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La Révolution russe, cent ans après

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Par Jean Charpentier

Il n’est pas possible de gommer l’événement. Mais pour le gouvernement russe, la chose est entendue  : 1917 ne doit pas être une pomme de discorde  ; il faut réécrire un roman national dans lequel la révolution d’Octobre n’est qu’un chapitre parmi d’autres.

Le 7 novembre 1917 (25 octobre du calendrier julien), les bolcheviks organisent un coup d’État à Petrograd contre les républicains et prennent le pouvoir. Quelques jours plus tard, Lénine est à Moscou. La Russie bascule dans le communisme et dans la guerre civile. Pour l’Occident, l’événement provoque une seule inquiétude  : le nouveau pouvoir va-t-il faire la paix avec l’Allemagne comme le proclament les slogans révolutionnaires  ? «  La paix et du pain  !  » Dans un premier temps, la révolution d’Octobre est vue comme un épisode compliqué de la Grande Guerre. Très vite, le nouveau pouvoir manifeste deux caractéristiques  : une intransigeance violente à l’égard de l’ordre ancien et sa prédisposition à la révolution universelle. À partir de 1917 se met en place l’idéal rousseauiste du contrat social revisité par Marx et Lénine, l’application par la force d’un contrat social fondé sur l’abolition de la propriété privée et la disparition nécessaire des classes sociales et des superstructures économiques, politiques ou culturelles qui en sont les produits. Bref, «  du passé faisons table rase  », comme le proclame L’Internationale. Mais la révolution d’Octobre n’est pas seulement un phénomène russe, il est mondial. En Russie, les communistes éliminent toute opposition avant de mettre en œuvre la création d’une société sans classe et d’un homme nouveau. De 1917 à 1953, le pays creuse un puits sans fond où s’entassent des millions de cadavres. Après s’installe un «  totalitarisme  » mou. Sous Brejnev, on parle de «  socialisme réel  », c’est-à-dire un consensus tel qu’il n’est plus besoin de tuer.

Le modèle s’exporte

À l’extérieur, le modèle s’exporte. La Révolution mondiale est à l’ordre du jour. Le Komintern (la IIIe Internationale) y veille depuis Moscou. La prise du pouvoir par un groupe professionnel installant la «  dictature du prolétariat  » est possible. À Budapest, à Munich, à Berlin, à Vienne, en Finlande, les communistes répètent le scénario russe  ; les exécutions «  nécessaires  » ponctuent l’événement. En Italie, en France, en Belgique, des grèves insurrectionnelles marquent le retour à la paix. La guerre révolutionnaire s’étend en Pologne, dans le Caucase, en Extrême-Orient. La réaction ne se fait pas attendre face à la Révolution. En Italie, le fascisme de Mussolini, en Allemagne, le nazisme d’Hitler sont des réponses radicales et terribles à la menace. En Chine, au Mexique, le communisme a sa part dans les guerres civiles. En Espagne, «  trotskystes  » et «  staliniens  » se partagent les meurtres de masse. Après 1945, le phénomène se greffe sur les indépendances, en Indochine, en Corée, en Afrique, au Moyen-Orient. En Chine, des millions de morts suivent la victoire de Mao, cadre formé à Moscou. Au Cambodge, un génocide invraisemblable est commis au nom de Marx. En France le Parti communiste a sa fournée de spectres, depuis sa compromission avec les nazis en 1940 jusqu’aux meurtres en série après 1944. Reste l’espoir déçu d’un monde meilleur qui s’écroule en 1991 avec la disparition de l’URSS.

Que faire du centenaire d’Octobre  ? Pour la Russie contemporaine, la chose semble simple. La commémoration doit se faire a minima. Il n’est pas possible de gommer l’événement mais il n’est plus fondateur. Désormais, 1917 n’est plus l’aube d’une ère nouvelle. Il s’agit de replacer «  les révolutions russes  » (Février et Octobre) dans un temps plus long, un contexte. Les Russes redécouvrent la révolution industrielle de la fin du XIXe siècle. Les tensions sociales ne sont pas absentes (crise de 1905) mais la modernisation du pays est prise pour ce qu’elle apparaissait alors  : un progrès. Pour la suite, comme l’affirmait Narychkine, président de la Société russe d’histoire (et ancien responsable des services secrets) devant une assemblée internationale d’historiens en septembre dernier, la Révolution ne doit pas être interprétée avec manichéisme. C’en est bel et bien fini de la lecture marxiste de l’histoire russe.

Une histoire à la Michelet

Pour le gouvernement russe, la chose est entendue  : 1917 ne doit pas être une pomme de discorde. Il faut réécrire un roman national dans lequel 1917 est un chapitre. Tout cela va dans le sens d’une concorde civile retrouvée. L’enjeu est la cohésion du pays  ; Octobre était bâti sur l’idée de la lutte des classes (Lénine), il avait avivé aussi le principe des nationalités (Staline), il a fait le pari de la guerre civile (Trotsky). De tout cela, le pouvoir actuel ne veut pas. En même temps se reconstruit une identité nationale plus ou moins bien bricolée sur un patriotisme ombrageux.

Aujourd’hui, tous les musées russes proposent une commémoration de 1917 mais en mettant en valeur l’innovation esthétique post-révolutionnaire. Il en est de même dans la programmation musicale. Les colloques académiques se multiplient. Mais la chose est claire, 1917 est désormais un épisode de l’histoire russe, il n’est plus un moment fondateur, clivant. Cela permet de remettre dans l’histoire l’émigration russe ostracisée depuis l’origine. L’Empire, comme régime, a cessé d’être “diabolisé”. Et si Nicolas II fait débat, c’est aujourd’hui à propos d’un film relatant ses aventures de jeune prince avec une actrice. Si quelques défenseurs d’une sainteté rétroactive du dernier empereur se laissent aller à perturber des représentations du film Matilda, l’Église et le gouvernement tentent un retrait prudent de la polémique.

Définitivement, les étoiles d’Octobre se sont éteintes. Il n’y a même pas eu nécessité de faire appel à un Méline besogneux ou un Combes atrabilaire, ces médiocres petits bourgeois français, tueurs d’espérance depuis leur salle à manger. Sans doute la Russie a-t-elle besoin de construire une histoire nationale à la Michelet. Les dirigeants actuels savent utiliser l’argument historique, même tordu, pour avancer les pièces de leur jeu en Ukraine ou dans les pays baltes. Mais, au fond, qu’importe. En face, on joue avec les mêmes pièces mais d’une autre couleur. Ce qui est important, c’est que 1917 ne soit pas un sujet de discorde interne. Les revues d’histoire dans les kiosques font la part belle à toutes les figures de la période, face claire, face sombre. Dans ce jeu de l’apaisement, Lénine y perd, Staline y gagne (et le Goulag, hélas) mais aussi Witte, Stolypine, etc.

L’an prochain ce sera la commémoration de l’extermination de la famille impériale et de ses serviteurs. Le sujet est d’importance. La France n’aura pas le beau rôle à commencer par Clemenceau. La Russie, par ses offensives, a sauvé la France en 1914 et en 1916. Les républicains anticléricaux voulaient cette alliance contre-nature dont une partie de l’élite russe ne voulait pas. À l’occasion, le tsarévitch Alexis fut promu dans l’ordre de la Légion d’honneur, espérons que Macron s’en souvienne. C’est le sang de dizaines de millions de Russes, dont celui des Romanov, qui a payé le maintien au pouvoir de ces petits bourgeois qui «  bouffaient du curé à chaque repas  » tout en levant leur verre à 1789, l’an 1 de “leur” humanité…  

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