1949 : Bernard Charbonneau (1910-1996) édite son maître ouvrage : L’état. 1954 : Jacques Ellul (1912-1994) publie son œuvre maîtresse : La Technique ou l’enjeu du siècle. L’État et la Technique, tels sont les deux enjeux de notre temps. Il s’agit de leurs premiers livres, mais non de leurs premiers écrits. Et l’on est surpris de voir combien ces essais de maturité, rédigés autour de la quarantaine, déploient méthodiquement, comme toute la suite de leur œuvre, des intuitions de jeunesse, écrites dans la vingtaine.
Ce sont quelques-uns de ces textes fondateurs, au génie si particulier et si parlant à la fois, parfois parus dans des revues spécialisées, que quelques-uns se transmettaient jusqu’ici de la main à la main, qui sont enfin aujourd’hui, réunis et présentés par Quentin Hardy, livrés au grand public dans un recueil au titre éloquent, Nous sommes des révolutionnaires malgré nous, qui est sans doute pour le profane la meilleure introduction à leur pensée : « Directives pour un manifeste personnaliste » (1935), « Le Progrès contre l’homme » (1936), « Le sentiment de la nature, force révolutionnaire » (1937), « An deux mille » (1945).
Leurs textes ont la fraîcheur des commencements, et le sérieux d’une fidélité intellectuelle qui durera toute leur vie – comme leur amitié. Les deux Bordelais sont alors membres de la revue Esprit, et animent les groupes personnalistes du Sud-Ouest. Face au règne de l’anonymat, de l’économie, de la technique et de l’État, les personnalistes défendent « la cité à hauteur d’homme », « une cité ascétique pour que l’homme vive ». Ainsi, « la révolution doit se faire contre la misère et contre la richesse », elle est avant tout « une lutte pour les libertés de l’homme », qui passe par le sens des limites, des communautés, des patries, des pays. Pour être incarnées, liberté et justice nécessitent « de petites sociétés locales basées sur la culture, la famille et la possession directe du sol. »
Nés il y a cent ans, morts il y a vingt, souvent isolés, à contre courant, les deux penseurs chrétiens connaissent une fécondité posthume qui se traduit à travers une abondante actualité éditoriale : nombreuses rééditions qui rencontrent un public nouveau, mais aussi inédits, comme Théologie et Technique qui résume dans une critique théologique de l’idolâtrie technique la pensée ellulienne, déployée par ailleurs dans une soixantaine de livres et plus d’un millier d’articles :
« Actuellement, c’est la Technique qui permet à l’homme une élimination de Dieu, qui n’est même plus une révolte. Il n’est plus nécessaire de lutter : la puissance technicienne a remplacé celle du Créateur. (…) La Technique a enfin permis à l’homme de changer les pierres en pain. Et il est bien content. Mais il ne comprend pas pourquoi il n’est pas encore dans le Paradis après ce miracle. »
Face à la technique qui se développe selon la volonté de puissance, la vocation de la théologie, biblique et évangélique avant tout, est de rappeler à temps et à contretemps une éthique de la fragilité et de la vulnérabilité, une éthique christique de la non-puissance qui seule peut sauver la vie. La non-puissance n’est pas l’impuissance, mais la résistance par « l’abandon de l’esprit de puissance » : « Il faut sans cesse reprendre l’exemple de Jésus qui a récusé tous les moyens de puissance (…) Dans un monde voué par la Technique à la puissance, seuls l’esprit et le comportement de non-puissance sont la critique. »
Falk van Gaver
Bernard Charbonneau & Jacques Ellul, Nous sommes des révolutionnaires malgré nous, Seuil, 2014, 222 p., 18€
Jacques Ellul, Théologie et Technique. Pour une éthique de la non-puissance, Labor et Fides, 2014, 370 p., 29€
Article paru dans La Nef N. 262 de Septembre 2014
http://www.oragesdacier.info/2014/10/nous-sommes-des-revolutionnaires-malgre.html