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La vie immédiate, la mort

Le sens des choses lui-même dépend aussi d’une certaine inscription (de pensées, d’activités, de désirs, etc.) dans la durée. Internet offre, structurellement, la possibilité d’un changement permanent au gré des envies de l’instant. L’instabilité permanente nuit à la capacité de donner aux choses un sens profond. Si les religions s’appuient presque toujours sur une transcendance, elles mettent aussi quasi systématiquement en avant l’éternité qu’offrira la rédemption (ou le salut, le nirvâna, etc.). A la brièveté de la vie humaine, les religions opposent bien souvent le réconfort qu’est l’immortalité. Une fausse critique du phénomène religieux vise à faire croire que c’est dans l’immédiateté de la vie quotidienne que le sens des choses existe. La consommation, les nouvelles technologies, le capitalisme invoquent toujours la réalité de la jouissance immédiate en comparaison des bonheurs supraterrestres vantés par les prophètes. S’il est tout à fait possible et légitime de douter des paradis célestes, il ne faut pas pour autant croire que le bonheur est dans l’immédiateté et l’instantanéité. Nous sommes en train de découvrir que le consumérisme et la société du choix annulent la valeur des choses. Car c’est toujours la durée qui donne son sens aux actes, aux pensées et aux émotions humaines. Une chose ne peut prendre du sens que parce qu’à nos yeux, elle dure. 
     Une simple randonnée peut rappeler qu’on n’observe pas le même paysage se dévoilant sous nos yeux lorsqu’on l’atteint après plusieurs heures de marche ou quelques minutes de voiture (voire quelques secondes d’hélicoptère, ou, pire encore, un panorama instantané de visites virtuelles sur le Web). L’expérience humaine a ceci d’irréductible : c’est dans la durée qu’elle prend son sens. Or, la société du tout numérique tend à faire croire que tout ce qui dure est mauvais, que la véritable liberté consiste à pouvoir accéder à tout en quelques clics. Si l’immédiateté est en passe de devenir la valeur dominante socialement, c’est parce que la durée apparaît comme une contrainte du passé, dont il faut se débarrasser à tout prix. 
     Vouloir en finir avec la durée, c’est vouloir en finir avec le sens de toute chose. Vouloir en finir avec la durée, c’est donc vouloir en finir avec le sens de la vie. Car au fond, le fantasme d’annuler la durée, c’est-à-dire annuler ce qui nous coûte mais qui donne son sens à l’existence humaine, ne trouve-t-il pas son aboutissement dans l’annulation de l’essence même de la durée, qui n’est autre que la vie, là où toute durée prend sa source ? Vouloir abolir la durée de toute chose, cela n’implique-t-il pas de s’en prendre à la vie elle-même ? La chose qui dure, et doit par essence durer, n’est-ce pas la vie ? 
     La société de l’immédiateté engendrée par la folie numérique ne fantasme rien d’autre que la mort. 
     De nombreux écrits ont déjà mis en garde l’être humain contre ses propres fantasmes mortifères, inconscients et incontrôlés. Gageons qu’il est possible de lutter contre la déferlante technologique, sans quoi il y a fort à parier que d’ici quelques années à peine, la consommation d’antidépresseurs aura encore très largement augmenté en Occident. 
     A moins que nous n’assistions à la fin d’un monde, celui que l’humain connaissait avant sa récente mutation anthropologique, un monde où la durée fondait positivement le rapport des êtres entre eux et avec eux-mêmes, un monde où vivait encore l’homo sapiens, avant qu’il ne soit éradiqué par l’homo virtuens. 
 
Guillaume Carnino, Rêve numérique ou cauchemar informatique

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