La chanson des Nibelungen est au coeur de la culture allemande. L'hypothèse des historiens est qu'elle serait une réminiscence de l'époque troublée des Vème et VIème siècles qui a vu le royaume burgonde au sommet de sa gloire puis sombrer. Une réminiscence, certes, mais réécrite en y ajoutant des éléments plus récents, sublimée en outre dans une vision romantique qui caractérise la littérature et les moeurs de la société féodale.
Je reprends le fil de mon raisonnement dans la suite de mes articles précédents. (1)
Tout commence avec le chant de Walther. Je le fais remonter au Vème siècle, avant la bataille des champs catalauniques de 451 qui n'a pas encore eu lieu au moment où il est écrit. Je résume ma thèse.
En 413, les Burgondes avaient été installés par les Romains en tant que troupes fédérées pour garder la frontière du Rhin dans ce qu'on appelle le royaume de Worms. Or ceux qui étaient installés à l'est du Rhin, les plus exposés, étaient constamment harcelés par les incursions des Huns (2) (évidemment, parce que ce sont eux qui tenaient le limes en avant du fleuve).
En 428/429, Gondicaire, roi des Burgondes, réussit à les vaincre. Leur chef Octar, (Optar ou encore Oktar), oncle d'Attila perdit la vie dans cette campagne (2). Cet affrontement correspond, à mon avis, au passage du chant où il est dit au vers 170 "qu'une des nations récemment domptées se mettait en révolte".
En 436/437, Aétius vainquit Gundicaire roi des Burgondes habitants en Gaule, et accorda la paix à ses supplications, mais celle-ci fut de courte durée puisque les Huns l'anéantirent avec son peuple (3). Les Burgondes avaient tenté d'agrandir leur territoire dans l'arrière-pays. Ils furent battus par le général romain Aetius qui, néanmoins, leur accorda la paix. La deuxième partie de la phrase concerne un autre événement, la bataille qu'ils perdirent contre les Huns, apparemment sur la rive droite du Rhin. C'est cette bataille que pourrait relater le chant de Walther... les javelots volent drus et incessants de part et d'autre. Le frêne et le cornouiller prennent les mêmes ébats, et le fer projeté brille comme l'éclair... A l'exemple de son chef, la forte armée des Huns s'élance avec furie et multiplie le carnage. On brise toute résistance, on écrase les fuyards, jusqu'à ce qu'on soit certain d'une victoire complète. Puis on se jette sur les morts et on les dépouille tous...(4). Les historiens estiment que c'est à la suite de cette défaite que les Burgondes durent se replier en Bourgogne abandonnant leur royaume et la ville royale de Worms.
Remarque 1. La description que l'auteur donne de cette bataille pourrait, certes, tout aussi bien s'appliquer à la bataille des champs catalauniques (grande plaine du champ de bataille)... hypothèse peu crédible. Ici, c'est Walther qui commande et il a gagné ; aux champs catalauniques, c'est Attila et il a apparemment perdu.
Remarque 2. On peut m'objecter qu'il n'est pas possible que Walther ait livré bataille contre des Burgondes alors que sa fiancé burgonde Hildegonde est encore en otage auprès d'Attila et alors que ses ennemis sont Francs. Je réponds en faisant l'hypothèse d'un peuple burgonde divisé en deux, l'un à Cabillo, dont est issue Hildegonde, l'autre à Worms, que les chroniqueurs considèrent toujours comme burgonde mais que l'auteur du chant considère comme passé - vendu - aux Francs.
Toutes choses égales d'ailleurs, constatons que dans le chant, les Huns sont conduits au combat par un héros nommé Walther. Mon hypothèse est que ce Walther y désigne l'ancienne noblesse germaine de Germanie. C'est un Goth. Attila l'a mis à la tête de ses troupes, mais il est vassal, ayant reconnu en Attila son suzerrain et protecteur depuis que ce dernier a conquis le pays. L'auteur du chant le dit Aquitain, originaire d'Aquitaine, né en Aquitaine, mais il se contredit au vers 580. Je m'explique : candidat à l'immigration en Gaule, le Goth Walther déclare au poste frontière : je suis né en Aquitaine (wisigothe), je suis donc Aquitain et veux retourner au pays où je suis né. Très logiquement, l'autorité chargée de la garde aux frontières répond : Qu'on aille d'abord lui demander quelle est sa race, sa patrie, son nom, le lieu d'où il vient, s'il veut avoir la paix sans effusion de sang en livrant son trésor. Par la réponse nous connaîtrons l'homme, et si Walther n'a pas changé...(4) Et le candidat se fait refouler, à moins de glisser la "pièce" (son trésor) au gardien.
