Partie 2 – Années 1933-1934 : donner à Hitler les clés du pouvoir
Nous tentons d’instruire, à charge et à décharge, le cas de Carl Schmitt, un juriste qui passe pour l’un des plus grands, mais dont il est dit qu’il fut un nazi et qu’il consentit, voire qu’il appela, à l’extermination des juifs, perçus comme l’Ennemi. Dans la note précédente nous avons vu qu’avant l’arrivée au pouvoir de Hitler, Schmitt était un adversaire déclaré du nazisme. Nous allons voir ce qu’il en a été après cet accès au pouvoir.
Le 1er février 1933, lendemain de sa nomination comme chancelier, Hitler prononce un discours à la radio. « Peuple d’Allemagne, dit-il, donne-nous quatre ans ! » Le Parlement est dissout le lendemain. Le NSDAP connaît dès lors un afflux constant de nouveaux membres. Mais ce qui va précipiter le changement de régime, c’est-à-dire l’accès à un pouvoir complet du parti nazi sur l’État, ce que Schmitt qualifiera de Révolution, c’est l’incendie du Reichstag, dans la nuit du 27 février 1933 [1]. Aussitôt présenté comme annonciateur d’un soulèvement communiste, l’incident donne lieu, dès le lendemain (28 février 1933) au « Décret sur l’incendie du Reichstag », qui suspend les droits fondamentaux et permet une vague d’arrestations en masse de communistes et d’opposants de gauche. Et, comme on l’a écrit, dans la nuit même qui suivit l’incendie, « tout ce que l’Allemagne avait compté d’écrivains socialistes, pacifistes, républicains, communistes, progressistes, prenait le chemin de l’exil » (Jean-Michel Palmier).
Le 5 mars 1933, les élections au Reichstag donnent aux nazis 43,9 %. Le 20 mars, Himmler annonce l’ouverture du premier camp de concentration à Dachau. Enfin, dernier temps, le 24 mars, le Reichstag vote, par 444 voix sur 529, les voix du Zentrum étant obtenues en échange d’une promesse de concordat, la loi qui donne à Hitler pour quatre ans le pouvoir de légiférer sans Parlement.
Signalons au passage que dès le lendemain de ce vote, le 25 mars 1933, l’Alliance internationale contre l’antisémitisme décide le boycott des marchandises allemandes. En réaction, le 28 mars, décision est prise du boycott des magasins juifs dans toute l’Allemagne à partir du 1er avril.
Les clés du pouvoir
Dans les milieux intellectuels et artistiques, dont Schmitt est proche, même et surtout dans les milieux d’extrême droite, chez des gens comme von Salomon, Jünger, Spengler ou Jorge, il y a un mouvement de recul persistant à l’égard des nazis. Mais enfin le fait est là : aucun sauveur de l’Allemagne, qu’Hitler lui-même attendait, ne s’est présenté. Et ces écrivains, ces poètes et ces intellectuels ne sont ni pacifistes, ni socialistes, ni communistes, ni internationalistes, ni libéraux.
Schmitt est toujours Professeur de droit public. Il ne va pas cesser de jouer son rôle dans l’Université et dans l’État. Pour Schmitt, continuer de s’opposer aux nazis depuis leur accès au pouvoir n’aurait pas de sens. Nous abordons le point crucial de la carrière de Schmitt. Il va faire plus que simplement collaborer. On doit à la vérité de dire que les choses se déroulent pour lui comme s’il pouvait enfin se mettre vraiment au travail (ou bien est-ce un devoir ?). Il va leur ouvrir les portes du pouvoir, avec un zèle qui l’isolera de ses amis et le rendra suspect même aux yeux des premiers intéressés. Car ce zèle est ambigu.
Schmitt est introduit par son ami Johann Popitz dans les milieux politiques nazis. En particulier, Popitz le présente à Hans Franck, l’avocat de Hitler au procès de 1924, le futur ministre de la Justice (Gauleiter de Pologne, il sera condamné à mort à Nuremberg), qui le prend sous son aile. Au mois d’avril, Schmitt est nommé à l’Université de Cologne, que Hans Kelsen vient de quitter.
Schmitt a toujours été hostile au Traité de Versailles, à la Société des nations (SDN) et à la République de Weimar. Il a toujours défendu la nécessité d’une décision qui sorte l’Allemagne de la guerre civile dans laquelle elle est entrée en 1917. D’un certain point de vue, la catastrophe contre laquelle il préconisait l’emploi de la force s’est produite, encore que le pire ait été évité (un pouvoir soviétique) ; mais d’un autre côté, paradoxalement, ce sont les nazis, qui figuraient parmi ceux contre qui il n’avait cessé de préconiser l’emploi de la force, qui finalement l’ont employée selon les indications qu’il avait données. Le Décret du 28 février 1933 et la Loi du 24 mars 1933 sont des mesures qu’il a prédites, si ce n’est préconisées. Il va donc les encenser.
