Les Cahiers de L’Éducation
Résumé :
Chacun connaît les Essais de Montaigne, oeuvre si riche et foisonnante,au style inimitable. Mais peu nombreux sont ceux qui savent que Montaigne y développe une philosophie de l’éducation spécifique et entièrement originale.
Fondée sur la récusation d’une discipline scolastique jadis brillante mais désormais entrée en décadence – celle qui prévaut dans les collèges du début du XVIe siècle et qui est l’héritière directe des enseignements des grands maîtres de l’école de Salamanque et de Coïmbre – cette philosophie de l’éducation se veut résolument novatrice. De fait, elle laissera derrière elle un vaste héritage historique et pédagogique. Exposée dans le chapitre XXV du livre I des Essais, dédié « À Madame Diane de Foix, comtesse de Gurson », cette philosophie est pour Montaigne l’occasion de préciser sa pensée en même temps que d’exposer les principes nécessaires à ses yeux à l’éducation du « petit homme ».
Le rôle du maître y est clairement défini – ferme mais attentif, sage plus que docte – aussi bien que celui de l’élève. Le contenu de l’enseignement précisé – fondé sur la méditation de quelques grands textes mais aussi la lecture des « récits historiques » qui permettent à l’élève de fréquenter « les grandes âmes des meilleurs siècles ». La fin également qui doit viser, plutôt qu’à remplir la mémoire, à former le jugement et à éveiller la conscience.
Plus qu’une réforme, c’est donc à une authentique remise à plat de la philosophie éducative que nous convie ainsi Montaigne dans une démarche qui en faisant de la culture de l’âme la visée ultime du processus pédagogique contribuera pour beaucoup à la définition de l’honnête homme telle que la pensera le XVIIe siècle français.
Sommaire
Introduction
« Traiter de la façon d’élever et d’éduquer les enfants semble être la chose la plus importante et la plus difficile de toute la science humaine ».1 (Les Essais, Livre I, chapitre XXV)
Selon Gabriel Compayré, auteur réputé d’une Histoire critique des doctrines de l’éducation en France depuis le XVIe siècle 2, « l’effort principal de Montaigne fut de réclamer une éducation générale et humaine. Personne n’a mieux compris que lui la nécessité de développer dans chaque individu les facultés qui font l’homme, avant de lui apprendre le métier qui fait le spécialiste ».
Plus près de nous, dans un numéro de Perspectives, la revue trimestrielle d’éducation comparée 3, George Wormser faisait observer : « Il y a un réel paradoxe à rechercher en Montaigne un profil d’éducateur. Outre que son siècle est pour l’essentiel antérieur à la généralisation de la forme scolaire de l’éducation, Montaigne ne s’inscrit pas parmi ceux qui en théorisent l’essor.
De plus, son scepticisme est fort éloigné de l’affirmation cartésienne de la « méthode pour bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences » (1637), et s’accorde plutôt mal avec la dimension normative inséparable de toute éducation.4 »
Pourtant, l’auteur des Essais figure dans la plupart des recueils consacrés aux « Penseurs de l’éducation ». De fait, ses réflexions sur le sujet abondent, même si elles s’expriment le plus souvent de manière dérobée et sans jamais prétendre atteindre à l’esprit de système. Ainsi, si le chapitre XXV du Livre I de son maître-ouvrage est le seul consacré exclusivement à « l’éducation des enfants » (dans sa version originale « De l’institution des enfans »5)6
Montaigne aborde également ce thème dans le chapitre I du livre XXV intitulé « Du pédantisme », et, plus indirectement, dans des chapitres comme « De l’affection des pères aux enfants » (ch. VIII, l II), « Des livres » (ch. X, l. II) ou « De l’art de conférer » (ch. VIII, l. III). Pour le philosophe aussi bien que pour l’historien, l’intérêt de ces textes est d’autant plus évident qu’ils portent en maints endroits la trace et le témoignage de l’éducation, tant familiale que scolaire, que Montaigne reçut de ses maîtres et de ses précepteurs.
