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Coup de pompe en Côte-d’Or

Où va la France rurale ? Encore combien de Chevallier ?
A Salives, la station-service a fermé. Chez les Mathiot, à Saint-Broing-les-Moines, elle a fermé aussi. A Saint-Marc-sur-Seine, sur la départementale 971, un jeune homme à Mobylette se souvient de sa honte quand un avocat de passage lui a demandé où prendre de l’essence dans le village. La station a fermé en 2012, comme les autres. Les cuves devaient être refaites aux normes, une affaire de 85 000 euros. Le pompiste est devenu homme de ménage. Sa femme, on ne sait pas. Le jeune homme se sent dans un « pays perdu » : « Plus personne ne nous trouve comme intéressant : on n’a même plus le droit d’être des consommateurs. »
De Dijon à Châtillon-sur-Seine, on peut continuer à compter les pompes. Ce sera vite fait. Les Chevallier restent les seuls ouverts à la ronde, ou plus exactement les derniers, à l’entrée d’Aignay-le-Duc. Le Bien public, quotidien de la Côte-d’Or, l’a surnommée « la station ultime ». Ça ne déplaît pas à M. Chevallier, baptisé depuis « la star ».
Mme Chevallier tient elle-même la caisse, payée à mi-temps. Un gars lui tend sa carte bancaire, plutôt petit de taille, avec du poil roux qui frise sur ses bras. Il était grossiste en fruits et légumes, dans les années 1970, à l’époque où les cantons comptaient trente ou quarante épiciers. Il les a vus tomber un à un, en même temps que les écoles, les postes, les boulangeries, les bistrots. « Maintenant, c’est notre tour », dit Mme Chevallier.
Quand M. Chevallier a repris la station, en 1998, elle était fermée depuis deux ans et le village entier la pleurait. Les Chevallier ont été fêtés en sauveurs. Aujourd’hui, ils ne sont pas sûrs d’aller jusqu’à la retraite. « Même des gens du village font parfois 35 kilomètres pour faire le plein à l’hypermarché de Châtillon. » « C’est eux qui ont bouffé tout le monde », lâche « Poil roux » en reprenant sa carte bancaire. Une guitare et une croix brillent en pendentifs autour de son cou. Il ne joue pas de guitare, mais croit en Dieu, qui le protège dans son nouveau travail, un étal sur les marchés.
« Moi j’y vais, chez Intermarché, reconnaît un apprenti en électricité. Mais en cachette, pour ne pas faire de peine à M. et Mme Chevallier. » Ça fait une sortie. On voit du monde. Et puis on drague. Cette fois, l’apprenti vient de finir son stage et n’en trouve pas d’autre. Or Mme Chevallier accepte qu’on la paie en deux fois. Dans la région, elle doit être la seule à prendre encore les chèques. Elle retarde les encaissements pour arranger les clients fidèles. Elle demande : « Sans ça, est-ce qu’on y arriverait encore ? »
Depuis la caisse, elle voit le vieux lavoir, de l’autre côté de la route, les feuilles jaune pâle des tilleuls qu’un vent tiède n’arrive pas à froisser et une bâtisse imposante, surnommée « Le Château », où un cardiologue passe ses week-ends, « un Parisien mais qui dit bonjour », bref quelqu’un de bien. Les Belges, aussi, se plaisent sur les coteaux. Ici, « Belge » signifie en réalité « vacancier » ou, à la limite, « vétérinaire », parce que ceux du secteur ont tous cette nationalité-là. A Recey-sur-Ource, le médecin, lui, est vietnamien. En revanche, parler d’  « Irlandais » ou de « Roumains » désigne les « ouvriers du bâtiment » qui font les gros chantiers pour 180 euros par mois, avec des contrats courts par rotation. Dans le village à côté, ils sont turcs et polonais, mais c’est synonyme.
« Elle mange de l’argent »
Devant la pompe à gasoil, la conversation roule sur un couple pressenti pour reprendre un commerce dans un village voisin avec l’aide de la mairie.
« On les voit aux infos le jour où ils inaugurent, mais pas quand ils ferment un an et demi plus tard, dit Michelle, qui tient un gîte rural.
– Ils arrivent avec des grandes idées.
– Faire les 35 heures, par exemple, ou bien prendre ses week-ends. »
Tout le monde rit, puis les regards se promènent, faussement patelins, sur les clients de passage, qu’on ne connaît pas. « Vous n’êtes pas fonctionnaire, au moins ? » Un agriculteur se récrie ne pas avoir à se plaindre non plus. « Je suis quand même à 730 euros par mois. »
« Et moi, je vis de ma passion », dit un chauffeur-livreur, 21 ans. Ils sont quatre sur vingt-cinq de sa classe à avoir trouvé du travail, « tous par piston ». Sinon, il n’y a rien, « même les fils de paysans s’en vont ». Le député local avait proposé de déclarer « zone franche » certains secteurs pour favoriser les commerces. Il en est à son deuxième mandat, toujours rien. On se tait pour regarder passer la camionnette de la boulangère. Elle livre les baguettes, ferme par ferme. « Je ne sais pas comment elle fait : elle mange de l’argent, forcément », dit quelqu’un. Puis l’agriculteur demande : « Vous irez voter ou pas pour les municipales ? »
Le téléphone sonne, un client qui veut remplacer un phare. M. Chevallier n’ose pas lui dire que Renault ne change plus « un  phare »: il faut obligatoirement racheter les deux, 500 euros la paire. Les gens penseraient que c’est lui le voleur, M. Chevallier en est sûr. Alors, il appelle les casses, sans rien dire, pour essayer d’en trouver un. En 2012, la vente de voitures neuves a chuté d’un coup. « Les gens ne veulent plus une auto, mais une remise. »
Le soleil s’éteint doucement derrière le lavoir. L’apprenti électricien revient d’Intermarché. La fille qu’il a rencontrée au rayon fromages lui a demandé si les gens avaient des ordinateurs dans les villages. Il boude. « Tout le monde nous considère comme des arriérés. » Il est revenu chez les Chevallier prendre pour « 5 euros »d’essence, ce qui lui reste dans le porte-monnaie. On va entrer dans la dernière semaine du mois, celle où les voitures commencent à rouler de moins en moins. Puis elles s’arrêtent jusqu’au début du mois suivant.
Florence Aubenas, Le Monde, 22-23/09/2013
http://www.polemia.com/coup-de-pompe-en-cote-dor/

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