Des trois grands romanciers français du XIXe siècle que sont Flaubert, Balzac et Stendhal, Flaubert est celui qui me séduit le moins. Et pourtant, il y a chez lui bien des attraits.
Et un homme à la vie étonnamment vide (excepté intellectuellement), très mordant et irrité par son époque et ses contemporains, dont une de ses maximes résume bien le parcours : « Vivre en bourgeois et penser en demi-dieu. »
Sur la croupe de ses chevaux
La vie de Flaubert s'éclaire déjà à la lumière de l'enfance. Né le 12 décembre 1821, le jeune Gustave grandit d'abord dans une maison de l'Hôtel-Dieu de Rouen où son père, Achille-Cléophas Flaubert, est chirurgien. Y vivent avec lui sa mère, très froide, son frère aîné Achille et sa sœur cadette Caroline. Enfant, il donne avec cette dernière des représentations théâtrales devant sa famille, les domestiques ou ses camarades. Le billard paternel y tient lieu de scène. L'imagination du jeune Gustave s'embrase dès ses premières lectures : « J'ai rêvé la gloire quand j'étais tout enfant. »2 Dans ses Mémoires d'un fou, Flaubert évoque ses rêves d'héroïsme : « Je voyais les chevaliers courir sur les chevaux... les coups de sabre dans les tournois et le pont de bois s'abaisser pour recevoir le seigneur suzerain qui revient avec son épée rougie et des captifs sur la croupe de ses chevaux... » À dix ans, Flaubert s'enthousiasme pour Don Quichotte - ce qui laisse rêveur quand on voit le niveau actuel des lectures de nos enfants - et commence à écrire un premier roman, intitulé Isabeau de Bavière, à treize ans seulement. À quatorze, il imagine un drame sur Fredégonde et Brunehaut, les deux rivales mérovingiennes sanguinaires. Flaubert n'est pas qu'un jeune enfant rêvant de batailles et de gloire. Il développe déjà un sens inné de l'ironie, du pessimisme, relevés d'un zeste de noirceur. Abreuvé de lectures (Byron, Chateaubriand, Pascal, Montaigne, Sade, Rabelais, et le plus oublié Edgar Quinet), il éreinte déjà l'esprit bourgeois, un futur grand classique flaubertien, « partagé entre deux vastes pensées qui remplissent la vie d'un homme, faire sa fortune et vivre pour soi, c'est-à-dire rétrécir son cœur entre sa boutique et sa digestion »3.
Un parfum d’Orient
Flaubert part quatre ans en Orient avec son ami d'enfance Maxime du Camp, lui aussi écrivain. Il visite la Palestine, la Syrie, le Liban, l’Égypte, la Syrie, la Perse, la Turquie... Flaubert se rase la tête, ne gardant que la mèche prescrite par le Coran, porte une longue chemise de Nubien et le fez. Avec Du Camp, ils fréquentent les bains turcs, les bordels de Constantinople, et se grisent de ce mélange d'animalité, d'exotisme, de roublardise, de liberté (loin du carcan imposé à l'Occident par le christianisme, note Maurice Bardèche dans son passionnant essai sur Flaubert). C'est davantage cela qui intrigue et passionne Flaubert plutôt que les cartes postales : « Les temples égyptiens m'embêtent profondément. Est-ce que ça va devenir comme les églises en Bretagne, comme les cascades dans les Pyrénées ? »
L'Orient a marqué Flaubert qui écrit dans son cabinet de travail normand, entouré de crocodiles embaumés, de pieds de momie dorés, d'étoffes turques, d'amulettes, tout un bric-à-brac qui annonce Pierre Loti. Il lui inspire aussi son Salammbô, ce « roman pourpre » selon ses propres mots, qui se situe au temps de la « guerre inexpiable » (dixit Polybe) des Mercenaires à Carthage. Il se lit toujours très bien aujourd'hui. C'est un grand tableau, comme chez David ou Gérôme, avec une pincée de symbolisme à la Odilon Redon. Il fut pourtant brocardé par ses contemporains. Les Goncourt notèrent dans leur Journal que c'était « illisible ». Sainte-Beuve pestait que « Flaubert n'est pas archéologue ». À l'inverse, le dessinateur d'Alix, Jacques Martin, m'avait confié le relire chaque année4. La Légende de saint Julien L'Hospitalier reflète aussi ce goût pour le symbolisme. Cette miniature, inspirée d'un vitrail de la cathédrale de Rouen, est un petit bijou et, sans doute, un lointain écho de ses lectures passées (Jristan et Iseut en tête).