Michel de Montaigne est né le 28 février 1533, premier enfant de Pierre Eyquem, jurat et prévôt de Bordeaux devenu seigneur de Montaigne en 1519, et d’Antoinette de Louppes, fille d’un marchand toulousain d’origine marrane.
L’enfant est mis en nourrice dans « un pauvre village » afin qu’il s’accoutume « à la plus basse et commune façon de vivre », avant d’être repris par ses parents à l’âge de trois ans. Son père veut qu’il reçoive une éducation « humaniste » et, à cet effet, le confie à un précepteur allemand du nom d’Horstanus qui, ignorant le français, ne s’adresse à lui qu’en latin, tout comme deux autres précepteurs choisis pour « soulager » le premier. « Quant au reste de la maison, rapporte Montaigne, c’était une règle inviolable que ni [mon père], ni ma mère, ni aucun valet ou chambrière ne me parlaient autrement qu’en latin, avec les mots que chacun avait appris pour cela » 7. Jusqu’à sa sixième année, ce sera sa seule langue de communication, il ne comprenait alors « pas encore plus le français ou le périgourdin que l’arabe » 8.
À six ans, son père l’envoie au collège de Guyenne à Bordeaux alors considéré comme le meilleur de France, d’où il sortira à treize ans après avoir sauté plusieurs classes. Durant ces années, au cours desquelles il apprend le français, le grec, la rhétorique, il découvre l’amour des livres à travers la lecture des Métamorphoses d’Ovide, de l’Enéide de Virgile, des oeuvres de Térence et de Plaute. Il fait également du théâtre, jouant « les premiers rôles » dans des « tragédies latines ».
Par la suite, il étudie la philosophie et surtout le droit, avant d’être nommé en 1554 conseiller à la Cour des Aides de Périgueux, puis, trois ans plus tard, au Parlement de Bordeaux.
En 1565, il épouse Françoise de La Chassagne, fille d’un conseiller au Parlement, et en 1568, après la mort de son père, il devient propriétaire et seigneur de Montaigne. En 1570, il renonce à sa charge de conseiller au Parlement de Bordeaux et, l’année suivante, décide de se retirer dans son château où, alors que fait rage la guerre civile entre catholiques et protestants, il commence la rédaction des Essais. La première édition de l’ouvrage, en deux livres, est publiée en 1580 à Bordeaux, la seconde deux ans plus tard.
Au cours de la dizaine d’années qui précèdent sa mort, il se consacre à la rédaction du troisième livre des Essais, puis à une nouvelle édition augmentée d’un millier d’ajouts. Le 13 septembre 1592, il meurt pendant une messe. Il est inhumé quelques jours plus tard dans l’église des Feuillants de Bordeaux.
Ce chapitre-clé des Essais est dédié « À Madame Diane de Foix, comtesse de Gurson » 9, qui attend un enfant et à qui Montaigne propose une série de directives pour éduquer « le petit homme ». Montaigne se sent d’autant plus investi dans cette mission d’éducateur qu’il est par ailleurs l’obligé de la comtesse de Gurson, ayant accompagné cette dernière sur les voies du mariage. « Or, madame, si j’avoy quelque suffisance en ce subject, ie ne pourroy la mieux employer que d’en faire un present à ce petit homme qui vous menace de faire tantost une belle sortie de chez vous (vou estes trop genereuse pour commencer aultrement que par un masle) : car ayant eu tant de part à la conduicte de vostre mariage, i’ay quelque droict et interest à la grandeur et prosperité de tout ce qui en viendra.10 »
À l’instar d’Érasme dont le principal ouvrage pédagogique a pour titre De la nécessité de donner tout de suite aux enfants une éducation libérale 11 , l’auteur des Essais est en effet partisan d’une éducation précoce, c’est-à-dire « à l’âge où [les enfants] sont encore malléables 12 ».
