Alexandre Soljénitsyne (1918-2008) est connu pour son courageux combat de dissident, opposant déclaré au communisme au sein même de l'Union soviétique durant les années 1960 et 1970. Khrouchtchev avait pensé utiliser l'auteur d'Une journée d'Ivan Denissovitch (1962), nouvelle dénonçant la monstruosité des camps, peuplés de masses d'innocents, pour illustrer sa thèse de la perversion stalinienne d'un marxisme-léninisme fondamentalement bon, or Soljénitsyne refuse d'être utilisé de quelque manière que ce soit par le régime, intrinsèquement mauvais. Il est expulsé de son pays en 1974. En exil aux États-Unis, il multiplie les déclarations présentant sa vision de la Russie, conforme à son génie national, slave et orthodoxe, et non aux idéaux prétendus universels libéraux et capitalistes. Il a eu la politesse évidente de remercier ses hôtes, mais sans rien céder de ses principes. Il rentre en Russie en 1994, participe au débat public. Il développe une pensée très personnelle, difficilement classable, rarement limpide ses essais nombreux, parfois contradictoires, comme sa désapprobation de la Première Guerre de Tchétchénie et son approbation de la Seconde, déroutent souvent, notamment ceux sur les juifs en Russie les juifs seraient des gens absolument géniaux, mais pas des Russes. Globalement, il partage la vision politique de Poutine, soit un retour immédiat de l'autorité de l’État, préparant l'avènement d'une démocratie réelle sur le long terme, auquel il a apporté un soutien critique. Même si beaucoup de ses analyses sont certainement discutables, elles sont souvent intéressantes. Il est l'un des rares notamment à placer la monstruosité communiste dans le temps long de la Russie, comme une forme pervertie de l'identité russe, le besoin d'encadrement fort, voire d'un pouvoir tyrannique. L’impiété n'est pas non plus sans précédents, même s’il insiste sur le caractère largement non-russe des révolutionnaires d'Octobre, avec Lénine demi-Tatar et quart-Juif, Trotsky juif, Staline Géorgien. Homme courageux, essayiste patriote, il est avant tout un grand écrivain, un des plus grands auteurs russes du XXe siècle.
L'Archipel du Goulag
De l'œuvre étendue de Soljénitsyne, on retient généralement avant tout L'Archipel du Goulag (1974-1976), dont le début de la parution motive son expulsion d'URSS. Il s'agit d'un « essai d'investigation littéraire » selon Soljénitsyne, objet unique qui essaye d'ordonner une compilation de témoignages, plusieurs dizaines, dont le sien propre, de victimes du régime soviétique.
Toute la perversion de la société est bien retranscrite, la corruption systématique de l'homme transformé en monstre au service du système, et vénérant Staline. Le plus émouvant et le plus juste des témoignages est celui de l'auteur lui-même qui raconte son endoctrinement, sa foi d'adolescent et déjeune adulte dans le système, le mépris condescendant de la foi orthodoxe de la grand-mère, son sinistre mépris de la vie humaine acquise au cours de l'éducation et aggravée par la formation d'officier durant la guerre germano-soviétique et les pratiques du front. Il raconte son arrestation, au milieu des combats en Poméranie, pour un prétendu complot contre l'Etat en groupe organisé, soit deux personnes, donc un groupe, qui avaient osé, dans le cadre d'une correspondance privée, une légère plaisanterie à peine codée sur Staline , l'ennui vient du doute, aussi léger soit-il au départ. Il développe les récits des interrogatoires, interminables et absurdes à la Loubianka - siège du NKVD à Moscou, son expérience des camps, révélation tardive de la monstruosité du communisme. En prison, il réfléchit, et admet que qui voulait savoir, simplement se poser des questions, ne pouvait pas être trompé par les grossiers mensonges staliniens. Pire, il s'agissait au fond d'une forme de consentement tacite collectif. Là, s'enchevêtrent des dizaines de récits de vies brisées, une mise en parallèle des procédures policières, des formes à prétention juridique ridicule. Parfois, il faut reconnaître une certaine impression de confusion à la lecture, mais justement, l'intention est de donner une vision d'ensemble, une mosaïque de destins brisés, pour la grande majorité parfaitement innocents des faits reprochés - pas même des opposants à un régime des plus illégitimes -. Un hommage émouvant est rendu au courage des chrétiens, le plus souvent des femmes, particulièrement maltraités, poussés à l'apostasie, qui pour la plupart tiennent jusqu'au martyre. Le monde des zeks - détenus - constitue une fresque essentielle, et sans que son talent se limite à ce thème, Soljénitsyne demeure unique, irremplaçable, pour décrire ce véritable enfer sur Terre. Le creusement du Canal de la Mer Blanche - Belomorkanal -, vitrine du régime des camps, entre le Lac Onega et la Mer Blanche, entreprise folle au cœur de l'hiver, effectuée en moins de deux ans en 1931-33, est particulièrement bien décrit, dans toute sa monstruosité et absurdité - le canal n'est pas assez profond pour la navigation maritime -. Le contraste entre cette sinistre réalité de dizaines de milliers de travailleurs forcés, le plus souvent innocents, morts à la tâche et la propagande d'époque, fort bien répercutée en Occident, assimilant les travailleurs forcés à des délinquants en bonne voie de resocialisation par le travail, et les textes du poète officiel de l'URSS, Maxime Gorki qui chante littéralement les "réussites" de Staline, impressionne. Soljénitsyne se trompe de bonne foi en attribuant la mort naturelle du poète officiel, en 1936, à une exécution du régime, mais cette erreur de détail une de celles sur lesquelles se fondent les thuriféraires du communisme pour contester la portée de l'Archipel n'enlève rien à la portée globale de son œuvre.
Le système des camps ne tient pas alors par la terreur des gardes de la police politique - Tchéka, puis GPU, puis NKVD - mais par la collaboration des détenus délinquants professionnels qui terrorisent la grande masse des autres, innocents désarmés dans ce monde sauvage. Ils sont significativement définis par le régime comme éléments socialement proches. Soljénitsyne perd toute illusion en camp quant à l'idée d'un homme systématiquement et fondamentalement bon. La plupart de ces délinquants, dans n'importe quel régime politique, auraient fini en prison - sauf peut-être dans la France folle actuelle, inconnue de l'auteur dans les années 1970 évidemment -. S'ils refusent de travailler eux-mêmes, ils détournent l'insuffisante nourriture à leur profit, acceptent leur fonction de contrôle, par la pression violente ou la délation. Le régime concentrationnaire tient aussi par la présence certaine de traîtres parmi les éventuels groupes de détenus tentés de résister qui se formeraient. Les détenus développent un langage spécifique, une forme d'argot russe des camps, absolument intraduisible en langue étrangère l'auteur, de formation scientifique, note ces curieuses inventions langagières, étrangeté pour les Russes eux-mêmes paraît-il.
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