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Glossaire de décryptage : Quand les mots nous intoxiquent

À l'image du polonium 210, les mots que la presse de destruction massive dirige contre nos intelligences rayonnent sur les écrans, irradient les ondes, contaminent les canards. En temps de guerre, cette mauvaise grippe sémantique fait du dégât. Si notre radar intuitif ne détecte pas ces virus de la langue, on entre dans un état de dépendance mentale. Voici un petit glossaire en forme de nécessaire de survie.

Armes de destruction massive :
Peut-être le plus haut degré jamais atteint sur l'échelle de Richter de l'intox. Les États-Unis en regorgent (et ne se sont pas privés de les utiliser, demandez aux Japonais) ; la France, la Russie, le Royaume-Uni, la Chine ont aussi le droit d'en avoir (mais c'est pour maintenir « l'équilibre de la paix » ; l'Irak n'en possédait pas. Mais c'est à Saddam qu'on passa la corde au cou. Par delà ce mensonge planétaire, l'expression ADM vise avant tout les esprits. Armes nucléaires, biologiques ou chimiques, c'est trop technique pour le quidam. Le sigle NBC, testé dans les années 1980, n'a pas pris. Avec les ADM, c'est déjà l'apocalypse !

AXE : Ou comment asperger vos ennemis avec un parfum de Deuxième Guerre mondiale. L'« Axe du Mal » - avec des majuscules s'il vous plaît - renvoie aux forces de l'Axe, forcément casquées, bottées et fanatisées. L'amalgame culmine quand on confond dans l'opprobre l'Iran et la Corée du Nord, deux pays totalement différents, auxquels on prête une alliance aussi maléfique qu'imaginaire. L'intox fonctionne toujours sur le stimuli binaire : si l'Axe est affreux, les Alliés sont vertueux. Et qui ne s'oppose pas à l'Axe est atteint par l'« esprit de Munich ». Evidemment.

CHARNIER : La vigilance s'impose quand les médias jouent les vautours. Qui ne se souvient de Timisoara, en Roumanie, en 1989 ? Juste avant Noël, les médias exhibent les corps de milliers de victimes de la Securitate, la police du régime. En fait, on avait mis en scène 19 cadavres sortis de la morgue. Le mégalo Ceaucescu avait beau s'appeler le « génie des Carpates » il se laissa piéger comme un débutant par une révolution de palais. Les médias occidentaux diffusèrent aussi sans scrupules les images de son procès truqué et de son ignoble liquidation (voir « Exécuter »). Le charnier a aussi ceci de particulier qu'il ne peut être isolé. S'il y en a eu un, c'est qu'il y en aura d'autres. D'où la nécessité d'« intervenir » pour « prévenir ».

CONSERVATEUR : Gare aux étiquettes ! Pour reprendre le cas de la révolution roumaine, les communistes étaient constamment qualifiés de « conservateurs », Cela introduit une confusion car, à l'Ouest, les partis communistes pointaient dans le camp progressiste. Chez nous, les conservateurs, c'est la droite ou ce qu'il en reste. L'association d'idées est alors évidente : si Ceaucescu (et plus tard Milosevic) est conservateur, c'est qu'il est de droite et même d'extrême droite, donc fasciste. D'un soulèvement anti-communiste, la révolution roumaine devint un mouvement d'émancipation sociale analogue à ceux que la gauche soutient dans les sociétés libérales. Changez le mot et vous changerez l'emballage. Et le fascisme, à qui on n'a rien demandé, tient toujours le mauvais rôle. Génial, non ?

COMMUNAUTÉ INTERNATIONALE : Faux nez des États-Unis. L'article défini suggère un unanimisme planétaire. L'idée de communauté donne une légitimité à l'action entreprise. Traduction exacte en serbe et en irakien : machine de guerre. Bien qu'internationale, on y entre aussi difficilement qu'au Jockey Club, Déjà entendu à la radio : « la communauté internationale et les pays arabes ». Quel aveu ! Qui n'appartient pas à la communauté internationale s'en est mis évidemment au ban tout seul.

DOMMAGES COLLATÉRAUX : Un bijou de la guerre moderne. Le massacre de civils, c'est beaucoup trop vulgaire ! Ça ne s'applique qu'à des régimes archaïques, comme Saddam Hussein gazant des Kurdes ou des Serbes bastonnant des Albanais. De plus, le dommage collatéral exclut la notion d'intentionnalité. C'est l'excuse des cours de récré : « j'l'ai pas fait exprès. » (Voir, Guerre propre ,) Quand le « dommage » est trop grand - à partir d'une dizaine de morts - entre en jeu la responsabilité de l'ennemi. N'a-t-il pas fait usage de « boucliers humains » au sein de ses sites militaires ? La seule explication logique puisque la guerre propre ne vise que des cibles dûment identifiées.

ÉPURATION, NETTOYAGE OU PURIFICATION ETHNIQUE : Médaille d'or de l'intensité émotionnelle dans les années 1990. Rarement une expression aura autant indigné et mobilisé l'opinion. Ici, le rasoir sémantique est à double lame : la première servit à transformer les Serbes en peuple de SS. La seconde obéit à un mécanisme plus pervers : à force de dénoncer l'épuration ethnique, on finit par imposer une vision strictement ethniste des conflits. Or, pour ne parler que de la Bosnie, Serbes, Croates et Musulmans (cette dernière majuscule n'étant pas anodine) proviennent de la même souche. C'est l'histoire qui les a séparés. Mais au royaume de l'émotion, il n'y a pas de place pour l'explication.

