L'on ne peut que se réjouir de la parution du Que lire ? de Jean Mabire regroupant les portraits d'écrivains présentés au long des dernières années dans National Hebdo.
C'est d'autant plus une heureuse initiative que « cette promenade sentimentale dans le jardin des lettres » est complétée par l'heureuse bibliographie réalisée par Anne Bernet.
Il faut se féliciter aussi que les chroniques, qui n'excèdent pas trois pages, sont précédées d'un texte bref de présentation, toujours alerte et accrocheur, et généralement conclues par une de ces chutes dont Mabire a le secret.
Celui-ci a du style comme il a du caractère. Ce Viking écrit d'une plume d'acier trempée dans la meilleure forge de Thor.
Il est évidemment impossible de commenter ici les quelques soixante-quinze stations de la promenade que nous offre ce premier volume de Que lire ?
Mais, à partir des jugements de Jean Mabire, chacun pourra faire son bouquet, allant à la découverte ou à la redécouverte d'auteurs dont certains sont à juste titre tirés de l'oubli dans lequel voudraient les enfoncer les censeurs du « politically correct ».
Jean Mabire est un homme de clan comme il le rappelle souvent, ce qui ne doit pas être confondu avec le sectarisme.
Sa critique littéraire ne vise donc pas à réfréner sa subjectivité.
Si bien qu'en se promenant avec lui à travers les œuvres, c'est aussi l'écrivain et l'homme Mabire que l'on découvre, fidèle à lui-même, à ses élans et à ses rêves, tel que je l'avais perçu quand, il y a bien longtemps, j'étais militant convaincu du journal l'Esprit Public qui réunissait jadis les meilleurs plumes du combat pour l'Algérie française.
Mabire chante toujours « sa belle Europe aux longs cheveux d'or », une Europe aux cent drapeaux qui rassemblerait : les Celtes et les Germains, les Vikings, les Slaves et les Latins.
Son optimisme est entier puisque parlant de Romain Rolland qui fut pour lui un « indo-européen exemplaire » bien plus qu'un militant communiste, il regrette qu'il soit régulièrement oublié alors que « les Etats-Unis de notre continent, Est et Ouest retrouvés, vont sans doute naître avant la fin du siècle. »
Mabire ne s'étonnera pas de ce que je ne partage pas ce que je crois être une illusion sinon une tragique utopie. Ne pensant pas pour ma part que l'on puisse rassembler l'Europe sur une base régionaliste et en effaçant les grandes nations qui la constituent, je ne partage pas son enthousiasme pour le constructionnisme européiste d'un Pierre Gripari, par ailleurs délicieux écrivain.
Mystique du paganisme
Pour être éclectique, Jean Mabire ordonne ses jugements autour de ce que je n'oserais pas appeler une hiérarchie de valeur mais plutôt une hiérarchie d'humeur. Il écrit dans sa préface : « J'estime davantage les libres-penseurs que les conformistes, les aventuriers que les pantouflards, les anarchistes que les dévots, les instinctifs que les intellectuels, les enracinés que les cosmopolites, les enthousiastes que les sceptiques, les écrivains populaires que les auteurs hermétiques, mais j'aime autant les romantiques que les classiques et les révolutionnaires que les conservateurs. »
Ce sont les écrivains « telluriques », « panthéistes », ceux du « sang et du sol » ceux qui pratiquent « la religion de la forêt », les «polythéistes» que Mabire préfère, exécrant les « bigots hypocrites » (les bigots sont en effet toujours hypocrites comme le garde-à-vous est figé et la Marseillaise vibrante... ).
Je ne pense pas exagéré de dire que Mabire est un mystique du paganisme. Entendons-nous bien, il ne rejette certes pas tous les écrivains chrétiens. Mais il préfère ceux, qui sont comme il dit, de type « moyenâgeux », aimant la nature comme François d'Assises, ne comprenant peut-être pas que c'est la louange du Créateur que celui-ci a chantée en aimant et en célébrant comme il se doit la beauté et la bonté de la Création.
Mabire peut en effet trouver beaucoup de paganisme chez les meilleurs écrivains chrétiens s'il confond simplement celui-ci avec l'amour du Réel ! Mais, quelle vision du christianisme a-t-il donc ? Ne confondrait-il pas celui-ci avec je ne sais quel catharisme repoussant la Création comme l'œuvre du mal, ce catharisme qu'exalte pourtant, par ailleurs, sans crainte des paradoxes, son ami Saint-Loup, au demeurant magnifique romancier qui mériterait largement le prix Goncourt que lui subtilisèrent les méchants, les policiers de la pensée. Mabire aime la réincarnation méridionale de Nietzsche chez Antonin Artaud, les hymnes païens aux paysages du Dauphiné chez Henri Béraud, et chez Théophile Briand « la celtique antithèse à la religion du désert ».