1. Le rôle du maître
Sa première recommandation concerne le choix du précepteur (maître) qui sera donné au jeune enfant : « Comme j’ai plutôt envie de faire de lui un homme habile qu’un savant, écrit-il, je voudrais que l’on prenne soin de lui choisir un guide qui eût plutôt la tête bien faite que la tête bien pleine. Et qu’on exige de lui ces deux qualités, mais plus encore la valeur morale et l’intelligence que le savoir ».13 Ce précepteur, plutôt que d’inciter son élève à répéter ses propres propos, devra d’abord « mettre celui-ci sur la piste lui faisant apprécier, choisir et discerner les choses de lui-même. Parfois lui ouvrant le chemin, parfois le lui laissant ouvrir14 ». Il faut laisser l’enfant s’exprimer, s’efforcer de le comprendre, et lui faire comprendre « le sens et la substance15 » de ce qui lui est enseigné. Il faut aussi accepter « de savoir descendre [à son] niveau et de le guider en restant à son pas ». En observant son comportement, le maître doit pouvoir juger si son disciple tire profit de ce qu’il a appris et est capable de l’appliquer dans d’autres situations, ce qui prouvera que ce savoir est « bien acquis et bien assimilé ». Si son rôle est de lui transmettre des connaissances, il n’a pas à lui inculquer des dogmes, mais doit lui présenter la diversité des opinions existantes, et ensuite l’élève « choisira s’il le peut, sinon il demeurera dans le doute16 ». C’est seulement à cette condition qu’il se forgera son propre jugement, « et c’est ce jugement-là que tout ne doit viser qu’à former : son éducation, son travail et son apprentissage ». Le précepteur doit certes aider et guider l’enfant, être à son écoute, demeurer attentif à sa progression, mais il faut aussi que son autorité sur lui soit « complète ». Il doit enfin « former [sa] volonté », façonner son caractère, lui apprendre la différence entre « la servitude et la sujétion, la licence et la liberté ».
2. Le contenu de l’enseignement
Le savoir que le maître doit transmettre ne se limite pas au contenu des livres (« Médiocre connaissance, qu’une connaissance purement livresque17 »), mais doit être un savoir actif : il faut « mettre en mouvement » l’intelligence de celui à qui l’on enseigne, et lui donner les moyens d’un apprentissage personnel et ouvert sur le monde : « Pour cet apprentissage, tout ce qui se présente à nos yeux nous sert de livre : la malice d’un page, la sottise d’un valet, un propos de table, ce sont autant de sujets nouveaux ».
Si Montaigne ne se réclame d’« aucun livre important », sinon ceux de Plutarque et de Sénèque, il affirme que l’histoire, « enseignante de vie » (magister vitae) selon Cicéron, fut « [son] gibier en matière de livres18 ». Pour les enfants, il préconise la lecture des « récits historiques » qui leur permettra de fréquenter « les grandes âmes des meilleurs siècles ». Toutefois, il faut faire en sorte qu’ils retiennent plutôt le caractère des héros antiques que les dates des événements, de même qu’il est préférable qu’ils se souviennent des raisons pour lesquelles un personnage a trouvé la mort « plutôt que de l’endroit où [il] mourut ». Autrement dit, « qu’il ne lui apprenne pas tant les histoires qu’à en juger ».
L’enseignement de l’histoire doit être accompagné de celui de la philosophie « qui est la pierre de touche des actions humaines » et qui « nous apprend à vivre ». Elle est aussi « l’exercice du jugement naturel », et l’enfant étant capable d’exercer spontanément son jugement, elle constituera « sa principale leçon ». Contrairement à l’opinion courante, non seulement elle n’est pas « inaccessible aux enfants », mais elle joue un rôle pédagogique central et doit leur être enseignée dès leur plus jeune âge (« au partir de la nourrice »). En outre, elle est totalement bénéfique car « il n’est rien de plus gai, de plus allègre et de plus enjoué », et « une âme où [elle] réside doit, par sa bonne santé, rendre sain le corps ».
