marge – l’ombre projetée des événements futurs", écrivait-il dans le dernier volume de Cool Memories. Il ne tient qu’à chacun de nous de se conformer à cette feuille de route. Il meurt le 6 mars 2007. Au cimetière Montparnasse, devant sa tombe, le philosophe René Schérer assure : "L’enterrement de Jean Baudrillard n’a pas eu lieu, et c’est tant mieux. A présent, il va vivre."
François BROCHE Journaliste, historien http://www.magistro.fr/
1) Au journaliste Pierre Boncenne, légèrement interloqué, il expliquait : "Métaleptique c’est prendre l’effet pour la cause, inverser ou rompre le déroulement rationnel des choses. Viral, c’est un peu pareil : il n’y a plus de causalité, il y a un brouillage des connexions. Cela correspond un peu à l’idée que je me faisais d’une pensée radicale qui n’est plus critique et rationnelle mais qui déstabilise le jugement et l’écriture." ( Le Monde de l’Education, numéro spécial, juillet-août 2001)
(2) En 2005, un certain Thomas Florian a publié un pamphlet, où il accuse Baudrillard de "recycler tous les poncifs de la beauferie de bistrot" (Bonjour… Jean Baudrillard, Editions Cavatines) et place ses analyses philosophiques au même niveau que celles de l’acteur karatéka Jean-Claude Van Damme. Pour avoir une idée plus juste de l’homme et de sa pensée, il est préférable de lire La Séduction Baudrillard, de Ludovic Leonelli (Editions Ensba [Ecole nationale supérieure des Beaux-Arts], 2007).