Il se plaît à noter qu'Alphonse de Chateaubriand marqué par la tradition chrétienne et royaliste est, par plus d'un trait, panthéiste et révolutionnaire, et que Joseph Conrad a écrit sa détestation de la religion chrétienne et de « l'absurde conte oriental sur lequel elle se fonde ».
S'il admire que, chez Xavier Grall, « barde de révolte », la même ferveur mystique et sans culte, puisse unir paganisme et christianisme, il observe que les paysans de Maurice Genevoix sont « tranquillement païens et ne se plient pas aux habitudes de la masse crédule des campagnes » ...
Après cinquante réflexions du même genre, disons tout net, que l'ami Mabire ne se contente pas d'un anticléricalisme que l'on peut quelque fois partager mais qu'il s'efforce de capter principalement dans les écrivains ce qui peut aller, ou être interprété, dans le sens de son franc militantisme païen.
Ainsi, Le solstice de juin d'Henry de Montherlant est pour lui « le livre le plus féroce sur l'été 40 ». Tellement féroce ajoute-t-il « par son opposition constante de la force païenne germanique et de la chrétienne démission française. »
Je ne sais si cette expression est de lui ou de Montherlant. Quoi qu'il en soit, elle relève d'une prodigieuse injustice, et Mabire, qui n'aime pas les tièdes et les hypocrites, acceptera donc que je m'insurge contre cette évidente contre-vérité !
La France de 1940, en effet, héritait de deux siècles d'antichristianisme véhément, des massacres de la Révolution, des persécuteurs maçonniques, de l'école laïque de principe mais antichrétienne de fait, de la boucherie effroyable de 14/18 exterminant principalement les masses rurales «crédules». Elle était celle de la Chambre des députés du Front populaire, communistes, radicaux et socialistes, aimant bouffer du lard le vendredi saint.
Par contre, il y eut ensuite beaucoup de chrétiens pour sauver l'honneur français : sur les champs de bataille du Nord comme dans l'œuvre de la Résistance menée par le maréchal Pétain, et dans celle de l'armée d'Afrique comme dans la Résistance soutenue par Londres. Et il y en eut aussi pour choisir héroïquement d'affronter sur le front de l'Est les armées rouges de Staline.
Fraternelles prières
Après ce coup de gueule, qu'il me pardonnera avec sa générosité coutumière, je veux dire aussi ma sympathie pour le Viking de National Hebdo. Et d'abord, puisqu'il aime montrer ce qu'il y a de païen chez les chrétiens qu'il aime, il ne me tiendra pas rigueur d'exprimer qu'il y a aussi chez lui, de chrétien.
Observons ce regret émouvant qui pointe quand il rappelle que, par la voix du cardinal Feltin, la bénédiction de l'Église lors de son enterrement fut refusée à cette païenne de Colette que j'aime d'ailleurs autant que lui.
Je ne pense pas que pour l'heure, Mabire souhaite à sa mort la bénédiction de l'Église. Mais je suis persuadé que, même si je ne suis plus de ce monde, que mes amis sauront lui offrir de fraternelles priêres afin que lui soient ouvertes les portes du paradis qu'il mérite, pour avoir tant aimé la Création d'un Créateur qu'il s'est peut-être dissimulé derrière les dieux antiques de ses forêts. Car, comment ne pas observer que le polythéisme, les cultes farouches du sang et du sol, l'attachement au clan, sont les caractéristiques communes de toutes les sociétés pré-chrétiennes, aussi bien des Bédouins d'Arabie que des Indiens d'Amérique.
La fidélité à nos lointains ancêtres doit-elle exclure tout ce que le christianisme, au-delà des erreurs des péchés et des infidélités a apporté de vrai progrès aux sociétés ?
Certes, je puis comprendre combien la complaisance d'une grande partie de l'Église pour les idéologies communistes et autres a pu révulser, particulièrement en ce siècle, des hommes refusant la décadence contemporaine.
Mais d'où vient cette décadence ?
Nous aimons pour notre part méditer cette parole de Chesterton: « Chassez le surnaturel, il ne reste plus que ce qui n'est plus naturel ». Et force est de constater aussi que les sociétés de moins en moins chrétiennes deviennent de plus en plus inhumaines.
Faudra-t-il alors, comme dans le roman de Raspail, se réfugier dans les dernières forêts ?
Le débat avec Mabire vaut d'être mené.
S'il admire chez Curzio Malaparte le fait de passer avec désinvolture d'un parti à un autre comme la marque d'un esprit supérieur, je sais qu'il aime aussi ceux dont l'honneur s'appelle fidélité.
La considération et l'amitié que je porte à Jean Mabire ne sauraient me conduire à le jouer sans discernement.
Au fond de lui, il n'apprécierait pas. Et c'est ainsi que je continuerai à le lire, avec plaisir parce qu'il écrit bien, avec attention parce que nous sommes embarqués sur le même navire et qu'au fond, nous contemplons la mer et les étoiles avec le même regard émerveillé et interrogateur.
Bernard ANTONY National Hebdo du 13 au 19 octobre 1994