Les combats héroïques et homériques que mène ce Walther contre les douze chevaliers qui gardent la frontière du Rhin illustrent les multiples tentatives germaines de franchissement. Ces douze chevaliers représentent les différentes unités franques réparties tout au long du limes pour le défendre (Metz, Strasbourg etc).
Comme je viens de l'expliquer, pour l'auteur du chant, le Gunther qui règne à Worms n'est plus burgonde mais franc. Il dispose à sa botte d'un fidèle vassal, Hagen. J'ai écrit, dans mes précédents articles que Hagen était un Franc. J'en doute, bien qu'à la fin du poème, il semble l'être (vers 1299 et 1446). Au début, le chant le dit d'origine troyenne (5) et à la fin, Sicambre. Mon avis est qu'il est descendant des Gaulois belges, chevalerie autochtone d'élite toujours existante. De même que le Goth Walther est vassal d'Attila, le Gaulois Hagen est vassal du roi franc Gunther, ayant reconnu en lui son suzerrain et protecteur depuis que les Romains ont installé les dits Francs en Gaule - ancienne Gaule belge - au titre de peuples fédérés. La preuve en est l'extraordinaire tentative de subversion des vers 1237 à 1279, dans lesquels le Goth rappelle l'ancienne ancienne amitié gallo-germaine (du temps de Civilis ?), tout en dénigrant au vers 1413 l'occupant franc Gunther. Pour parler clairement, disons que le Goth demande au Gaulois de changer de camp, de rompre avec le Franc et de s'allier à lui.
Gunther est-il un individu ou un conseil ? Un conseil, pourquoi pas ? Voyez la représentation d'un conseil germain sur la colonne de Marc-Aurèle (cf Wikimédia). Remarquez les sept sages assis : un conseil de gouvernement de sept membres ? Deuxième indice, je rappelle la fin du poème montrant les héros blessés et réconciliés. Le roi franc Gunther a perdu sa jambe, Hagen, son oeil droit et Walther sa main. Cela suggère, bien évidemment, des pertes subies par des groupes ou des ensembles. Mais il s'y trouve aussi un autre sens, car la perte d'une jambe pour le roi, c'est une condamnation à l'impuissance à gouverner alors que Hagen et Walther restent frais et dispos. La perte d'un oeil pour Hagen, c'est l'engagement de fermer plus ou moins les yeux quand passent les clandestins. La perte de la main droite de Walther, c'est l'engagement réciproque de renoncer aux harcèlements répétés des postes militaires du limes. A noter que Hagen, bien que qualifié de Sicambre, est bien Gaulois par la plaisanterie au sanglier que lui balance Walther au vers 1436.
Mais revenons à la période d'avant l'an 428, au temps où, selon le chant, les nations étaient encore sous la coupe d'Attila. Les Huns de plus en plus puissants commencent à exiger des tributs de leurs riches voisins. S'ils ne paient pas, ils lancent des razzias qui rapportent autant si ce n'est plus de butin (6).
Renonçant à se battre, les notables francs avaient préfèré livrer en otage Hagen, l'un d'entre eux, d'origine troyenne, avec le tribut exigé. Le roi goth de l'Aquitaine, Alpher, avait pris la même décision. Il préféra payer tribut et livrer son fils Walther en otage
Pour légitimer son manifeste - bis repetita - tout en laissant entendre qu'il plaisante, l'auteur du chant imagine que Walther est un Aquitain originaire d'une Aquitaine, pourtant wisigothe, emmené en otage par Attila au cours d'une de ses courses et dont le retour en Gaule se justifie par le désir de retrouver son pays d'origine. Le même périple invoqué pour Hagen suppose une reconnaissance tributaire des Francs envers les Huns et son retour en Gaule, la rupture de cette reconnaissance.
Quant aux Burgondes du castrum de Chalon-sur-Saône qui ont donné la belle Hildegonde en otage à Attila, il faut comprendre qu'ils avaient, de par l'histoire de la cité, un quelque chose que les deux autres n'avaient pas à ce niveau de qualité.
Qui était la belle Hildegonde ? Si son père, Herrich est un individu, c'est une personne, mieux, une personne royale, unique héritière, accompagnée de toute une suite. Mais alors, pourquoi Attila ne l'épouse-t-il pas pour récupérer l'héritage ? Comment se fait-il qu'une femme aussi noble assure le guet alors que Walther se repose au vers 504 ? Tout cela est très bizarre ! Herrich est un nom qu'il faut très probablement rapprocher d'Hendinos. Or, en latin, le suffixe hend est en rapport avec le chiffre onze. Il s'agirait donc là d'un conseil de onze membres qui pourrait s'élever à douze si on lui ajoute le grand prêtre nommé "sinistus". Il est bien entendu que ce système de gouvernement collégial n'a pas perduré (7) mais il n'en reste pas moins qu'à cette date, on ne voit pas comment un conseil pourrait avoir engendré une fille comme on le pense.