Si son enseignement est indispensable, celui de la dialectique et de ses « subtilités épineuses » est en revanche inutile. Ceux que Montaigne nomme « les pédants » (ou « ergoteurs ») qui « ont la souvenance assez pleine, mais le jugement entièrement creux », abusent justement de la dialectique, de la même façon qu’ils assènent aux « jeunes esprits » une lourde érudition qui remplit la tête mais ne la forme pas. Il nous faut, nous dit Montaigne, nous défier de ces hommes de vanité et d’esbrouffe, « de ces beaux danseurs de notre temps19 », qui voudraient que nous apprissions « des cabrioles à les veoir seulement faire, sans nous bouger de nos places20 », éviter ces conseilleurs à la petite semaine incapables de mettre en acte leurs propres recommandations et qui « veulent instruire nostre entendement, sans l’esbranler21 ». Ne pas prendre exemple sur ces mauvais pédagogues qui « ne travaillent qu’à remplir la mémoire, et laissent l’entendement et la conscience vides ». Il ne faut donc pas enseigner des matières superflues, c’est par exemple « une grande sottise d’apprendre à nos enfants la science des astres et le mouvement de la huitième sphère, avant de leur apprendre ce qui les concerne directement »…
Montaigne rejoint ici Socrate qui se moquait des physiciens et des astronomes de son temps et rejetait les études dont les jeunes gens ne peuvent tirer aucun bénéfice pour la conduite de leur existence. En revanche, il diffère de Rabelais sur l’utilité de l’enseignement des sciences qui, à ses yeux, doit être écarté au profit « du jugement et de la vertu ». Comme les jansénistes, qui l’ont pourtant fort critiqué, il pense que les sciences doivent être cultivées, non pour elles-mêmes, mais seulement en vue du perfectionnement de la raison. Il souhaite cependant que l’homme ait pleine conscience de l’importance de la nature, « notre mère nature en son entière majesté », formule que reprendra presque mot pour mot Pascal dans le célèbre fragment sur les deux infinis : « Que l’homme contemple donc la nature entière dans sa haute et pleine majesté, qu’il éloigne sa vue des objets bas qui l’environnent. Qu’il regarde cette éclatante lumière, mise comme une lampe éternelle pour éclairer l’univers, et que la terre lui apraisse comme un point au prix du vaste tour que cet astre décrit, et qu’il s’étonne de ce que ce vaste tour lui-même n’est qu’une pointe très délicate à l’égard de celui que les astres qui roulent dans le firmament embrassent »22.
Montaigne insiste également sur l’importance de l’enseignement des langues ; il estime que les enfants doivent d’abord « bien connaître [leur] langue », mais aussi « celle de [leurs] voisins ». Pour ce faire, il conseille « la visite des pays étrangers23 », non pour y faire du tourisme « comme le font les gens de [la] noblesse française24 », mais pour découvrir un autre univers et d’autres hommes, « pour en rapporter surtout le caractère et les moeurs de ces nations, et pour frotter et limer notre cervelle contre celle d’autrui25 ».
3. La conception éducative de Montaigne
Montaigne n’est pas un idéaliste. Il est lucide et admet parfaitement que si l’élève ne montre pas de dispositions particulières pour telle ou telle activité considérée comme noble, il ne faut pas hésiter, quelle que soit son origine sociale, à lui faire apprendre un métier manuel, par exemple «… le mettre comme pâtissier dans quelque bonne ville, fût-il le fils d’un Duc, suivant en cela le précepte de Platon, qu’il faut donner aux enfants une place dans la société, non selon les ressources de leur père, mais selon les ressources de leur âme ». Bien que l’enfant dont il conçoit l’éducation soit un jeune noble (il ne s’est d’ailleurs jamais prononcé sur celle des enfants du peuple), il a néanmoins perçu la nécessité d’adapter l’enseignement aux aptitudes de chaque enfant.
Cet enseignement ne doit pas s’apparenter à des « travaux forcés », contraignant l’élève à travailler « quatorze ou quinze heures par jour, comme un portefaix ». Il ne faut pas non plus lui « bourrer la cervelle de notions frivoles et inutiles »26, et faire ainsi de lui un « âne bourré de livres ». Il importe également de veiller à ne pas transformer de jeunes enfants pleins de promesses en adolescents ou jeunes adultes qui « déçoivent les espoirs qu’on avait nourri à leur sujet ».
