« Triste et insensé personnage » pour Umberto Eco, l'auteur du célébrissime Au nom de la rose, « érudit de génie » selon Marguerite Yourcenar, « gnostique » sulfureux aux yeux de certains catholiques qui ne l'ont jamais lu, Julius Evola (1898-1974) a fait l'objet, de son vivant comme après sa mort, des jugements les plus contrastés. A l'occasion de la réédition, dans une nouvelle traduction intégrale, de son livre le plus important, Révolte contre le monde moderne (1), son traducteur retrace une partie de l'itinéraire de cet aristocrate qui a laissé une œuvre énorme, et résume l'histoire de la « réception » d'Evola en France.
À en croire feu Jacques Bergier, prophète, en son temps, avec Louis Pauwels, d'un nouveau « matin des magiciens », « si les nazis et les fascistes avaient triomphé, Evola aurait certainement été le sommet de leur contre-culture ». Affirmation à mettre sous bénéfice d'inventaire, quand on se rappelle les côtés déconcertants, voire délirants, de celui qui fut l'un des nombreux gourous de l'actuel éditorialiste du Figaro-Magazine. Mais l'importance intrinsèque de l'œuvre d'Evola n'a pas échappé à des gens plus sérieux, et même bétonnés de sérieux c'est ainsi que Pierre-André Taguieff, expert en « antiracisme » et pourtant fasciné par la « culture de droite », a pu dire de la pensée d'Evola, en 1986 et à la Sorbonne s'il vous plaît, qu'elle est « dotée de cohérence interne, caractérisée par l'ampleur des perspectives, la hauteur des vues ainsi que par l'étendue encyclopédique des thèmes et problèmes abordés ».
UN DANDY FROID ET MÊME GLACÉ
Lorsque paraît, en 1934, l'édition originale de Révolte contre le monde moderne, Evola est déjà un personnage dérangeant, atypique, inclassable. Né dans une famille de la petite noblesse sicilienne et portant le titre de baron, il a fait ses premières armes littéraires dans des revues animées par l'écrivain catholique Giovanni Papini, puis a figuré, en tant que poète et peintre, parmi les principaux représentants italiens du dadaïsme, juste après la fin de la Première Guerre mondiale. Jeune dandy froid et même glacé, Evola célèbre alors l'abstraction et la netteté inhumaines de l'architecture des grandes métropoles, aux antipodes des débordements du dandysme fin de siècle mais avec une même hostilité radicale à la démocratie. Admirateur des Empires centraux et anti-interventionniste, il n'a que mépris pour l'idéologie des Alliés, ce qui lui vaut cette remarque du futuriste Marinetti : « Tes idées sont plus éloignées des miennes que celles d'un esquimau. » Malgré la très grande liberté d'esprit dont il fait preuve encore jeune, Evola subit inévitablement l'influence de son époque : il fréquente, dans les années 20, les cercles de théosophes et, les disciples de Rudolf Steiner, se tourne lui aussi vers l'Inde et la Chine, censées avoir conservé, à l'état relativement pur, l'héritage des « doctrines traditionnelles ». Il passe alors des journées entières en bibliothèque, lisant toute l'œuvre de Nietzsche, les classiques de l'Idéalisme allemand, les meilleurs ouvrages en matière d'histoire des religions, et même des érudits dont tout le monde a oublié le nom. Très attiré par le monde austro-allemand, ce qui n'a rien d'exceptionnel en Italie, le jeune Evola apprend la langue de Goethe. La maîtrise qu'il en aura plus tard lui permettra de traduire en italien plusieurs essais majeurs produits par la culture germanique contemporaine.