La belle Hildegonde est une énigme. C'est, au Vème siècle, une énigme à l'image de la nouvelle société burgonde qui se met en place, une société qui préfigure déjà la société chevaleresque du moyen-âge, chevaleresque mais néanmoins toujours combattante.
Je suis très étonné que, dans les flots de sang répandus de ce chant, les commentateurs ne mettent pas en exergue l'absence totale de pitié et de compassion qui s'y trouve. Mais où est la douceur des évangiles ? Où est l'Eglise ? Quel est ce Jésus, curieusement absent, auquel, à la dernière ligne, on lui demande seulement qu'il vous, qu'il nous maintienne en vie ? .. Vos salvet Iesus.
Certes, il ne fait pas de doute que le public des châteaux, où ce poème était chanté, y voyait surtout l'image idéale du chevalier et de sa dame, vertueuse, fidèle, aimante et effacée (comme les hommes les aiment) ; mais l'énigme n'est pas là. Pour la percer, je pense qu'il faudrait accepter de me suivre dans la lecture des chapiteaux que je propose dans mes ouvrages, à Mont-Saint-Vincent, Gourdon, Chalon, Autun, Vézelay, Notre-Dame-du-Port, etc...
Nous sommes en présence d'une société émergente, d'une société dont l'auteur du chant est partie prenante. J'en ai eu le pressentiment et la conviction dès le moment où j'ai commencé à écrire mes ouvrages dans les années 80, tout en sachant que ce que j'écrivais ne serait pas accepté par la communauté dite scientifique. Je cite : Je suis le pauvre trouvère. Personne ne m'écoute, personne ne m'entend et personne ne me croit. Je marche dans le brouillard et dans la nuit et je chante...Je chante pour les âmes de tous ceux qui ont vécu ici... à Mont-Saint-Vincent, l'illustre Bibracte gauloise... Ils s'appelaient : les Nibelungen, les fils du brouillard.(8)
Et encore, ce commentaire très amusant qui me concerne, de la part d'un journaliste pas très doué : « Un franc-tireur dans la bataille de Gergovie : un lieutenant-colonel de Zouaves à la retraite soutient que c’est au Crest, à l’extrémité de la montagne de la Serre qu’il faut situer l’oppidum gaulois défendu par Vercingétorix. Dans son livre "Histoire de Gergovie", il avance également l’hypothèse que Gergovie serait l’Atlantide terrestre... L’auteur ne se revendique ni historien ni archéologue, mais poète » (Journal "La Montagne" du 9.12.1993)
Aujourd'hui, après avoir racheté ce qui restait des ruines de l'ancien oppidum de Cabillo - ce que j'ignorais - je foule la même terre que l'auteur de ce chant a foulée. J'y ai remis au jour l'ancien castrum du roi franco-burgonde Gontran. J'y ai imaginé les anciens rois burgondes qui l'ont précédé, le roi Clovis venant demander la main de la Burgonde Clotilde, la reine Brunehilde, alias Brunehaut, née Wisigothe. Non loin de là, j'ai retrouvé les basiliques franco-burgondes à Châtenoy-le-Royal et à Sevrey. J'ai redonné à la splendide cathédrale de la ville des bords de Saône son illustre origine, extraordinaire témoignage du III ème siècle, le plus beau temple de l'univers selon le rhéteur Eumène (9).
Mais rien n'y fait. La ministre de la Culture continue d'apporter sa caution aux archéologues d'un mont Beuvray en déficit chronique, foulant au pied la récente promesse de transparence du Président de la République et condamnant notre tourisme à la médiocrité et à l'enfantillage.(10)
Madame la Ministre de la Culture, où est Bibracte ?
Emile Mourey, château de Taisey, le 21 mai 2013
Renvois :
2. Socrate, Historia Ecclesiastica 7, 30.
3. Prosper Tiro d'Aquitaine, Chroniques, 1322
7. Le nom générique du roi chez ce peuple est Hendinos (Ammien Marcelin, Histoire, Livre XXVIII)
8. Histoire de Bibracte, l'épée flamboyante, chap 13, dépôt légal avril 1995.
9. Panégyrique de Constantin Auguste, vers 312 après J.C.