Montaigne est très critique à l’égard des collèges de son temps qu’il accuse d’abrutir les enfants, qui sont de surcroît séparés des adultes, coupés de la société, « maintenu[s] à l’écart dans une manière de quarantaine », selon le mot de Philippe Ariès27. Quatre siècles avant que Michel Foucault ne dénonce, non sans excès, « l’enfermement » des établissements scolaires, Montaigne qualifie ceux de son temps de « vraies geôles pour une jeunesse captive ».
Un autre aspect capital de la conception éducative de Montaigne est la place qu’il attribue aux activités physiques. Il conseille vivement d’endurcir l’enfant en l’entraînant « à supporter la sueur et le froid, le vent et le soleil, et à mépriser le danger ». Pour Montaigne, « ce n’est pas assez de luy roidir l’ame ; il lui fault aussi roidir les muscles ». Car « l’âme est trop pressee, si elle n’est secondee ; et a trop à faire de seule, fournir à deux offices. »
Cette nécessité de former le corps pour mieux seconder l’ame s’éprouve jusque dans la recommandation des exercices les plus pénibles et les plus difficiles.
« Il le faut rompre à la peine et aspreté des exercices, pour le dresser à la peine et aspreté de la dislocation, de la cholique, du cautere, et de la geaule aussi et de la torture ; car de ces dernières icy, encore peult il estre en prinse, qui regardent les bons, selon le temps, comme les meschants.28 »
Il ne faut pas séparer l’âme et le corps « mais, affirme-t-il, les conduire ensemble au même pas ». Corps et âme forment en effet un tout indissociable, de sorte que l’éducation de l’une retentit nécessairement sur l’autre. La véritable éducation consiste donc en une formation simultanée et de l’âme et du corps car « il n’est d’esprit sain que dans un corps sain ». Plus encore que d’une reprise de la tradition antique, c’est donc à une véritable réformation de l’éducation humaniste que nous invite ici Montaigne dans une réflexion qui ne manquera pas de marquer durablement ses contemporains et plus encore ses successeurs. En effet, « ce n’est pas une âme, ce n’est pas un corps que l’on forme, c’est un homme », « non pas un grammairien ni un logicien […] mais un gentilhomme ». Ce gentilhomme (le XVIIe siècle dira « l’honnête homme ») qu’il veut former est l’héritier de la culture grecque, de l’idéal humain né avec la Paideia 29.
Le modèle éducatif qui a ses faveurs, c’est l’éducation comme culture de l’âme. C’est aussi celui de certains pédagogues italiens de la Renaissance, comme Vergerius (De ingeniis, moribus et liberalibus adolescentiae studiis liber), Guarino (De Ordine Docendi et Studendi) et surtout Vittorino da Feltre, créateur de la célèbre école Casa giocosa, qui ont contribué à la révolution opérée par l’humanisme de la Renaissance dans le domaine éducatif et ont, outre Montaigne, certainement influencé Rabelais et Érasme.
Comme beaucoup d’esprits libres, d’hier et d’aujourd’hui, Montaigne a été et est encore l’objet de nombreuses tentatives de récupération, notamment en matière d’éducation. D’un côté, les « pédagogistes » les plus sectaires ne voient en lui que le contempteur de la « connaissance purement livresque » et le partisan de la « libre expression » de l’élève. De l’autre, les « républicains » les plus dogmatiques privilégient sa conception d’une autorité « complète » du maître sur l’élève et sa vision de l’enseignement comme formation d’un « honnête homme ». Mais il n’échappe pas non plus aux clichés désormais classiques sur l’« actualité » ou la « modernité » d’une oeuvre du passé. On peut ainsi lire dans L’école des lettres, « la revue pédagogique des professeurs de français », que les Essais, qui « constituent un vivier de thèmes exploitables pour la modernité de leur questionnement », « peuvent offrir une initiation intéressante à deux thèmes au programme en seconde : altérité et éducation », et qu’à cet égard « l’oeuvre de Montaigne témoigne d’une actualité à laquelle un public collégien ne saurait rester insensible »30.
Au-delà des appropriations abusives et des poncifs de tous ordres, il importe de replacer Montaigne dans son contexte historique, celui de la Renaissance et de cette période troublée qui marque la sortie de l’orbs christiana médiévale et l’entrée dans le temps des réformes31.
