Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

La pensée des Lumières : nécessité d'un droit d'inventaire (II)

Les Lumières de France

En  France, il y a deux périodes des Lumières l'une va de la Régence, cette « révolution tranquille », jusqu'à Montesquieu et L'esprit des lois (1748), l'autre plus doctrinaire, celle des philosophes à partir de 1750, avec les débuts de L'Encyclopédie (1751). C'est une période marquée par des penseurs aussi différents que Voltaire, Rousseau, Diderot.

Montesquieu défend le principe d'un ordre naturel contre le contractualisme, qui est aussi un constructivisme, de Hobbes. Mais l'ordre naturel selon Montesquieu n'est pas le prolongement d'un ordre divin, c'est un ordre humain et donc faillible. Les lois sont particulières aux habitudes humaines et ne peuvent donc être universalisées.

Pour La Mettrie (1709-1751), le corps est une machine mais surtout une chimie complexe. La pensée est elle-même une machine productrice de signes. Pour lui, les grandes aspirations humaines ne doivent pas être idéalisées, elles correspondent tout simplement à des fonctions chimiques et biologiques. « Le corps n'est qu'une horloge dont le nouveau chyle [résultat de la digestion] est l'horloger » (L’homme-machine, 1748).

Le comte de Buffon, anobli par Louis XV, n'est pas un théoricien des Lumières mais son projet dans le domaine de l'anatomie le rattache à l'ambition encyclopédique de son temps : rassembler toutes les connaissances, décrire - les espèces, comprendre les différences de mœurs et d'habitat. Il partage cette ambition notamment avec Daubenton et avec le suédois Linné.

L'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert, le second ayant une autorité scientifique, se voulait au départ une traduction de l'encyclopédie anglaise [Cyclopaedia ou Dictionnaire universel des arts et des sciences) de Ephraim Chambers (1728). Pierre Bayle avait ouvert la voie des encyclopédies critiques avec son Dictionnaire historique et critique 1697), L'Encyclopédie est engagée : il ne s'agit pas seulement de décrire - les jugements critiques abondent sur tous les sujets. Les auteurs plaident pour une monarchie parlementaire à l'anglaise et contre le principe de légitimité absolue du pouvoir royal. La puissance du roi vient du consentement du peuple et est soumise à des conditions, comme l'est la puissance paternelle. C'est en fait un contrat avec des obligations réciproques. « Le prince ne peut pas disposer de son pouvoir et de ses sujets sans le consentement de la nation, et indépendamment du choix marqué dans le contrat de soumission. ». Et encore « Le gouvernement est (…) un bien public qui par conséquent ne peut jamais être enlevé au peuple. » (Encyclopédie, article « Autorité politique », tome I, 1751).

Claude-Adrien Helvétius (1715-1771), né Schweitzer, considère que l'intérêt est le critère essentiel de nos conduites et de nos jugements. Helvétius est le père de l'utilitarisme. Ce sont pour lui les sens qui nous révèlent tout. Sa doctrine est aussi un sensualisme. « Toute idée qu'on nous présente a toujours quelque rapport avec notre état, nos passions, nos opinions. » La presque totalité des hommes, explique encore Helvétius, « ne peuvent estimer dans les autres que des idées conformes aux leurs, et propres à justifier la haute opinion qu'ils ont tous de la justesse de leur esprit. » (De l'esprit, discours II, chapitre 3).

Voltaire est un esprit universel : historien, poète, conteur, philosophe (sans la lourdeur de beaucoup d'entre eux). C'est tardivement qu'il exprime réellement une pensée personnelle. Et cette pensée est pessimiste, notamment dans Candide (1759) - un état d'esprit peut-être dû en partie au bouleversement de l'auteur face au terrible tremblement de terre de Lisbonne de 1755 (plus de 50 000 morts) et aux guerres européennes incessantes. Voltaire appelait ses contes des "couillonneries", ceci pour indiquer qu'il n'y attachait pas une importance excessive. Ils n'en sont pas moins pleins de finesse. La morale de Candide est que, dans un monde dont il ne faut pas attendre de grands bonheurs, le mieux est encore de travailler sans se faire d'illusions. Voltaire s'opposait ici à Leibniz et à son optimisme philosophique. « Les grandeurs, dit Pangloss, sont fort dangereuses, selon le rapport de tous les philosophes (...). Vous savez comment périrent Crésus, Astyage, Darius, Denys de Syracuse (...). Vous savez.. Je sais aussi, dit Candide, qu'il faut cultiver notre jardin. Vous avez raison, dit Pangloss car, quand l'homme fut mis dans le jardin d'Eden, il y fut mis ut operaretur eum, pour qu'il travaillât, ce qui prouve que l'homme n'est pas né pour le repos. Travaillons sans raisonner, dit Martin ; c'est le seul moyen de rendre la vie supportable. » (Candide, chapitre XXX).