Le 1er avril 1933, Schmitt signe dans le Deutsch Juristen Zeitung un commentaire de la loi du 24 mars 1933 (qui a donné tout pouvoir à Hitler pour 4 ans), et analyse celle-ci comme une nouvelle Constitution, qui remplace celle de Weimar, et qui correspond à une Révolution allemande, réponse à la Révolution de 1918. Le 7 avril, Schmitt, membre d’une commission composée de Papen, Frick et Popitz, contribue à l’élaboration de la loi sur les gouvernements du Reich (Reichsstatthaltergesetz) qui consiste à dissoudre les parlements des Länder et à les remplacer par des gouverneurs. C’est une mesure typiquement conforme à la doctrine de l’État de Schmitt.
Lettre de Heidegger à Carl Schmitt du 22 août 1933Je suis maintenant moi-même en plein polemos, et l’aspect littéraire des choses doit passer au second plan. Aujourd’hui, je voudrais seulement vous dire que je compte sur votre collaboration décisive ; il y va de la reconstruction interne de toute la Faculté de droit, pour ce qui est de sa mission tant scientifique qu’éducative… Le rassemblement des forces spirituelles qui doivent susciter ce qui est à venir est toujours plus urgent. J’en termine pour aujourd’hui avec mes amicales salutations.
Heil Hitler !Votre Heidegger
Sur invitation de Heidegger, Carl Schmitt adhère au NSDAP le 1er mai 1933, à Cologne (carte n°2 098 860). C’est aussi le 1er mai 1933 que le NSDAP, devant l’afflux de nouveaux membres depuis le 30 janvier 1933, passé de 1,6 millions à 2,5 millions, décide de ne plus procéder à de nouvelles adhésions à compter du 8 mai. Ce même mois de mai voit la dissolution des syndicats (le 2), et, surtout, dans les villes universitaires, les autodafés du 10 mai. Après l’interdiction du SPD le 22 juin, la dissolution des autres partis dans les semaines qui suivent, la loi du 14 juillet 1933 interdit la formation de parti autre que le NSDAP. Autant de mesures que Schmitt, pourfendeur du pluralisme, ne peut qu’approuver (s’il ne les a pas directement préconisées).
C’est en juillet 1933 que Goering, sur la suggestion de Popitz, nomme Schmitt conseiller d’État de Prusse. Le Preussischer Staatsrat dont Goering voulait faire une chambre haute ne siègera qu’une fois, mais le titre vaudra à Schmitt la protection de Goering. On lui ouvre la présidence de divers comités.
En outre, le 20 juillet 1933, c’est la signature à Rome d’un concordat avec l’Allemagne (Eugenio Pacelli, futur Pape Pie XII). Rappelons que Schmitt est catholique. En cette même année 1933, les églises protestantes reconnaissent officiellement Hitler et son régime. On note à l’été 1933 une relative accalmie dans l’antisémitisme, qui durera jusqu’au début de 1935.
Le 14 octobre 1933, l’Allemagne se retire de la SDN (retrait approuvé à 95,1% dans le plébiscite du 12 novembre) et de la Conférence de Genève sur le désarmement. C’est en octobre 1933 que Schmitt obtient la chaire de droit public de l’Université de Berlin et qu’il entre au conseil de direction de l’Académie allemande du droit.
Pour clore cette année 1933, on peut dire de Carl Schmitt que sa doctrine a donné aux nazis l’accès à la Légalité. Toutes les mesures prises, que nous venons de citer, internes comme internationales, que ce soit avec ou sans sa collaboration directe, ont pu être prises sans que le régime ne sorte du cadre du droit ; elles ne le furent que grâce à sa doctrine, qui, depuis les années vingt, allait à contre-courant de la marche vers un État parlementaire libéral et intégré au sein d’une organisation mondiale.
Le nouveau régime a libéré Schmitt de toutes les contraintes qui pesaient sur lui sous Weimar, et réciproquement, il a été à la fois acteur de la déconstruction de cette République honnie, et auteur de l’institution d’un IIIème Reich. Mais n’est-ce pas un phénomène similaire qui se produit à peu près dans tous les rouages de l’appareil d’État, à commencer par la Reichswehr [Armée de la République de Weimar, NDLR], et même, pourrait-on dire, dans la société civile (artistes, savants, intellectuels etc.) ?
L’État contre le parti
Depuis la fusion de l’État et du parti (1er décembre 1933), de graves tensions se sont fait jour au sein du nouveau régime. Opposition qui se cristallise dans un affrontement entre la SA et la Reichswehr, mais qui ne doit pas masquer d’importantes tensions au sein même du parti entre une « gauche » (révolutionnaire) et une « droite » (réactionnaire).
On peut interpréter comme une marque de ces tensions le fait que dès le 8 janvier 1934, Schmitt, qui finalement n’a jamais cessé d’être l’homme de la Reichswehr, fît l’objet d’attaques directes dans un article d’Alfred Rosenberg (« Totaler Staat », Völkischer Beobachter, et de nouveau, plus tard, sous la plume d’Otto Koellreuter). Au printemps 1934 le nombre de chemises brunes (SA) s’élève à trois millions. En juin 1934, Hans Franck nomme Schmitt directeur de la plus importante revue juridique, le Deutsche Juristen Zeitung.