EXÉCUTER Saddam Hussein a-t-il été exécuté ou assassiné ? Une exécution renvoie toujours à une sentence judiciaire, légitime si possible. L'assassinat est un meurtre, commis avec préméditation. Saddam Hussein a donc été exécuté.

FRAPPES CHIRURGICALES OU FRAPPES AÉRIENNES : La vieille Europe reste traumatisée par les bombardements anglo-américains de la Deuxième Guerre mondiale. De Saint-Lô à Dresde, que de souffrances enfouies sous les clameurs de la libération. Il fallait un mot nouveau. Frappe est ciselé sur mesure : le mot tient en une syllabe, ce qui sous-entend des effets moins longs et moins douloureux. Bombardement, ça fait massif ; frappe, c'est léger et ciblé, comme les dommages collatéraux. Le Petit Larousse l'a même intégré : « Frappe : opération ponctuelle pouvant combiner des moyens terrestres, navals et aériens. » A ce tarif-là, le 6 juin 1944 fut aussi une frappe.

GÉNOCIDE : Missile sémantique très efficace quand « la communauté internationale » veut diaboliser un adversaire. Un grand quotidien osa écrire sans aucune preuve à l'appui que « Srebrenica est le plus grand génocide, depuis les nazis ». A noter qu'il a fallu du temps pour que le terme se banalise. Il n'y eut longtemps qu'un génocide. Le droit d'usage l'a emporté sur le « devoir de mémoire ». Mais la charge émotionnelle de son sens « originel » n'en est que plus forte. Et gare à celui qui viendrait contester la réalité du génocide, tel Régis Debray de retour du Kosovo : le voilà bon pour devoir répondre de l'accusation de « négationnisme ! ».

PRÉVENTIVE (guerre) : Joli tour de magie sémantique. Dans l'opinion, l'idée de prévention est associée à la geste maternante de l'Etat providence. Du cancer à l'insécurité en passant par les accident, de la route, la prévention s'immisce à tous les étages. Dans ces conditions, une guerre préventive, c'est forcément justifié ! Et rassurant. En réalité, il s'agit de fournir un alibi, celui de la légitime défense, à une agression caractérisée. Toujours cette satanée hypocrisie !

PROPRE (guerre) : C'est le propre du mensonge. Toute guerre est sale. Le reste vise à vous lessiver la tête. La guerre n'est propre que pour ceux qui ne se salissent pas les mains. Cet adjectif est évidemment odieux, puisqu'il pratique une sorte de révisionnisme en temps réel. L'Occident part du principe qu'une démocratie, bonne par nature, ne peut pas mener une guerre qui ne le serait pas. Ce sophisme s'accompagne d'un postulat raciste : la guerre sale, c'est l'apanage des peuples sous-développés. Le million d'enfants irakiens morts de malnutrition à cause de l'embargo ne vaut-il pas le million de Rwandais passés à la machette '?

KOSOVAR : Connue le note le linguiste Maurice Pergnier, « le suffique -ar (...) est emprunté à l'albanais » ce qui donne à penser que le Kosovo est leur territoire légitime. On n'a jamais parlé ou si peu de « Serbes du Kosovo » et encore moins de « Kosovars serbes ». Il eût été plus juste de les dénommer. Albanais du Kosovo, Kossavais ou Kossoviens. Le même parti pris fut utilisé pour défendre les Musulmans. L'appellation « bosniaques » leur fut exclusivement réservée, alors que Serbes et Croates composent près de 60 % de la Bosnie !

MARTYR : Souvent utilisé pour désigner les bombes humaines palestiniennes. Il s'agit d'un abus de langage. Dans la tradition chrétienne, le martyr ne répand pas la violence mais, plutôt que de renier sa foi, subit celle des autres. Cette démarche condamne l'attentat-suicide.

TUER OU ABATRE ? Entendu à la radio : « Un soldat américain a été tué et six Irakiens ont été abattus. » On abat des arbres ou des cartes. L'emploi de ce verbe vise à atténuer la gravité des faits. Ou à déshumaniser la victime : elle n'est plus un être humain mais une chose. Au mieux un animal. Porteur de la rage.

CRIMINEL DE GUERRE : Le seul, avec le criminel contre l'humanité bien sûr, à qui ne profite jamais la présomption d'innocence. Il n'y a jamais d'inculpé pour crime de guerre. Il n'y a que des criminels de guerre en fuite, qu'il importe de juger (comprendre condamner) au plus vite. Une fois capturé, il n'est jamais placé en liberté conditionnelle. Normal, puisqu'il est déjà coupable. Le criminel de guerre est, par définition, du camp des vaincus et ses juges désignés par le camp des vainqueurs. Ça limite les erreurs judiciaires...

Ce glossaire n'est évident pas complet. L'intox revêt de multiples formes. On se méfiera notamment de l'oxymoron, figure de rhétorique qui concilie les contraires. Ce gros insecte sémantique pullule dans les médias : « islamisme modéré », « centralisme démocratique », « fédération d'États-nations » ou « bombardement humanitaire ». Dans un autre registre, les slogans « rupture tranquille, et « démocratie participative » mériteraient, pour en saisir le sens profond, un petit coup de kärcher sémantique.
Axel Borg (avec Bruno Larebière) Le Choc du Mois Février 2007
À lire : Maurice Pergnier : La Désinformation par les mots (Rocher, 2004) et Mots en guerre, Discours médiatique et conflits balkaniques (L'Age d'Homme, 2002)

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