A en croire un récent travail d’économistes, les guerres civiles seraient plus fréquentes dans les pays génétiquement très diversifiés. Faut-il travailler sur ce genre de sujet ? Et si oui, quelle leçon peut-on en tirer ?
Un pays en paix, depuis maintenant soixante-dix ans... Frappés par une crise économique séculaire, obsédés par les signes du déclin, minés par un pessimisme sans égal dans le monde, les Français en oublient le bonheur qu’ils ont de vivre dans un pays, dans un continent pacifié. Tout le monde n’a pas cette chance. Si les conflits entre pays sont devenus moins nombreux après la dernière guerre mondiale, il n’en va pas de même pour les guerres civiles. Elles ont fait plus de 15 millions de morts depuis la victoire des alliés en 1945. Au cours du dernier demi-siècle, un pays sur quatre a été touché. L’Europe n’a pas été épargnée – il suffit de se souvenir de l’enchaînement effroyable qui a suivi l’effondrement de la Yougoslavie dans les années 1990. Ces affrontements causent d’infinies souffrances, plombent les économies pour des années, détruisent des vies et des villes. Ils provoquent aussi de terribles exils, comme on le voit aujourd’hui au sud de la Méditerranée d’où partent vers l’Europe des Syriens, des Erythréens, des Somaliens et aussi des Maliens, des Soudanais, des Centrafricains. L’an dernier, plus de 230.000 migrants auraient ainsi atteint les côtes du Vieux continent, chassés de leur pays par des conflits sanglants.
Une cause commune
Chaque guerre a bien sûr son histoire et ses racines. Mais toutes les guerres civiles ont évidemment une cause commune : une opposition majeure entre des groupes qui ne peut être réduite par le fonctionnement des institutions politiques Il est essentiel de mieux comprendre d’où vient cette opposition pour essayer d’éviter ces pertes immenses. Depuis un quart de siècle, beaucoup de chercheurs ont travaillé sur la question. Ils ont évalué l’impact du morcellement religieux, linguistique, ethnique, sur le risque de conflit. Mais leurs résultats ne sont pour l’instant pas très concluants. D’autres chercheurs vont au-delà. Ils s’interrogent sur les causes… génétiques des conflits. Plus précisément, sur le lien entre diversité génétique et risque de guerre. Deux économistes, Enrico Spolaore, de l’université américaine de Tufts, et Romain Wacziarg, de UCLA, ont montré dans un article de 2013 que deux pays ont d’autant plus de risques d’entrer en guerre que leurs populations sont génétiquement proches. Ils expliquent ce lien par une hypothèse simple : des hommes semblables veulent les mêmes ressources – et sont donc prêts à se battre pour les avoir.
Dans un autre article paru le mois dernier, trois chercheurs ont mis en évidence un lien inverse pour les guerres civiles. Oded Galor, un professeur israélien de l’université américaine Brown, affirme avec Quamrul Ashraf, de Williams College, aussi basé aux États-Unis, et Cemal Arbatli, de la Higher school of economics de Moscou, que « la diversité génétique, déterminée principalement au cours des migrations préhistoriques des hommes à partir de l’Afrique vers le reste du monde, a contribué significativement à la fréquence, l’incidence et le déclenchement de guerres civiles au cours du dernier demi-siècle ». De 1960 à 2008, la probabilité d’éclatement d’une guerre civile a par exemple été cinq fois plus élevée dans des pays très diversifiés génétiquement (au premier décile de la répartition, là où se situe la République démocratique du Congo) que dans des pays peu diversifiés (au neuvième décile, comme la Corée du sud).
Trois explications
Les chercheurs avancent trois grandes explications. D’abord, la diversité génétique pourrait nuire à l’instauration de relations de confiance et de coopération. L’homme se méfie de celui qui ne lui ressemble pas. Ensuite, des groupes génétiquement différents pourraient avoir des priorités politiques différentes, en matière de production de biens publics ou de redistribution. Enfin,« dans la mesure où la diversité génétique reflète une hétérogénéité entre individus, à travers des traits de caractère récompensés de manière différente par l’environnement géographique, institutionnel ou technologique, elle peut cultiver des griefs induits par l’inégalité économique. »
A vrai dire, cette recherche a quelque chose de vertigineux. Ses raisonnements font parfois penser à de fragiles passerelles. Elle peut déclencher un réflexe de rejet. Ces travaux « sont au bord du racisme complet », réagit un économiste anonyme sur un site internet. Ils peuvent conduire au fatalisme. A quoi bon empêcher les guerres civiles si elles viennent de migrations humaines vieilles de dizaines de milliers d’années ? Cette recherche peut aussi amener à s’interroger sur le sérieux de ses auteurs, même s’ils ont fait un gros travail. Mais Oded Galor, le plus chevronné des trois auteurs, est un économiste reconnu. Il dirige depuis vingt ans l’une des meilleures revues économiques, le « Journal of economic growth ». Il s’intéresse depuis longtemps aux racines de la croissance économique à l’échelle des millénaires. Et s’il en venu récemment à la diversité génétique, avec Quamrul Ashraf, c’est parce que c’est un facteur explicatif puissant de cette croissance à très long terme. Vivement attaqués suite à un article publié en 2009, les deux auteurs avaient dit au journal « Nature » que cette diversité génétique était surtout pour eux un substitut permettant d’approcher « des facteurs culturels, historiques et biologiques, non mesurables, qui influencent les économies ». Quoi qu’il en soit, il faudra s’habituer à ce que les progrès de la science génétique influent sur notre vision du monde, de l’économie, des sociétés humaines. Et plutôt que de céder au fatalisme, il y a là au contraire une raison de plus de vouloir forger des institutions pour préserver la paix.
« The Nature of Conflict », par Cemzal Eren Arbatli, Quamrul Ashraf et Oded Galor, Working paper n°21079, NBER, avril 2015.