Paul Léautaud est né le 18 janvier 1872 à Paris. Sa mère, l'une des multiples compagnes d'un père des plus volages, l'abandonnera cinq jours après l'accouchement. Son père, qui fut comédien puis souffleur durant vingt-trois ans à la Comédie française, relèvera et lui fera découvrir le monde du Théâtre qui l'enchantera. Le petit Paul jouit très jeune d'une grande indépendance. Dès l'âge de huit ans, il possède une clef du domicile, situé 21 rue des Martyrs. Il reverra sa mère en 1901, lors des obsèques de sa tante. Elle ne le reconnaîtra même pas... Elle mourra en 1916, assassinée par une domestique. Il entame, la même année, son Journal littéraire, qu'il tiendra soixante-trois ans. Le modeste employé de bureau va dévoiler, avec jubilation, les coulisses du monde des lettres, épingler les ridicules des petits et grands hommes de l'époque et raconter la comédie humaine, parfois scandaleuse, parfois risible. Bruno de Cessole, dans son « Défilé des réfractaires » le qualifie de « Saint-Simon de la IIIe République ». Misogyne et misanthrope affirmé, Paul Léautaud aimait la solitude et la compagnie de ses animaux favoris, chiens et chats (il en eut près de cinq cents), et même une chèvre, une oie et un singe, qu'il préférait de beaucoup à la fréquentation des hommes, qu'il jugeait féroces et hypocrites. Sans verser dans un freudisme de pacotille, on peut penser que Léautaud, le cynique, est devenu écrivain pour compenser les carences affectives dont il avait souffert, enfant : un enfant esseulé, sevré de tendresse, nostalgique d'un bonheur qu'il n'avait pas connu. Il refusa la possibilité d'être heureux, quand celle-ci se présentait à lui. Il écrira : « Ce qui me navre, c'est cette faculté que j'ai pour laisser tout passer devant moi, à portée de moi, ce manque de ressort, d'ambition, de vie autre qu'intérieure. J'ai toujours plus joui de mes chagrins que de mes bonheurs. » De l'amour, il ne connaîtra que l'amour physique. Ce pessimiste écrira : « l'amour, c'est l'attrait charnel, le plaisir reçu et donné, la jouissance réciproque. Le reste, les hyperboles, les soupirs, les élans de l'âme, sont des plaisanteries, des propos pour les niais, des rêveries de beaux esprits impuissants. » Et l'écriture ? Il dira : « Je suis arrivé à cette opinion, que la littérature, comme tous les arts, est une faribole. Il n'y a rien d'admirable. Il arrive qu'on intéresse, qu'on distraie, qu 'on plaise, rien de plus... » - Alexandre Valette, directeur du Mercure, était l'un des hommes à l'avoir le plus côtoyé. Il lui dira : « Au fond, vous êtes un aristocrate. Tous vos faits et gestes, vos façons d'agir, le prouvent. » Un aristocrate, peut-être, mais un aristocrate solitaire, sans aucune quête d'un quelconque pouvoir, un misanthrope affirmé qui observait cependant ses contemporains avec la curiosité de l'entomologiste qui dissèque les insectes. Ses positions politiques ? Il était autant réactionnaire qu'anarchiste. Il haïssait le désordre et la nouveauté, n'aimait pas le peuple et méprisait le patriotisme, la violence, la guerre et l'esprit grégaire. Il s'en prend aux ouvriers, jugés fainéants, aux allocations familiales, aux syndicats et aux partis politiques. Il détestait la politique et n'a jamais voté... Antisémite, il l'était assurément. Il revient sans cesse sur les origines juives de Léon Blum et ne cesse d'exprimer son soutien à Chamberlain qui avait tenté de faire la paix avec l'Allemagne national-socialiste. Dans son journal d'après-guerre, il regrettera l'Occupation allemande et accusera la Pologne d'avoir provoqué « la grande nation allemande. »... Il écrira, en novembre 1946 : « Être antisémite, c'est une opinion. Cette opinion est devenue un crime comme quelques autres. Condamnation. Si les juifs sont un jour les maîtres, cela deviendra peut-être un crime d'aller à la messe. » Il connaît dans les années 1950 une certaine célébrité, grâce à ses entretiens radiophoniques avec Robert Mallet. « Il s'évertua à donner de lui l'image d'un affreux bonhomme, égoïste et ricaneur, réactionnaire et passéiste, pourfendeur des fausses gloires et des impostures de son temps », raconte Bruno de Cessole. Les Français prirent plaisir à l'écouter et l'aimèrent, comme on aime un grand-père râleur. Il meurt le 22 février 1956 à Château-Malabry. Ses dernières paroles auraient été : « Maintenant, foutez-moi la paix. » Par testament, il avait nommé comme ayant-droit de ses œuvres la S.P.A., laquelle les gérera jusqu'en 2035. Ses descriptions du monde animal, de ses souffrances, de l'abandon cruel de fidèles compagnons par des maîtres sans cœur, sont les plus touchantes de son journal littéraire. Roger Nimier dira de lui : « Il aurait bien voulu être méchant. Il n'y a pas réussi. »
R.S. Rivarol du 21 décembre 2012