UNE NATURE DE DE GUERRIER
Le goût pour la spéculation n'est cependant qu'un des grands traits de sa personnalité. Sa nature profonde est celle d'un guerrier, et sa « vision du monde » une forme intérieure qui doit s’incarner dans une discipline de vie, non se satisfaire de syllogismes impeccables. Après avoir engrangé en un bref laps de temps un impressionnant bagage de références, Evola anime, de 1927 à 1929, un groupe de recherches sur le domaine de l'occulte, d'où la pratique n’est pas absente : on s'y livre en effet à la « magie opérative » entendue comme une « science expérimentale du Moi ». Ces années sont aussi celles où Evola effectue en solitaire de périlleuses courses en montagne, devenant bientôt un alpiniste confirmé. Le néophyte que pourraient rebuter certains ouvrages d'accès difficile ; aura d’ailleurs tout intérêt à lire, pour commencer, le recueil d'articles intitulé Méditations du haut des cimes, (traduit en 1986), qui contient quelques-uns des plus beaux textes de l'auteur italien. Evola a accueilli avec satisfaction, mais sans enthousiasme, l'arrivée au pouvoir du mouvement fasciste, auquel, par trop étranger aux logiques d'appareil et de pouvoir, il n'adhérera jamais. Il fait son entrée sur la scène politique en 1928, avec un petit livre polémique, Impérialisme païen, qui est révélateur de son manque de sens de l'opportunité. Paru à là veille des accords du Latran (11 février 1929) qui devaient - entériner la « conciliation » entre l'Eglise et le nouveau régime (dont de nombreux dirigeants avaient un passé maçonnique et anticlérical assez marqué), Impérialisme païen tombe comme un cheveu sur la soupe. On lit par exemple dans ce livre qu'Evola refusera de voir réédité de son vivant : « Si le fascisme est volonté d'empire, il sera vraiment lui-même en revenant à la tradition païenne, il pourra brûler de cette flamme qui lui fait encore défaut et qu'aucune croyance chrétienne ne pourra lui donner. » Dès avant la sortie du livre, plusieurs articles d'Evola parus dans Critika Fascista, la revue du « hiérarque » Giuseppe Bottai, avaient déjà suscité une vive réaction du très officiel Osservatore Romano.
MARGINAL DU FASCISME
Tout en nuançant peu à peu ses positions sur le catholicisme, notamment sous l'influence de René Guenon dont il découvre alors les travaux, Evola reste fondamentalement antichrétien, ce qui ne l'empêche pas de se tenir à l'écart de tout anticléricalisme. À l'égard du fascisme également, il persiste et signe quant à l'essentiel, lui reprochant surtout de se montrer trop respectueux, en matière culturelle, des réputations établies et de se contenter d'une « révolution » limitée à la rhétorique. En 1930, il fonde une revue, La Torre, dont le numéro 3 est interdit pour avoir critiqué sévèrement la campagne démographique lancée par Mussolini Dans le numéro 5, Evola écrit, au nom du groupe informel dont il est le chef de file : « Nous voudrions un fascisme plus radical, plus intrépide (…), inaccessible à tout compromis. » C'en est trop pour les vieilles « chemises noires », encore installées dans les hautes sphères du régime, qui obtiennent qu'interdiction soit faite à toutes les imprimeries de Rome de tirer la revue. Ecœuré, Evola n'insiste pas le dixième et dernier numéro de La Torre paraît le 15 juin 1930.
Jusqu'au bout, Evola demeurera un marginal du fascisme. Celui-ci ne l'intéresse que dans la mesure où il reprend des idées « antérieures et supérieures » à celles dont s'étaient nourris les « faisceaux de combat » de l'immédiat après-guerre les idées de la « grande tradition politique européenne » qui avaient inspiré les régimes monarchiques et, plus tard, les théoriciens de la contre-révolution. Sceptique sur le fond, il n'en donnera pas moins des articles aux publications les plus « dures » du fascisme, celles résolument favorables à une alliance avec l’Allemagne.
UN OUVRAGE ESSENTIEL
En 1934, la parution de Révolte contre le monde moderne est saluée par un grand silence en Italie : les intellectuels fascistes restent interdits devant cette synthèse à ambition exhaustive, remplie de références totalement déroutantes pour eux, empruntées aux cultures les plus éloignées dans le temps et dans l'espace. En revanche, la qualité de l'ouvrage n'échappe pas à un jeune savant promis à un bel avenir, le Roumain Mireea Eliade, ni au poète allemand Gottfried Benn, venu des rangs de l'expressionnisme et très momentanément rallié au nazisme. L’un et l'autre, en effet, en parlent comme d'un livre qui renouvelle toute la problématique de la survie de la civilisation européenne.
L'ouvrage est divisé en deux grandes parties composées chacune de brefs chapitres très denses. Intitulée Le monde de la Tradition, la première partie définit une doctrine des catégories ou principes normatifs de l'esprit traditionnel (la royauté, l'Empire, le rite et le sacrifice, l'initiation et le sacré, les castes, les « jeux », etc.). La seconde, Genèse et visage du monde moderne, développe une « métaphysique de l’histoire », dans une perspective radicalement antiprogressiste et anti-évolutionniste. Evola y expose la doctrine des « quatre âges », enquête sur les origines « hyperboréennes » et sur le sens du matriarcat, passe en revue toute une série de cultures avant d'en arriver à la Russie et à l'Amérique contemporaines, excroissances devenues folles du monde moderne né en Europe et de ses trois péchés capitaux : le matérialisme, l'irréalisme et l'individualisme. Ici comme souvent chez Evola, l'introduction et la conclusion sont des modèles du genre, d'une clarté et d'une cohérence inflexibles.
