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Stendhal, la littérature et la moraline

Dans les Mémoires d’un touriste, mélange plaisant de plagiats, de maximes, de piques, de prophéties, de sociologie, de politique, de tout ce que vous voulez qui transforme un guide de voyage en promenade inspirée, Stendhal, de passage à Sainte-Colombe (où il ne s’était, en vérité, pas rendu !), près de Vienne, relate une anecdote amorale à plus d’un titre :

«  On parlait beaucoup hier à Vienne et à Saint-Vallier d’un jeune paysan que la cour d’assises vient d’acquitter. Berger dans une ferme, il était devenu amoureux d’une fille fort belle, mais qui possédait deux arpents de vignes, et à laquelle il ne pouvait prétendre par cette raison. Elle avait été promise à un autre jeune homme du même pays, plus riche que lui. Un jour, en gardant ses bestiaux, le berger l’attendit et lui tira un coup de fusil dans les jambes. La blessure occasionna une violente hémorragie. La jeune fille mourut.

On arrêta le jeune homme qui donnait les signes de la plus vive douleur.

« Vouliez-vous la tuer ? lui dit le juge instructeur.
- Eh ! non, monsieur.
- Vouliez-vous exercer sur elle une vengeance cruelle, parce qu’elle vous refusait ?
- Non, monsieur.
- Quels étaient donc vos motifs ?
- Je voulais la nourrir. »

Le malheureux avait pensé qu’en estropiant celle qu’il aimait, personne ne voudrait plus se charger d’elle et qu’elle lui appartiendrait ! Il est acquitté ; les anciens parlements l’auraient condamné à la roue. La mode actuelle de ne jamais condamner à mort, même pour les assassinats les plus odieux (par exemple, l’empoisonnement réitéré d’un mari par sa femme, 1836), a quelquefois d’heureux résultats, quoique fort absurde. »

Comment un sectateur actuel des droits de l’homme, de la femme et de la morale, aurait-il réagi ? Sans doute aurait-il trouvé peu « absurde » de « ne jamais condamner à mort ».

Dans les "Mémoires d’un touriste", Henri Beyle soutient la fiction du voyage d’affaire d’un marchand de fer, mais derrière ce masque s’exprime souvent l’auteur des "Chroniques italiennes". Lui qui trouve la civilisation française attiédie après la grande flambée napoléonienne, estime-t-il, par une sorte de sentiment humanitaire, que l’acquittement du berger soit un « heureux résultat » dans l'absolu ? ou bien faut-il chercher d’autres raisons ?

Dans "La Vie de Henri Brulard", le récit de sa vie, il raconte, sans se renier, quelle avait été sa joie délirante à l’annonce de la décapitation de Louis XVI, et il n’a jamais condamné le terrorisme jacobin, du moins dans sa férocité républicaine, quoiqu'il trouvât que les révolutionnaires vociféraient trop et puaient peut-être bien aussi. Il faut donc chercher la satisfaction qu’il exprime ailleurs que dans une faiblesse du cerveau.

Notre militant du XXIe siècle, sommet du progrès, probablement membre d’une association politiquement correcte, apte à juger selon le Bien et à dénoncer tout aussi vite, aura rapidement identifié la victime, puisqu’il en faut toujours une. L’on aura reconnu dans ce rôle la « fille fort belle », doublement meurtrie par la loi des mâles, par les moeurs économiques, qui considèrent qu’elle est une sorte de bétail commercialisable, et par la violence d’un homme qui fait passer son désir avant le respect qu’il aurait dû lui manifester. Elle paie ces injustices d’une mort pitoyable.

Sauf que Stendhal, qui trouve au demeurant fort naturel qu'une fille soit promise à un bon parti, riche et puissant, mais, en même temps, ne dédaignant pas les lois du cœur, s’apitoie surtout sur le « malheureux » berger, lequel ne tient pas entièrement de la pastorale, bien qu'à sa manière ce soit un parfait amant. Non parce qu’il serait pauvre, bien qu’il ait des traits évoquant Julien Sorel, le suicidé de la société, mais parce qu’il est finalement le principal martyr de sa passion, la souffrance demeurant aux vivants, et non plus aux morts.

Notre benêt de cours d’éducation civique se sera indigné, et aura sans doute trouvé qu’une bonne explication, de type kantien, aurait été préférable à un coup de fusil. Mais c’est l’odeur de poudre qui plaît à Stendhal. Par elle crie la douleur d’adorer.

Pour lui, le geste ultime de l’amant éconduit part d’un bon sentiment, peut-être le seul à la portée d’une âme brûlante, simple comme un paysan frustre, être entier, intégral, différencié, présent au monde, et aimant assez pour amputer l’objet de son amour, un tempérament véritablement italien, énergique, radical, au-delà du bien et du mal, et ne percevant clairement que son bonheur, farouchement égoïste, fût-il au prix de sa propre destruction.

C’est ce que notre époque décadente ne comprendra plus jamais, empoisonnée qu’elle est par la moraline. Comme le soulignait Philippe Muray dans un admirable pamphlet contre les piètres contempteurs de Céline, "On purge bébé. Examen d’une campagne anticélinienne", la part maudite est constitutive de l’existence humaine et de son reflet le plus chargé de chair et d’âme, la littérature.

Il en va de même de l'Histoire, des grands conquérants et du regard des dieux.

Claude Bourrinet http://www.voxnr.com

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