Autre ouvrage de Voltaire, le Dictionnaire philosophique portatif - on dirait aujourd'hui « de poche » -, paru en 1764 d'abord sous l'anonymat, systématise et synthétise sa pensée émancipée vis-à-vis de toutes les croyances. Le ton en est volontiers polémique. L'ouvrage est mis à l'index par le Vatican en 1765 et brûlé dans plusieurs villes. On a beaucoup souligné l'opposition de Voltaire à l’Église et aux autorités religieuses manifestée par sa formule « Écrasez l'infâme ». Toutefois, Voltaire est déiste c'est-à-dire croyant en Dieu mais rejetant tout surnaturel et toute tradition religieuse. Il n'est pas athée; c'est pourquoi il oppose la religion naturelle, pacifique et saine, aux religions "artificielles'' qu'il voit comme stupides et meurtrières.

Rousseau (1712-1778), pour sa part, se fait connaître par un Discours sur les sciences et les arts (1751) dans lequel il critique l'idée qu'il y aurait un progrès de la moralité en même temps que des progrès des connaissances et des techniques. À la même époque, il collabore à l'Encyclopédie (article "musique"). Dans la Nouvelle Héloïse (1761), il critique les développements de la "civilité", de la politesse, et en somme de la civilisation. Pour Rousseau, politesse et civilisation représentent une insincérité foncière. Dans la Lettre à d'Alembert (1758), il avait déjà mis en question les vertus du théâtre un des modes de la civilité en lequel il voyait une école d'affectation préjudiciable à la perpétuation des mœurs sincères et franches.

C'est ainsi toute la stratégie des Lumières que récuse Rousseau faire passer des idées nouvelles par le moyen de conversations mondaines, « de salon ». Pour Rousseau, la forme en dit long sur le fond, et de ce fond, il ne veut pas.

Du contrat social, que publie Rousseau en 1762 est un éloge du politique. Rousseau entend démontrer que l'homme n'étant pas naturellement apte à vivre en société, il faut un pouvoir politique pour empêcher les guerres permanentes. C'est ici une analyse assez proche de celle de Hobbes. Mais pour Rousseau, le pouvoir politique doit être étroitement dépendant de la société. Il doit être son émanation. Partant de là, le pouvoir a une très forte légitimité, qui peut justifier des dérives que l'on appellerait de nos jours totalitaires. Rousseau considère qu'il faut accepter dans le cadre du contrat social des clauses qui « bien entendues, se réduisent toutes à une seule, savoir l'aliénation totale de chaque associé avec tous ses droits à toute la communauté. Car, premièrement, chacun se donnant tout entier, la condition est égale pour tous, et la condition étant égale pour tous, nul n'a intérêt de la rendre onéreuse aux autres. De plus, l'aliénation se faisant sans réserve, l'union est aussi parfaite qu'elle peut l'être et nul associé n'a plus rien à réclamer (…) » (Du contrat social, Livre I, chapitre 6). « À l'instant, au lieu de la personne particulière de chaque contractant, cet acte d'association produit un corps moral et collectif composé d'autant de membres que l'assemblée a de voix, lequel reçoit de ce même acte son unité, son moi commun, sa vie et sa volonté. Cette personne publique qui se forme ainsi par l'union de toutes les autres prenait autrefois le nom de Cité, et prend maintenant celui de République ou de corps politique, lequel est appelé par ses membres Etat quand il est passif, Souverain quand il est actif, Puissance en le comparant à ses semblables. À l'égard des associés, ils prennent collectivement le nom de Peuple, et s'appellent en particulier citoyens comme participants à l'autorité souveraine, et sujets comme soumis aux lois de l'État. Mais ces termes se confondent souvent et se prennent l'un pour l'autre, il suffit de les savoir distinguer quand ils sont employés dans toute leur précision... » (ibid., Livre I, chapitre 6).

Diderot (1713-1784) se distingue tant de Rousseau que de Voltaire par son athéisme. Dans Le rêve de d'Alembert écrit en 1769, (une œuvre en trois parties « Entretien entre d'Alembert et Diderot », « Le Rêve de d'Alembert », « Suite de l'entretien précédent »), Diderot met en scène, sous forme de dialogues, ses conceptions matérialistes antichrétiennes mais n'excluant pas de reconnaître de la valeur aux religions "naturelles". C'est ce qu'il exprime dans ses Pensées philosophiques, publiées anonymement (1746). Dans le corps humain, il n'y a pas d'âme, il n'y a qu'un cerveau et des neurones.