L’auteur du texte sur « l’institution des enfans » n’est ni un prophète, ni « un précurseur de l’école moderne »32, même si, comme le souligne Durkheim, il « n’est pas loin d’aboutir à une sorte de nihilisme pédagogique plus ou moins consistant »33. Michel de Montaigne est d’abord un penseur de son époque, dont les idées sur l’éducation sont proches de celles mises en pratique dans les premiers collèges jésuites34. Il est aussi, mais dans un second temps, « le fondateur d’une lignée pédagogique critique des institutions, contrepoint nécessaire des systèmes éducatifs »35. Dans le même temps, le scepticisme qui caractérise son oeuvre, sans que du reste celle-ci ne s’y réduise, le conduit à prôner « l’inculcation d’une attitude de distance flegmatique »36.
En 1812, dans les Annales de l’Education, Guizot consacrait un article élogieux aux conceptions pédagogiques de Montaigne, écrivant notamment : « S’il n’a pas tout dit, tout ce qu’il a dit est vrai, et avant de prétendre à le devancer, qu’on s’applique à l’atteindre ». Le propos n’a rien perdu de sa pertinence. Certes l’auteur de l’Apologie de Raymond Sebond a négligé la question des niveaux d’excellence.
Certes il a refusé, à la différence de Rabelais, d’accorder la priorité à l’éducation scientifique, et, plus généralement aux facultés spéculatives. Mais il n’en reste pas moins qu’à défaut d’avoir proposé, comme l’avait fait avant lui l’auteur de Gargantua 37, un plan d’études complet, il a bel et bien élaboré un programme pour une éducation moyenne, adaptée au plus grand nombre d’enfants et propre à développer leurs facultés pratiques, c’est-à-dire l’exercice de leur jugement et de leur volonté.
Dans un ouvrage qui fait autorité, René Hubert observe justement : « La doctrine de l’éducation, Montaigne ne la veut ni austère dans ses buts, ni rigoureuse dans ses procédés, ni dure dans sa discipline, mais conforme à la nature et au développement naturel de l’élève, appliquée avant tout à affiner le sens critique et orienter vers le bonheur par la sérénité de l’âme et la lucidité de l’esprit »38.
Par Henri Nivesse, professeur certifié d'anglais, journaliste indépendant.
1 : Michel de Montaigne, Les Essais, Livre I, chapitre XXV, éditions Lutétia, p. 191.
2 : Gabriel Compayré, Histoire critique des doctrines de l’éducation en France depuis le XVI e siècle
2 tomes, Hachette, 1883. 4e édition,.
3 : Editée par le Bureau international d’éducation, cette revue trimestrielle d’éducation comparée permet à l’UNESCO de communiquer directement et indirectement avec un public international formé d’érudits, de stratèges, d’étudiants qualifiés et d’éducateurs.
4 : Perspectives, la revue trimestrielle d’éducation comparée , UNESCO, Bureau international d’éducation, vol. XXIV, n° 1-2, 1994, p. 157-171.
5 : Les citations de ce texte sont extraites de la traduction en français moderne réalisée par Guy de Pernon (voir http://pernon.net/). On peut également se reporter à l’édition des Essais adaptée en français moderne par Claude Pinganaud, Arléa, 2003. Pour une version originelle, on pourra se reporter à l’édition publiée aux éditions Lutétia chez Nelson éditeurs et préfacée par Émile Faguet.
6 : Raison pour laquelle, c’est aussi le passage auquel les commentateurs se réfèrent le plus souvent dès lors qu’ils s’avisent de vouloir traiter de la question de l’éducation chez Montaigne.
7 : George Wormser, Perspectives, la revue trimestrielle d’éducation comparée, UNESCO, Bureau international d’éducation, vol. XXIV, n° 1-2, 1994, p. 157-171.
8 : Idem.
9 : Michel de Montaigne, Les Essais, Livre I, chapitre XXV, éditions Lutétia, p. 186.
10 : Ibid., p. 190-191.
