Dans l’Afrique du Sud du temps de l’Apartheid et jusqu’en 1994, le bantoustan était un foyer national attribué à la population noire suivant des critères ethno-linguistiques. Officiellement indépendants mais non reconnus par les autres diplomaties, les bantoustans formaient des unités territoriales dispersées en de nombreuses parcelles discontinues. Les habitants de ces États qui vivaient en République sud-africaine ne disposaient d’aucun droit civique parce qu’ils étaient considérés comme des étrangers.
N’en déplaise au soi-disant ministère de l’« Égalité des territoires », la France de 2013 s’achemine subrepticement vers une situation analogue. Une nette accélération s’opère dans le cadre fictif de l’« acte III de la décentralisation » réclamé avec insistance pendant la campagne présidentielle de 2012 par le candidat François Hollande. Or le temps des responsabilités venu, la cigale socialiste s’est tue : le grand chambardement promis débouche sur une recentralisation insidieuse.
Le président socialiste aurait pu apparaître comme un réformateur courageux qui s’attaque enfin au mille-feuille territorial hexagonal. Certes, la France est l’État le plus étendu de l’Union européenne; son armature administrative diffère bien sûr de celle du Portugal, de la Slovénie ou de la Finlande. En outre, la diversité des paysages et la cœxistence de plaines, de plateaux et de montagnes modifient tout raisonnement purement cartographique émis depuis Paris. Toutefois, l’encadrement géo-administratif du pays craque partout. On a recensé 17 000 groupements de collectivités territoriales, 36 786 communes, 101 départements, 26 régions, 5 collectivités d’Outre-mer, un Pays d’Outre-mer, 15 communautés urbaines, 202 communautés d’agglomération, 2358 communautés de communes, 5 syndicats d’agglomérations nouvelles et 14 787 syndicats de communes ! Tous ces ensembles exigent des élus : 519 417 conseillers municipaux, 4052 conseillers régionaux et 1880 conseillers généraux (ou bientôt départementaux). Les échelons administratifs s’empilent, d’où des dysfonctionnements permanents et croissants. On estime qu’elles se répartissent près de 60 000 corps administratifs et près d’un demi-million d’élus, ce qui fait de la France le pays qui a un élu pour 130 habitants environ ! Est-il par ailleurs bon que des régions comme Rhône-Alpes ou Provence – Alpes – Côte d’Azur aient chacune deux rectorats ? Que la région parisienne en est trois (Créteil, Paris, Versailles), cela peut – à la rigueur – se comprendre du fait du nombre élevé de Franciliens.
Naguère maire de Tulle (2001 – 2008) et ancien président du conseil général de la Corrèze (2008 – 2012), François Hollande avait suggéré une refonte complète de la carte administrative. Mais cette belle intention s’est finalement transformée en trois projets de loi distincts. Le président a été contraint de revoir sa copie, car le parti dont il est issu est essentiellement une formation de notables élus qui tiennent à leurs mandats et qui embauchent les quelques rares militants…
Le premier projet de loi instaure une nouvelle collectivité territoriale – la métropole – et autorise la métropolisation de Paris, de Lyon et de Marseille. Le deuxième, très contesté, ferait de la région le chef de file du développement économique, l’organisateur d’une « conférence territoriale de l’action publique » dans laquelle siégeraient des élus régionaux, départementaux et communaux, et le nouveau responsable de l’apprentissage, de la formation professionnelle et de la gestion directe des fonds européens. Prévu après les élections municipales du printemps 2014, le troisième texte porterait sur l’intercommunalité à qui reviendrait désormais l’urbanisme. Ces trois projets ont déjà été bien amendés en commission parlementaire.
Ces textes suscitent le vif mécontentement de nombreux élus locaux. Déjà, quand fut créée la Métropole Nice – Côte d’Azur de l’U.M.P. Christian Estrosi, le département des Alpes Maritimes a été de facto ré-organisé sans tenir compte des avis des populations, ni des contextes historiques. Plusieurs communes de l’arrière-pays niçois ont quitté cette structure métropolitaine et certaines n’ont pas voulu s’y associer. Ainsi, dans la vallée de la Roya, les villages voulaient-ils se rassembler sans pour autant intégrer son pendant mentonais du fait de vieux contentieux d’ordre historique (1). Mais le préfet n’a pas tenu compte de la volonté des habitants (il y eut des référendums organisés par les municipalités, consultations déclarées illégales par le préfet et qui exprimaient à 80 % la volonté des habitants de ne pas dépendre de Menton). Les populations en sont choquées et observent que la création de ces grandes entités copient le système centralisateur parisien sur le territoire du Comté de Nice qui, membre du Saint-Empire romain germanique, était une confédération de communes et de cantons libres. L’adhésion forcée dans ces métropoles donne l’impression (mais est-ce seulement une impression ?) aux Nissarts de ne plus être libres de décider de leur destin dans leur commune ou dans leur canton. On retrouve une hostilité similaire dans les Bouches-du-Rhône. Les élus de droite et de gauche contestent l’idée même d’une Métropole Aix – Marseille – Provence, programmée au 1er janvier 2015, qui concurrencerait à la fois le département et la région.
