Traduction d’un entretien avec Dmitry Orlov réalisé le 15 décembre 2011.
Quelle différence voyez-vous entre l’avenir de l’Amérique et celui de l’Europe ?
Les pays d’Europe sont des entités historiques qui gardent encore des vestiges d’allégeance par delà le domaine monétisé, commercial, tandis que les États-Unis ont commencé comme une entité commerciale, basée sur une révolution qui était essentiellement une révolte fiscale et donc n’avait pas de position de repli. La population européenne est moins instable qu’en Amérique, avec un plus fort sens de l’appartenance régionale, et elle est plus susceptible d’avoir des relations avec ses voisins, de pouvoir trouver un langage commun et de trouver des solutions aux difficultés communes.
La plus grande différence probablement, et la plus prometteuse pour une discussion fructueuse, est dans le domaine de la politique locale. La vie politique européenne est peut-être endommagée par la politique de l’argent (1) et le libéralisme de marché, mais au contraire des États-Unis, elle ne semble pas en complète mort cérébrale. Du moins j’espère qu’elle n’est pas complètement morte ; l’air chaud sortant de Bruxelles est souvent indistinguable de la vapeur dissipée par Washington, mais de meilleures choses pourraient se produire au niveau local.
En Europe il reste quelque chose comme un spectre politique, la contestation n’est pas entièrement futile, et la révolte n’est pas entièrement suicidaire. En somme, le paysage politique européen peut offrir beaucoup plus de possibilités de relocalisation, de démonétisation des relations humaines, de dévolution à des institutions et des systèmes de subsistance plus locaux, que les États-Unis.
L’effondrement américain retardera-t-il l’effondrement européen ou l’accélérera-t-il ?
Il y a de nombreuses incertitudes sur la façon dont les événements pourraient se dérouler, mais l’Europe est au moins deux fois plus capable de traverser le prochain choc pétrolier prévu que les États-Unis. Une fois que la demande pétrolière aux États-Unis s’effondrera à la suite d’un écrasement dur, l’Europe aura pour un moment, peut-être pour aussi longtemps qu’une décennie, les ressources pétrolières dont elle a besoin, avant que l’épuisement des ressources rattrape la demande.
La proximité relative des grandes réserves de gaz naturel d’Eurasie devrait aussi s’avérer une garantie majeure contre les perturbations, en dépit de la politique toxique autour des pipelines (2). La soudaine fin prévue du dollar sera sans aucun doute économiquement perturbatrice, mais à terme légèrement plus long l’effondrement du système dollar arrêtera l’hémorragie des épargnes mondiales vers la dette à risque et l’exorbitante consommation américaines. Cela devrait doper les fortunes des pays de la zone euro et aussi donner de l’espace pour respirer aux pays les plus pauvres du monde.
Comment l’Europe se compare-t-elle aux États-Unis et à l’ex-Union soviétique, en matière d’effondrement ?
L’Europe est en avance sur les États-Unis dans toutes les catégories clef du “retard d’effondrement (3)”, telles que le logement, le transport, la nourriture, la médecine, l’éducation et la sécurité. Dans tous ces domaines, il y a au moins un système d’assistance public et certains éléments de résilience locale. La façon dont l’expérience subjective de l’effondrement se comparera à ce qui s’est produit en Union soviétique est quelque chose à laquelle nous allons tous devoir penser après coup.
L’une des différences majeures est que l’effondrement de l’Union soviétique a été suivi d’une vague de privatisations corrompue et même criminelle, et d’une libéralisation économique, ce qui était comme d’avoir un tremblement de terre suivi d’un incendie criminel, alors que je ne vois aucun nouveau système économique horrible à l’horizon qui soit prêt à être imposé à l’Europe au moment où elle trébuchera.
D’un autre côté, les restes de socialisme qui ont été si utiles après l’effondrement soviétique sont bien plus érodés en Europe grâce à la récente vague d’expérimentations ratées de libéralisation des marchés.
Comment le pic pétrolier interagit-il avec le pic du gaz naturel et du charbon ? Devons-nous nous préoccuper des autres pics ?
Les divers carburants fossiles ne sont pas interchangeables. Le pétrole fournit la majorité des carburants de transport, sans lesquels le commerce dans les économies développées s’arrête. Le charbon est important pour fournir la charge électrique de base dans de nombreux pays (pas en France, où l’on dépend du nucléaire). Le gaz naturel (le méthane) fournit l’azote des fertilisants pour l’agriculture industrielle, et fournit aussi l’énergie thermique pour le chauffage domestique, la cuisine et de nombreux procédés de fabrication.
Toutes ces ressources ont passé leur pic dans la plupart des pays, et approchent de leur pic global ou l’ont passé.
Environ un quart du pétrole total est toujours produit par une poignée de champs pétrolifères super-géants qui ont été découverts il y a plusieurs décennies. Les vies productives de ces champs ont été étendues par des techniques de forage intercalaire et d’injection d’eau. Ces techniques permettent d’épuiser la ressource plus complètement et plus vite, résultant en un déclin plus prononcé : le pétrole se change en eau, lentement d’abord, puis tout d’un coup.