C'est un développement radical de la pensée des Lumières, dans lequel sont valorisées les expérimentations de tous ordres, tandis que Diderot appelle à rompre avec toutes les servitudes y compris l'esclavage (ainsi dans Contribution à l'histoire des deux Indes, 1772, sous la direction de l'abbé Raynal). Dans Le rêve de d'Alembert (« suite de l'entretien précédent »), un personnage exprime le point de vue de Diderot en affirmant : « C'est que nous ne dégraderions plus nos frères en les assujettissant à des fonctions indignes d'eux et de nous. (…) C'est que nous ne réduirions plus l'homme dans nos colonies à la condition de la bête de somme. » Il n'y a pas de morale révélée ni universelle, affirme encore Diderot dans le Supplément au voyage de Bougainville (1796, posthume). Avec cette pensée non systématique et différentialiste du point de vue culturel, les Lumières françaises culminent dans bien autre chose que l'optimisme et le culte du progrès qu'on leur attribue bien souvent.

Le baron d'Holbach, d'origine allemande, contributeur de l'Encyclopédie, présentait deux faces. L'une était celle d'un homme de débat. L'autre était celle d'un propagandiste déterminé de l'athéisme et du matérialisme philosophique. Ses coups de boutoir matérialistes se manifestent par Le système de la nature en 1770 - qui fut condamné à être brûlé - cette même année et Le bon sens, ou idées naturelles opposées aux idées surnaturelles (1772). Ses idées étaient fort appréciées par Diderot. Hostile à tout déisme, à la différence de Voltaire et de Rousseau, d'Holbach nie l'intérêt de l'hypothèse de Dieu même comme simple Grand Architecte de l'univers, dépourvu de dimension sacrée. D'Holbach ne se contente pas de prôner le matérialisme athée. Il développe ses conceptions sociales dans Système social ou principes naturels de la morale et de la politique (1773) et La politique naturelle ou discours sur les vrais principes du Gouvernement (1773). Selon d'Holbach, le système physique détermine le système politique, d'où le déterminisme et ce qu'on a appelé le "fatalisme" de d'Holbach. La souveraineté repose selon d'Holbach sur un pacte social et non sur un droit divin et la volonté générale est son fondement. D'Holbach, mort quelque temps avant la prise de la Bastille, le 21 janvier 1789, est peut-être l'auteur qui a le plus influencé les révolutionnaires et Constituants de 1789-91 Voire le seul qui les ait réellement influencés.

Il faut sans doute rattacher à d'Holbach et aux Lumières radicales le curé Jean Meslier (1664-1729), dont le Testament, en tout cas celui qui lui est attribué, fut publié par Voltaire en 1762. Ce texte est empreint de matérialisme, de libertinage au sens philosophique, d'athéisme et même d'anarchisme social. Il ne critique pas l'existence d'une morale mais veut lui donner un autre fondement que la religion. D'Holbach s'abrita derrière Meslier pour défendre ses propres thèses (Le bon sens du curé Meslier, 1772). De même, Morelly (Code de la nature ou Le Véritable esprit des lois, 1755) appartient aux Lumières radicales, voire aux Lumières "ultra" et développe des idées communistes (abolition de la propriété privée, collectivisme...). « I. Rien dans la Société n'appartiendra singulièrement ni en propriété à personne, que les choses dont il fera un usage actuel, soit pour ses besoins, ses plaisirs, ou son travail journalier. II. Tout Citoyen sera homme public sustenté, entretenu et occupé aux dépens du Public. III. Tout Citoyen contribuera pour sa part à l'utilité publique selon ses forces, ses talents et son âge, c'est sur cela que seront réglés ses devoirs, conformément aux Lois distributives. » (« Lois fondamentales et sacrées qui couperont racine aux vices et à tous les maux d'une Société »).

La Révolution française s'est-elle réclamée des Lumières ? Elle s'est réclamée un peu de Voltaire et surtout de Rousseau, mais il ne faut pas surestimer l'influence des publications intellectuelles : les livres politiques étaient les moins lus. Ce qui est sûr, par contre, c'est que la plupart des penseurs des Lumières, quand ils étaient encore vivants durant la Révolution, ne lui ont manifesté aucune sympathie. L'abbé Raynal, coauteur avec Diderot de L'Histoire des deux Indes, écrit à l'assemblée Constituante en mai 1791 une lettre dans laquelle il défend la monarchie constitutionnelle et s'insurge, après avoir des années auparavant rappelé « les devoirs des rois », contre ce qu'il voit maintenant, et appelle « les erreurs du peuple ».

Pierre LE VIGAN Écrits de Paris N°739 Février 2011

Les commentaires sont fermés.