Plutôt que réparer le territoire, les initiatives gouvernementales – tant de droite que de gauche d’ailleurs – fragmentent encore plus l’espace français : l’Hexagone éclate. On a maintenant un territoire fracturé dont la mise en place de métropoles hégémoniques va accroître jusqu’à l’intolérable les distorsions socio-économiques. « Vitrines de la mondialisation heureuse, les métropoles […] bénéficient d’un accroissement de leur P.I.B. et d’une augmentation du niveau de vie de ses habitants. Par leur poids économique et foncier, ces “ territoires de la mondialisation ” influencent et organisent la recomposition sociale de l’ensemble du pays (2). »
Le projet de loi sur les métropoles donnerait à cette nouvelle structure administrative la concession de la distribution d’électricité, de la gestion des milieux aquatiques et du développement de la mobilité électrique (les voitures). Outre des transferts de compétences des départements et des régions vers l’instance métropolitaine, l’État pourra aussi lui transmettre l’aménagement, l’entretien et la gestion de grands équipements et d’infrastructures ainsi que le logement étudiant. L’hyper-classe dominante parie sur la métropole. « La logique et l’exemple de nos voisins voudraient que l’on réduisît le nombre de communes de 36 000 à 8 000 et que l’on supprimât le département et la région, pour les remplacer par huit provinces ayant leurs compétences (3) », suggérait dès 1998 Jacques Attali. Plutôt qu’une France des provinces, ce sera un archipel métropolitain !
Atteints de cleptocratie, les hiérarques locaux cherchent toujours de nouveaux gisements financiers à détourner. Or les métropoles sont des zones économiques motrices. « En France, il y a trois types de territoires. Les “ locomotives ”, tout d’abord, ces zones urbaines compétitives, qui ont réussi leur reconversion et concentrent une forte activité économique et des revenus en progression. Des territoires “ wagons ” ensuite, surtout dans l’ouest ou le sud de la France : ils attirent les retraités, les résidences secondaires, le tourisme… Beaucoup d’emplois publics y ont été créés, au point qu’avant la crise les revenus des “ wagons ” augmentaient plus vite que ceux des “ locomotives ” ! Et puis il y a une troisième catégorie de territoires, ceux qui allaient mal avant la crise, les anciens bassins industriels, qui ne se sont pas reconvertis parce que leur industrie ne s’y prêtait pas, qui ont perdu leurs emplois, le nord-est de la France notamment (4). »
De récentes études géographiques montrent l’effacement de la distinction classique France urbaine / France rurale au profit d’une nouvelle géographie hexagonale soumise au mitage urbain, grand phagocyteur de surfaces agricoles et d’aires sauvages. Il y a « une mutation du logement : d’un côté, le bi-logement ville-campagne. En France, il y a trois millions de résidences secondaires occupées a minima par quatre personnes; soit douze millions de Français qui ont deux maisons – toutes les élites sociales sont là. De l’autre, ceux qui n’ont qu’un logement mais vivent à la campagne : ils ne bougent pas régulièrement mais créent du lien social autour de leur maison (5) ». Tout autant géographiques et démographiques, les conséquences sont aussi sociologiques et politiques. « Avec l’étalement urbain, les banlieues, hier “ périphériques ”, se retrouvent situées au cœur des aires urbaines les plus riches et les plus actives de France. Les grandes métropoles, Paris et Lyon en tête, concentrent une part importante de quartiers difficiles. Cette nouvelle centralité place de fait les habitants au cœur de l’offre scolaire la plus riche et des marchés de l’emploi les plus dynamiques. Cette situation spatiale est à comparer avec l’éloignement d’espaces péri-urbains et ruraux. Elle ne garantit évidemment pas la réussite des individus mais rend ainsi possibles des ascensions sociales. C’est d’ailleurs ce à quoi on assiste à bas bruit à travers l’émergence d’une petite bourgeoisie issue de l’immigration maghrébine et africaine et à l’explosion du nombre de jeunes diplômés originaires de ces quartiers (6). » Cette « beurgeoisie » résulte du fait que les métropoles sont les portes d’entrée du Tiers Monde chez nous. L’Île-de-France est devenue une véritable « Île-du-Monde » parce que la mondialisation libérale favorise ces espaces productifs du marché mondial, les centres urbains, qui sont aussi devenus de hauts lieux du métissage et du système monoculturel de marché grimée en société pseudo-multiculturaliste. « Cet embourgeoisement touche l’ensemble des quartiers, y compris les quartiers populaires, et gagne désormais les proches banlieues qui, du fait de la raréfaction de l’offre de logements abordables, deviennent attractives. Par cercles concentriques, la métropolisation provoque une recomposition sociale des territoires allant de la ville-centre aux espaces péri-urbains et ruraux (7). » L’élévation sociale des populations étrangères et la fuite des populations européennes loin des villes-centres ré-agencent la trame spatiale (8).