EVOLA EN FRANCE
Parue en 1972 chez un obscur éditeur canadien et épuisée depuis longtemps, la première traduction française (anonyme, mais due en fait à Pierre Pascal) ne satisfaisait guère « aux exigences de clarté et de correction syntaxique qu'on est en droit d'attendre dans le cas d'un auteur aussi important qu'Evola », comme l'écrit Christophe Boutinau au début de sa récente et remarquable thèse (2). Mais il y a plus grave soit que, vivant à Rome, il lui fût difficile de consulter en bibliothèque des ouvrages français ou traduits dans notre langue, soit qu'il mesurât mal l'ampleur de la tâche, le fait est que Pierre Pascal se permit de traiter l'appareil de notes du livre de façon déplorable et fantaisiste, retraduisant par exemple de l'italien des auteurs français cités par Evola ou des passages d'ouvrages allemands dont il existe pourtant des traductions françaises. Pour ma part, je me suis donné la peine d'aller rechercher toutes les références originales : travail ingrat s’il en est, dont certains traducteurs se dispensent avec la complicité d'éditeurs peu scrupuleux, mais que m'a toujours paru mériter tout livre, brochure ou article d'Evola. Ses lecteurs confirmés apprécieront aussi que cette nouvelle traduction soit suivie d'une bibliographie française (établie par Alain de Benoist) où sont référencés tous les textes et articles de et sur Evola disponibles en français.
La réception d'Evola dans notre pays s'est faite en deux temps et à travers deux milieux qui s'ignorent dans une large mesure. Ont d'abord été traduits des ouvrages spécialisés, destinés au public orientaliste ou amateur de doctrines « ésotériques » (La Doctrine de l'Eveil, sur le bouddhisme, en 1956, ou Métaphysique du sexe, en 1959, dont une nouvelle traduction a paru en 1989). Puis Evola a progressivement
attiré l'attention d'une partie des droites antilibérales. Les premiers contacts entre « évoliens » français et italiens remontent à l'année 1970. Après plusieurs tentatives infructueuses, une étape est franchie en 1977, avec la fondation de la revue Totalité, qui fera paraître 27 numéros sur une période de dix ans, et avec la publication du livre collectif Julius Evola, le visionnaire foudroyé, qui marque l'entrée de l'auteur italien parmi les références majeures de la « nouvelle droite ».
La fondation, en 1982, des éditions Pardès, va accélérer la diffusion des titres « métapolitiques » d'Evola se succèdent en rafale : L'Arc et la Massue (1983) très représentatif de l'éclectisme évolien ; Les Hommes ait milieu des ruines (1984), traité politique ; Ecrits sur la Franc-Maçonnerie (1987), exemple d'antimaçonnisme intelligent : Essais politiques (1988), très précieux pour situer correctement Evola par rapport au fascisme et au nazisme Orientations (1988), introduction idéale à sa pensée ; Explorations (1989), recueil d'articles courts et de lecture aisée. Des années 80 date aussi la sortie d'une biographie discutable mais solide : Julius Evola, l'homme et l'œuvre (1985), par Adriano Romualdi.
Au moment où j'écris paraît en outre une nouvelle édition d'un autre livre d'Evola consacré à un thème toujours actuel : Masques et visages du spiritualisme contemporain (3).
Grâce à un travail tenace et souterrain, l'œuvre d'Evola s'est acquis un public fidèle en France. Désormais, on l'a vu, même l'Université s'intéresse à lui. Il y a la quelque chose de rassurant à long terme, c'est-à-dire sur vingt ans, la qualité finit toujours par payer.
Philippe Baillet Le Choc du Mois Juin 1991 N°41
(1) Editions L'Age d'Homme, 457 p.
(2) Politique et Tradition : l'œuvre de Julius Evola, thèse de doctorat en science politique soutenue à l'université de Dijon le 1er février 1991,582 p.
(3) Editions Pardès, 272 pages.
Toutes les œuvres disponibles de Julius Evola peuvent être commandées aux Editions Pardès, B.P. 47, 45390 Puiseaux.