Le 30 juin, c’est « la Nuit des longs couteaux ». Purge sanglante au sein du parti (plus de mille de ses membres sont passés par les armes, suicide de Roehm) qui a lieu avec l’accord du grand état-major. Mais on assassine aussi des généraux hostiles aux nazis, von Schleicher (ainsi que son épouse) et von Bredow, et des opposants du clan conservateur (Kahr). Hitler tient un discours radiodiffusé. Le 13 juillet, il prononce un discours devant le Parlement.
C’est le 1er aout 1934 qu’en accord avec le grand état-major, dans un climat de terreur, Schmitt publie un article retentissant, qui légitime Hitler en tant que gardien du Droit, tout en espérant que les assassins de Schleicher (dont il a été le conseiller) ne resteront pas impunis. (« Der Führer schützt das Recht. Zur Reichhstagsrede Adolf Hitler vom 13 Juli 1934 », Deutsche Juristen-Zeitung.)
C’est un article important dans la carrière de Schmitt. Il lui sera reproché, y compris par ses amis, et à cause de cet article il s’aliénera même l’amitié des milieux de la révolution conservatrice. Pourtant, la Nuit des longs couteaux peut se comprendre alors comme un choix de Hitler pour la Reichswehr, c’est-à-dire pour l’État, pour la fonction publique, pour la légalité et contre le parti et la Révolution nationale-socialiste. Il n’y a donc dans l’attitude de Schmitt rien de surprenant compte tenu de ses positions antérieures comme postérieures à l’arrivée de Hitler au pouvoir.
Le 2 août 1934 meurt le Président Hindenburg. Schmitt est un des signataires, avec entre autres Heidegger, Sombart et Haushofer, de la Déclaration d’août 1934, qui appelle à soutenir Hitler en vue du plébiscite du 19 août 1934, qui doit entériner la loi du 1er août relative au cumul des fonctions de Chancelier et de Président du Reich.
Déclaration d’août 1934 (extrait)« Nous, signataires, représentants de la science allemande et de nombreux scientifiques que nous n’avons pu contacter, exprimons notre confiance en Adolf Hitler comme Führer de l’Etat, qui sortira le peuple allemand du besoin et de l’oppression. Nous croyons fermement que sous son commandement la science recevra le soutien dont elle a besoin pour remplir la haute mission qui lui incombe dans la reconstruction de la nation. »
Fin 1934, Schmitt commence à être connu en France en tant que Kronjurist du IIIème Reich. En somme, la situation d’alors peut s’interpréter ainsi : les nazis, en accédant au pouvoir, ont déclenché les évènements susceptibles de rendre sa souveraineté à l’Allemagne. Ce que personne avant eux, malgré les crises, n’avait osé faire. Mais, chose faite, c’est-à-dire passée cette Révolution, on a pu croire à une forme de retour à l’ordre, et en tous cas à une rupture consommée entre le parti et Hitler, désormais sous l’entier contrôle de l’appareil d’État.
(À suivre.)
Avocat, docteur en droit
Ouvrages de Carl Schmitt parus en français :
Romantisme politique, Paris, Librairie Valois-Nouvelle Librairie nationale, 1928.
Légalité légitimité, Paris, LGDJ, 1936.
Considérations politiques, Paris, LGDJ, 1942.
La notion du politique - Théorie du partisan, Paris, Calmann-Lévy, 1972 (Flammarion, 1992).
Du politique. Légalité et légitimité et autres essais, Puiseaux, Pardès, 1980.
Terre et Mer. Un point de vue sur l’histoire du monde, Paris, Le Labyrinthe, 1985.
Parlementarisme et démocratie, Paris, Seuil, 1988.
Théologie politique, Paris, Gallimard, 1988.
Hamlet ou Hécube, Paris, l’Arche, 1992.
Théorie de la constitution, Paris, PUF, 1993.
Les trois types de pensée juridique, Paris, PUF, 1995.
Du politique. Légalité et légitimité et autres essais, Pardès, Puiseaux, 1996.
État, mouvement, peuple - L’organisation triadique de l’unité politique, Paris, Kimé, 1997.
La dictature, Paris, Seuil, 2000.
Le Nomos de la Terre, Paris, PUF, 2001.
Le Leviathan dans la doctrine de l’État de Thomas Hobbes. Sens et échec d’un symbole politique, Paris, Seuil, 2002.
La valeur de l’état et la signification de l’individu, Genève, Droz, 2003
Ex Captivitate Salus. Expériences des années 1945-1947, Paris, Vrin, 2003.
La guerre civile mondiale, essais 1953-1973, éditions è®e, 2007.
Machiavel – Clausewitz. Droit et politique face aux défis de l’histoire, Paris, Krisis, 2007.
Deux textes de Carl Schmitt, Paris, Pedone, 2009.
Guerre discriminatoire et logique des grands espaces, Paris, Krisis, 2011.
La visibilité de l’église. Catholicisme romain et forme politique. Donoso Cortès, quatre essais, Paris, Cerf, 2011.
Notes
[1] On mesurera l’impact politique sur les masses d’un tel événement, en prenant pour point de comparaison, mutatis mutandis, l’attentat de Charlie Hebdo.