C’est dans cette perspective nouvelle qu’il faut comprendre la réforme du mode de scrutin des élections départementales ex-cantonales. En 2015, les électeurs voteront dans des circonscriptions redécoupées regroupant deux anciens cantons. Ils désigneront par un seul bulletin deux candidats paritaires au scrutin majoritaire à deux tours. L’opération réalisée par Manuel le Chimique vise très clairement à permettre aux socialistes d’avoir des obligés avec leurs partenaires verts et radicaux de gauche, voire communistes agacés par les outrances de Mélanchon. Les nouveaux cantons permettraient en outre de noyer dans un ensemble plus vaste le vote protestataire qui s’affirme de plus en plus dans les zones péri-urbaines et néo-rurales. Les politologues se sont préoccupés des récents résultats électoraux qui portent en eux des ruptures potentielles majeures en terme de géographie électorale. « Le système des partis politiques en France est structuré en cinq cercles en fonction de leurs relations avec les deux partis dominants [P.S. et U.M.P.]. Ils forment des cercles en étant plus ou moins satellisés par les deux principaux partis qui sont les astres dominants du système politique français (9). »
Les dirigeants hexagonaux soutiennent la métropole qu’ils jugent comme la solution adéquate au remplacement prévisible des départements et des régions. À la métropole, les richesses et aux autres collectivités territoriales, la pression fiscale et les aides sociales… Commence une incroyable révolution silencieuse, génératrice d’un changement considérable des mentalités. L’effacement du triptyque commune – département – région au profit de métropoles néo-coloniales et de réserves néo-rurales de main-d’œuvre bon marché peut être problématique « pour l’organisation des territoires, mais pas en termes identitaires : l’homme post-moderne sait facilement changer de cadre de référence comme on change d’optique pour un appareil photo (10) ». Le propos paraît fort chimérique.
La sociologie complète et affine l’approche géographique. Le sociologue lyonnais, Pierre Mercklé, évoque un questionnaire sociologique appliqué à un échantillon de Britanniques. L’étude des données indique une reformulation des cadres sociaux. Aux 45 % de la population répartie de manière inégale entre l’« élite », la classe moyenne établie et la classe ouvrière traditionnelle s’ajouteraient de nouvelles couches sociales : 6 % appartiendraient à une classe moyenne technique (informaticiens et techniciens médicaux), plutôt aisés malgré des niveaux de capitaux culturel et social faibles, 15 % seraient de jeunes « nouveaux ouvriers aisés » (électriciens, facteurs, plombiers), culturellement et socialement actifs avec des revenus moyens, 19 % relèveraient des « employés des services émergents » (dans les centres d’appel) qui sont urbains, culturellement actifs mais relativement pauvres, et 15 % formeraient un précariat très pauvre (11). Ces catégories sociales ont une répercussion géographique indéniable.
Terre européenne originellement diversifiée dont les expressions culturelles furent souvent réprimées par l’affirmation politique d’un État central autour de Paris, la France entame un changement mortifère pour ses pays ravagés par l’hypertrophie urbaine. Si le discours officiel en faveur de l’homogénéité républicaine et égalitariste de l’Hexagone est largement responsable de la présente situation, n’oublions jamais que « l’unification de notre pays, l’unité de notre peuple et l’union de toutes nos nationalités sont les garanties fondamentales de la victoire certaine de notre cause (12) ».
Georges Feltin-Tracol http://www.europemaxima.com/
Notes
1 : L’histoire est très différente entre Menton et les villages de la Roya : ces derniers sont dans le Comté de Nice alors que Menton n’en faisait pas partie puisqu’il a dépendu des Génois puis de la principauté de Monaco. Le parler de Menton et de Monaco est à l’origine du Génois et se rapproche du parler corse fortement influencé par Gênes. (N.D.L.R. : Un grand merci à l’ami Bob Le Nissart pour ses éclairantes explications.)
2 : Christophe Guilluy, Fractures françaises, Paris, François Bourin Éditeur, coll. « Politique », 2010, p. 90.
3 : Jacques Attali, « En finir avec les régions », L’Express, 19 mars 1998.
4 : Laurent Davezies, « La France morcelée », Le Nouvel Observateur, 29 novembre 2012.
5 : Jean Viard, « Il nous reste en gros 400 000 heures pour vivre », Libération, 25 et 26 février 2012.
6 : Christophe Guilluy, op. cit., p. 33.
7 : Idem, pp. 91 – 92.
8 : Cf. Georges Feltin-Tracol, « Le territoire éclaté », Réfléchir & Agir, n° 43, hiver 2012.
9 : Eddy Fougier, « La France des cinq cercles », Libération, 4 juillet 2012.
10 : Anne-Marie Thiesse, « Dans la tradition française, la région est un archaïsme ou une menace », La Tribune – Le Progrès, 8 février 2010.
11 : Le Monde, 26 juin 2013.
12 : Mao Tsé-toung, « De la juste solution des contradictions au sein du peuple », Le petit livre rouge. Citations du président Mao Tsé-toung, Le Seuil coll. « Politique », 1967, chapitre XXV.