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GRANDS TEXTES XX : Qu'est-ce que la Civilisation ?, de Charles Maurras.

(Texte paru pour la première fois le 9 septembre 1901 dans la Gazette de France, repris en 1931 dans la revue Principes; en 1937 dans Mes idées politiques; enfin dans les Oeuvres capitales).

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          Peu de mots sont plus employés, peu de mots sont moins définis que celui-là. On entend quelquefois par civilisation un état de moeurs adoucies. On entend d'autres fois la facilité, la fréquence des relations entre les hommes. On imagine encore qu'être civilisé, c'est avoir des chemins de fer et causer par le téléphone. En d'autres cas, au minimum, cela consiste à ne pas manger ses semblables. Il ne faut pas mépriser absolument ces manières un peu diverses d'entendre le même mot, car chacune est précieuse; chacune représente une acception en cours, une des faces de l'usage, qui est le maître du sens des mots. Trouver la vraie définition d'un mot n'est pas contredire l'usage, c'est au contraire, l'ordonner; c'est l'expliquer, le mettre d'accord avec lui-même. On éprouve une sorte de plaisir sensuel à survenir dans ce milieu troublé et vague pour y introduire la lumière avec l'unité.

            Les faiseurs de dictionnaires ont trop à écrire pour s'encombrer sérieusement de ce souci. Le seul petit lexique que j'ai sous les yeux au moment où j'écris, s'en tire à bon compte, et je ne crois pas que ses confrères fassent de beaucoup plus grands frais. Je le copie: "Civiliser, rendre civil, polir les moeurs, donner la civilisation. -Civilisation, action de civiliser, état de ce qui est civilisé. -Civilisateur, qui civilise. -Civilisable, qui peut être civilisé." Et voilà tout. Pas un mot de plus. Le seul menu lumignon qui soit fourni par cet ingénieux lexicographe est dans "polir les moeurs", qui n'éclaire que médiocrement le sujet. Nous pourrions dépouiller quantité de doctes volumes sans être plus avancés. Mieux vaut peut-être concentrer avec force son attention, songer aux sociétés que nous appelons civilisées, à celles que nous appelons barbares et sauvages, les comparer entre elles, voir leurs ressemblances, leurs différences, et tâcher d'en tirer des indications.

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Caverne de Lokietek, dans les Monts Tatras

            Je vous épargnerai cette besogne d'analyse, qui risquerait de vous paraître fatigante, et ne vous en soumettrai que le résultat. Celui-ci me paraît se défendre assez bien par la seule évidence qui lui est propre.

            Ne vous semble-t-il pas que le vrai caractère commun de toute civilisation consiste dans un fait et dans un seul fait, très frappant et très général ? L'individu qui vient au monde dans une "civilisation" trouve incomparablement plus qu'il n'apporte. Une disproportion qu'il faut appeler infinie s'est établie entre la propre valeur de chaque individu et l'accumulation des valeurs au milieu desquelles il surgit. Plus une civilisation prospère et se complique, plus ces dernières valeurs s'accroissent et, quand même (ce qu'il est difficile de savoir) la valeur de chaque humain nouveau-né augmenterait de génération en génération, le progrès des valeurs sociales environnantes serait encore assez rapide pour étendre sans cesse la différence entre leur énorme total et l'apport individuel quel qu'il soit.

            Il suit de là qu'une civilisation a deux supports. Elle est d'abord un capital, elle est ensuite un capital transmis. Capitalisation et tradition, voilà deux termes inséparables de l'idée de civilisation. Un capital.... -Mais il va sans dire que nous ne parlons pas de finances pures. Ce qui compose ce capital peut être matériel, mais peut être aussi moral.

            L'industrie, au grand sens du mot, c'est-à-dire la transformation de la nature, c'est-à-dire le travail de l'homme, c'est-à-dire sa vie, n'a pas pour résultat unique de changer la face du monde; elle change l'homme lui-même, elle le perfectionne, comme l'oeuvre et l'outil perfectionnent l'ouvrier, comme l'ouvrier et l'oeuvre perfectionnent l'outil. Le capital dont nous parlons désigne évidemment le triple résultat de cette métamorphose simultanée.

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Peintures murales, Lascaux

            Le sauvage qui ne fait rien ou qui ne fait que le strict nécéssaire aux besoins pressants de la vie, laisse à la forêt, à la prairie, à la brousse leur aspect premier. Il n'ajoute rien aux données de la nature. Il ne crée point, en s'ajoutant à elles, un fort capital de richesses matérielles. S'il a des instruments ou des armes, c'est en très petit nombre et d'un art aussi sommaire que primitif..... Mais cet art étant très sommaire n'exige pas non plus, comme le fait tout industrie un peu développée, des relations multiples et variées entre voisins, congénères, compatriotes. Il contracte, sans doute, comme dans toute société humaine, des moeurs, mais elles sont rudimentaires, sans richesse ni complexité. La coopération est faible, la division du travail médiocrement avancée: les arts et les sciences sont ce que sont l'industrie et les moeurs. Tout le capital social en est réduit à son expression la plus simple: ni pour le vêtement, ni pour l'habitation, ni pour la nourriture, l'individu n'obtient des sociétés qui le forment autre chose que les fournitures essentielles ou les soins indispensables. Le fer fut longtemps ignoré; on assure même qu'il y a des sauvages qui n'ont aucune idée du feu.

À suivre

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