C’était une évidence que personne ne songeait à contester ; la Lutèce romaine s’est construite sur le site de la capitale des Parisii. La découverte importants vestiges à Nanterre a remis en cause toutes ces certitudes.
Lutèce, la plus prodigieuse cité de l’univers… » Quel Parisien n’a pas eu, arrivé à la sixième planche des Lauriers de César, un petit pincement au coeur ? Voilà donc à quoi devait ressembler la Ville Lumière, il y a un peu plus de vingt siècles. Un petit chef-lieu gaulois de l’âge du fer, niché dans ce qu’on devine être l’île de la Cité. La modestie des origines est émouvante. D’autant que les mille détails du tableau achèvent de convaincre le béotien qu’il y a de la vérité là-dessous. Bien sûr, les belles pierres, les frontons et les colonnades qu’on voit sur le dessin n’ont rien à faire dans le nord de la Gaule à l’époque des aventures d’Astérix – c’est-à-dire vers – 50. Certes. Mais l’anachronisme est mineur. D’autant que d’autres détails, jurerait-on, ne trompent pas. Ainsi, sur la droite, ce pont de bois qui enjambe le fleuve. N’est-il pas voué à être prolongé, rive gauche, par une voie qui deviendra le cardo maximus de la ville romaine – cet axe nord-sud qui n’est autre, aujourd’hui, que la rue Saint-Jacques ? Le dessin raconte une histoire simple. Lutèce, chef-lieu des Parisii, l’un des quelque soixante peuples gaulois mentionnés par César, est située sur l’île de la Cité. Les Romains prennent la ville ; elle s’étend. Elle prend d’abord sur la butte qu’on appellera, plusieurs siècles après, montagne Sainte-Geneviève. Puis elle se développe sur les deux berges du fleuve. Clovis la rebaptise ; elle devient Paris. Fin de l’histoire ? Ce serait trop simple. Depuis quelques années, cette trame prend d’autres traits. Ceux d’un polar historique et archéologique si bien ficelé que personne n’en a encore trouvé la clé. Paris ne serait plus Paris. Ou, plutôt, Lutèce n’aurait pas vraiment été Lutèce. bref, c’est à en perdre son latin. tout commence au début des années 1990 à Nanterre. « Avec les travaux d’aménagement de l’A 86, un habitat gaulois de la fin du IIe au I° siècle est mis au jour, raconte l’archéologue Antide Viand (service archéologique des Hauts de Seine). Il s’agit d’un habitat très concentré qui semble avoir fonctionné par quartiers plus ou moins spécialisés. Ces caractéristiques, la période considérée et la surface potentiellement couverte autorisent l’hypothèse d’une agglomération préromaine ». Pourquoi cette découverte dans les Hauts de Seine sème-telle le trouble ? « Parce qu’on ne retrouve presque rien de gaulois à Paris, répond Christian Goudineau. On retrouve bien sûr des vestiges de la Lutèce romaine, celle du tout début de l’ère chrétienne, mais rien ou presque d’antérieur. » Et ce n’est pas faute d’avoir cherché. « Dans les années 1860, lors des restructurations de la capitale – construction des égouts, réorganisation urbaine, etc. ; on est allé regarder à chaque fois qu’un trou était percé, raconte M. Goudineau. Rien à faire: on n’a quasiment rien trouvé datant d’avant 20 avant notre ère… Même les fouilles du parvis de Notre-Dame n’ont rien donné d’antérieur à la conquête romaine. » Attention cependant, dit en substance l’historien et archéologue Jean-Louis Brunaux (CNRS), absence de preuves n’est pas preuve d’absence. « Parfois, comme à Besançon ou à Bourges, on fouille longtemps sans rien trouver jusqu’à ce qu’enfin des vestiges préromains apparaissent », précise-t-il. Certes. Mais à s’en tenir à ce qu’on sait du sous-sol parisien, la Lutèce romaine semble avoir été bâtie sur une terre vierge de toute agglomération gauloise. A Nanterre, c’est tout le contraire. L’ensemble de la ville n’a pas été fouillé, tant s’en faut. Mais sur les quelques milliers de mètres carrés retournés, explique Antide Viand, « on trouve de l’artisanat avec de la céramique, de la production de textiles, de métaux, des monnaies ratées à la frappe ». Voilà qui signe la présence d’un atelier monétaire. Ce qui, analyse l’archéologue Matthieu Poux (université Lyon-II), « est souvent la caractéristique d’un centre de pouvoir politique ». La solution serait donc finalement assez simple. La « Lutèce gauloise », celle des Parisii, est à Nanterre. Après la conquête, les Romains « déplacent » la ville sur la montagne Sainte-Geneviève et l’île de la Cité. Ce schéma n’est d’ailleurs pas inhabituel: Bibracte, la grande ville du peuple gaulois des Eduens, est ainsi abandonnée après la conquìte romaine et refondée sous un autre nom, Augustodunum (Autun), à une vingtaine de km de son site d’origine, l’actuel mont Beuvray. Bibracte-Augustodunum, Nanterre-Paris. Les deux problèmes ne sont peut-être pas si différents. L’affaire peut-elle être si facilement tranchée? Hélas non. Car Nanterre n’est pas sur une île. Or dans la guerre des Gaules, le récit qu’il fait de ses campagnes menées entre – 58 et – 51, César décrit Lutèce comme une ville « située dans une île de la Seine ». Il insiste même lourdement sur cette caractéristique : dans un autre passage de son récit, il évoque une autre cité insulaire gauloise et fait le parallèle avec la ville des Parisii. La Lutèce gauloise est sur une île, Nanterre n’est pas sur une île. donc Nanterre n’est pas la Lutèce gauloise. C’est à n’y plus rien comprendre. A moins que … « Nanterre est installé dans un méandre profond de la Seine, dans la boucle de Gennevilliers, explique Antide Viand. Et cette boucle est verrouillée a son entrée par le mont Valérien : en fonction de l’angle de vue, on peut avoir l’illusion que la ville est sur une île. » Hypothèse d’autant plus plausible que les cours d’eau changent: l’actuelle « boucle de Gennevilliers » aurait pu être, il y a deux mille ans, une grande île. Pour Jean-Louis Brunaux, l’hypothèse de la Lutèce de Nanterre ne tient pas. « Il est possible de changer une capitale de place, de déplacer des populations entières, dit le chercheur. Mais il est impossible de persuader les autochtones qu’un lieu qui avait un nom depuis des temps immémoriaux peut tout à coup se trouver 15 km plus à l’est« . D’ailleurs, ajoute M.Brunaux, Augustodunum n’a jamais pris le nom de Bibracte et, « dans la plupart des cas, lorsqu’une ville est déplacée, c’est un nom romain qui lui est donné, générale-ment associé à un qualificatif gaulois ». Pour Nanterre, ce mauvais point n’est pas le seul: il lui manque des ingrédients qu’on trouve, peut-être, à Paris. Car si, dans la capitale, les archéologues n’ont presque rien retrouvé d’antérieur à – 50, ils y ont malgré tout fait une étonnante découverte, dans un puits funéraire exhumé en 1974 lors de travaux d’aménagement du Sénat. Qu’y avait-il dans la fosse ? Le squelette d’un homme, son équipement militaire et des amphores à vin. En 1998, les archéologues Sylvie Robin et Matthieu Poux ont fait une nouvelle analyse de cet-te étonnante sépulture et font datée d’environ – 50. « L’homme est équipé d’une grande épée de cavalerie et de deux fibules typiquement gauloises, raconte Matthieu Poux. Mais sa boucle de ceinture et ses sandales cloutées font partie de l’équipement classique de l’armée romaine »… Conclusion : le « Gaulois du Sénat » était sans doute un mercenaire gaulois à la solde de Rome. Cette sépulture, en plein jardin du Luxembourg, est-elle le vestige d’une bataille ? Voilà qui tomberait à pic pour Paris. Car dans la Guerre des Gaules, César raconte brièvement qu’un affrontement se joue à Lutèce vers – 52. Lab ienus, un de ses principaux lieutenants, y défait une coalition de trois peuples gaulois : Parisii, Senons et Aulerques. Récapitulons. Peut-être une bataille à Paris, mais pas de ville importante. une villee d’importance à Nanterre, mais nulle trace de bataille. comment trancher ? Où diable se trouve la « Lutèce gauloise » ? « Sincèrement, je n’en sais rien », répond Christian Goudineau. D’autant qu’un autre élément du dossier vient compliquer l’affaire. « Lutèce vient du gaulois Lucotetia, qui signifie le ‘marais’. C’est un nom de lieu-dit, un nom banal, explique M. Poux. Tandis que Nanterre vient de Nemetodurum, qui ressemble plus à un nom de capitale : il est fondé sur nemeton qui signifie le ‘sanctuaire’ ou le ‘temple’ ; et durum qui veut dire le ‘marché’ ». Voilà qui pourrait résoudre le problème. Résumons : la bataille se joue devant une petite bourgade sans importance du nom de Lutèce, tandis que la grande ville gauloise est à une dizaine de km de là, la « Lutèce gauloise», la capitale des Parisii, ne se serait donc nullement appelée Lutèce mais Nemetodurum… Victorieux à Lutèce, les Romains y installent leur camp ; le camp devient une ville. La ville grandit et vole la vedette à Nemetodurum. Celle-ci, désertée, sombre dans l’oubli Peut-être. Mais une étrangeté demeure. Dans La Guerre des Gaules, César cite pas moins de sept fois Lutèce et jamais la moindre Nemetodurum – dont le nom n’apparaît d’ailleurs dans les sources écrites que vers le VIe siècle de notre ère… Alors ? César s’est-il trompé ? A-t-il écrit à quelques reprises « Lutèce » au lieu d’écrire « Nemetodurum » ? A-t-il simplement négligé de mentionner la « vraie » capitale des Parisii parce qu’il ne s’y est, de son point de vue, rien passé d’important ? Pourquoi pas. «César n’écrit ni pour nous ni pour l’histoire, rappelle M. Goudineau. Il écrit pour les sénateurs de Rome, qui se moquent complètement du nom de ce bourg du nord de la Gaule ! » Alors, Lutèce ou Nemetodurum ? On se gardera bien de trancher. Mais après tout, la France n’est pas la Gaule, cette invention romaine. Et il n’y a pas de raison pour que la capitale des Parisii se trouve sous la capitale des Français.
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A lire : Nanterre et les Parisii, sous la direction d’Antide Viand, éd. Somogy, 2008. Puits funéraire d’époque gauloise à Paris, de Matthieu Poux, éd. Monique Mergoil.