L'Éducation sentimentale et Madame Bovary
Ses deux grands romans sont, bien entendu, L'Éducation sentimentale et Madame Bovary. Dans le premier, la passion de Frédéric Moreau pour Madame Arnoux s'inspire de l'amour platonique qui unit Flaubert à Madame Schlésinger. Cet amour inactif reflète aussi la vie amoureuse très chaste, voire vide, de l'écrivain normand. Certes, Frédéric essaie, lui, de l'oublier dans d'autres bras (Madame Dambreuse, Rosanette voire le flirt écourté avec Louise). C'est aussi le roman du désenchantement et des illusions perdues de la génération des 48ards. Tous les personnages du roman échouent dans leurs rêves et ambitions, à l'instar de l'anti-héros Frédéric, épicentre de cette galerie de portraits.
Madame Bovary vaudra à son auteur d'être poursuivi par la justice pour « outrage à la morale publique et religieuse, et aux bonnes mœurs ». Le procureur Pinard y dénonce un ton lascif et la célébration de la « poésie de l'adultère ». Cela paraît bien exagéré aujourd'hui, Flaubert ayant justement enlevé de ses premiers manuscrits les phrases les plus osées (« noyée de foutre, de cheveux, de larmes et de Champagne »). Ce « roman sur rien » - comme il le qualifiait - oppose surtout deux mondes, le monde réel, souvent mesquin et médiocre, et celui du rêve (symbolisé par Emma Bovary). Mais s'il déteste le réalisme, Flaubert n'en rejette pas moins « la fausse idéalité dont nous sommes bernés par le temps qui court »5. Pourtant, toute sa vie, Flaubert vécut lui aussi dans le rêve et l'écriture, et fuit la vie réelle et mondaine.
Contre le sentimentalisme
Flaubert a davantage révolutionné le roman sur le fond que sur la forme. Léon Daudet l'avait senti : « Flaubert a eu, à mon avis, un grand mérite : il a réagi contre la littérature romanesque, fade et fluente, de son époque, de Mme Sand, de Sandeau, de Feuillet et de Cherbuliez... et fait sonner la corde acerbe, ironique, douloureuse et hardie, qui assure aux lettres françaises la prééminence à travers les âges. » Stylistiquement, c'est moins net. Même si l'écriture de Flaubert garde cette sensualité, peut-être venue de ces voyages en Orient mais qui était déjà présente dans son œuvre de jeunesse Voyage en Bretagne (déjà écrit avec son vieux complice Du Camp) où il décrit une jeune Bretonne : « Elle marchait avec des torsions de taille, hardie et belle dans son corsage rouge... Son souffle était large et fort, et la sueur coulait en filet sur la peau brune de ses bras ronds. » Ou des Rouennais sortant de la cathédrale chère à Monet : « La foule s'écoulait par les trois portails, comme un fleuve par les trois arches d'un pont. » (Madame Bovary)
On sait que Flaubert éprouvait sa prose en la scandant dans son fameux « gueuloir ».
La détestation de son époque
Comme nous, Flaubert détestait son époque. Celui qui disait « Je hais la démocratie » avait fort bien résumé celle-ci : « Tout le rêve de la démocratie est d'élever le prolétaire au niveau de bêtise du bourgeois. (...) La masse, le nombre, est toujours idiot. (...) Donnez-lui la liberté mais non le pouvoir. »6 Flaubert s'est aussi moqué de la pensée bourgeoise, du conformisme dans son célèbre Bouvard et Pécuchet, un de ses livres les moins lisibles aujourd'hui. Cette œuvre finale était pourtant très ambitieuse et sa cruauté programmée faisait dire à son auteur lors de son élaboration : « Je me ferai chasser de France et d'Europe si j'écris ce bouquin-là. »7 Son titre initial était d'ailleurs Les Deux Cloportes ! Le socialisme n'avait pas davantage ses faveurs « On a senti instinctivement ce qui fait le fond de toutes les utopies sociales: la tyrannie, l'anti-nature, la mort de l'âme. »8
Notes :
1 Correspondance, tome II, p.402.
2 Lettre à Ernest Chevalier, 23 juillet 1839.
3 Ibid, automne 1837.
4 Entretien in Refléchir&Agir n°21 (automne 2005).
5 Lettre à Edma Roger des Genettes, 30 octobre 1856.
6 Lettre à George Sand, 7 octobre 1871.
7 Lettre à Jules Duplan, 5 mars 1863.
8 Lettre à Madame Roger Des Genettes, été 1864.
Pierre Gillieth Réfléchir&Agir N°61 Hiver 2019