11 : Érasme, De pueris statim ac liberaliter educandis. L’ouvrage a été rapidement traduit en français par Pierre Saliat, Déclamation contenant la manière de bien instruire les enfans dès leur commencement, avec un petit traité de la civilité puérile, le tout translaté nouvellement de latin en françois, Paris, S. de Colines, 1537. Cette traduction a été rééditée par B. Jolibert, Paris, Klincksieck, 1990, et modernisée par J.-C. Margolin, dans Érasme, Genève, Droz, 1966.
12 : Michel de Montaigne, Les Essais, Livre I, chapitre XXV, éditions Lutétia, p. 192.
13 : Michel de Montaigne, Les Essais, Livre I, chapitre XXV, éditions Lutétia, p. 192-193.
Compte tenu de l’importance de ce passage, maintes fois commenté et dont la fortune littéraire fut par la suite si grande, ils nous a semblé utile de le restituer par ailleurs dans sa version originelle et de redonner ainsi au lecteur la saveur du texte telle que pouvaient l’entendre les contemporains de Montaigne : « A un enfantd e maison, qui recherche les lettres, non pour le gaing (car une fin si abiecte est indigne de la grace et faveur des muses, et puis elle regarde et depend d’aultruy), ny tant pour les commoditez externes que pour les sienes propres, et pour s’en enrichir et parer au-dedans, ayant plustost envie d’en reussir habile homme qu’homme sçavant, ie vouldrois aussi qu’on feust soigneux de luy choisir un conducteur qui eust plustost la test bien faicte que bien pleine ; et qu’on y requist touts les deux, mais plus les moeurs et l’entendement que la science ; et qu’il se conduisist en sa charge d’une nouvelle maniere. »
14 : Ibid., p. 193.
15 : Ibid., p. 194.
16 : Ibid., p. 195.
17 : Ibid., p. 196. « Sçavoir par coeur n’est pas sçavoir ; c’est tenir ce qu’on a donné en garde à sa mémoire. Ce qu’on sçait droictement, on en dispose, sans regaredr au patron, sans tourner les yeulx vers son livre. Facheuse suffisance, qu’une suffisance purement livresque ! Ie m’attens qu’elle serve d’ornement, non de fondement. »
18 : Ibid., p. 187.
19 : Ibid., p. 196.
20 : Ibid., p. 196.
21 : Ibid., p. 196.
22 : Pascal, Pensées, n° 72/199 dans l’éd. Lafuma et n° 793 dans l’éd. Brunschvicg.
23 : Michel de Montaigne, Les Essais, Livre I, chapitre XXV, éditions Lutétia, Nelson éditeurs, p. 197.
24 : Ibid., p. 197.
25 : Ibid., p. 197.
26 : In Roger Trinquet, La jeunesse de Montaigne, Nizet, 1972.
27 : Philippe Ariès, L’enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime, 1960, Seuil, 1972.
28 : Michel de Montaigne, Les Essais, Livre I, chapitre XXV, éditions Lutétia, p. 198.
29 : Cf. Werner Jaeger, Paideia, la formation de l’homme grec, Gallimard, 1964
30 : L’école des lettres, n° 6, février, 2005.
31 : Pierre Chaunu, Le Temps des réformes. La crise de la chrétienté, l’éclatement, Paris, Fayard, 1975,
572 p., 2e éd., 1976, 3e éd., 1981.
32 : George Wormser, Perspectives, la revue trimestrielle d’éducation comparée , UNESCO, Bureau international d’éducation, vol. XXIV, n° 1-2, 1994, p. 157-171.
33 : Émile Durkheim, L’évolution pédagogique en France, 1938. Réédition, Quadrige », PUF, 1999.
34 : Pour en savoir plus sur cette question, on pourra consulter avec profit l’étude de Philippe Conrad, « L’enseignement des jésuites », parue dans les cahiers de SOS Éducation et consultable sur le site de l’IRIE.
35 : Georges Wormser, Perspectives, la revue trimestrielle d’éducation comparée, UNESCO, Bureau international d’éducation, vol. XXIV, n° 1-2, 1994, p. 157-171.
36 : Ibid.
37 : Rabelais, Gargantua, Chapitre XXII.
38 : René Hubert, Histoire de la pédagogie, PUF, 1979.