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« Les habits élimés du post-colonialisme » par Jean-Gérard Lapacherie

Article postcolonialisme

Le post-colonialisme est ce moment qui « vient après le colonialisme », de la même manière que le postcommunisme est ce qui suit la disparition du communisme comme mode d’organisation de pays. Pourtant, la seule « postériorité » n’épuise pas le sens. Le postmoderne ne désigne pas seulement ce qui vient après le moderne, lequel n’a pas disparu, puisque de nombreux artistes, architectes, écrivains, critiques, hommes politiques, etc. s’en réclament toujours. Ce n’est pas non plus de l’antimoderne ; c’est plutôt un abandon de la téléologie qui sous-tend le grand « récit » de l’art moderne. A Montpellier, l’architecte du quartier Antigone a emprunté des éléments décoratifs à l’architecture classique et néoclassique, laquelle est tenue depuis près d’un siècle pour close ou « ringarde » et inadaptée au monde « moderne ». De la même manière, le post-colonialisme est aussi une négation de l’aire de civilisation ou culturelle d’où le colonialisme a ou aurait émergé, à savoir ce que l’on nomme l’Occident. Au XVIIIe siècle, on aurait dit du mot post-colonialisme qu’il est propre au vocabulaire de l’école. Or le post-colonialisme, ce sont aussi des romans ou des récits, de l’art, de la peinture, de la musique, de la poésie, des écrivains et des écrivaines, Ananda Devi, Nurudin Farah, Edouard Glissant, Chantal Spitz, pour ne citer que ceux-là, en un mot : des « écritures » (1).

Pour analyser ce qu’est le post-colonialisme, on ne peut s’en tenir aux déclarations de ceux qui diffusent ces théories, idées, thèses ou en étudient les « écritures », un abîme pouvant séparer les intentions affichées des réalités théoriques ou créatrices. Dans le cas du post-colonialisme, le dévoilement critique est facilité par l’existence dans les années 1960-1970 d’une première mouture, assez proche de l’avatar qui fait l’objet de cet article. En effet, rien de ce que le post-colonialisme met en branle, pensée critique, idées et idéologie, textes et commentaires, œuvres, poèmes, romans, tableaux, etc. n’est inédit. Il avait une réalité, il y a un demi-siècle environ, chez des intellectuels et écrivains dits afro-asiatiques, dont la tribune a été pendant une dizaine d’années, de la fin des années 1960 à 1975, la revue Lotus, qui a publié chaque trimestre une livraison dans trois langues, anglais, arabe, français, chaque texte ou article ayant été traduit au moins deux fois, de l’arabe en anglais et en français ou vice-versa (2). Non seulement cette revue vient après le colonialisme, mais elle en est la négation militante, non pas la négation de la réalité historique du colonialisme, ce qui ruinerait sa raison d’être, toute post qu’elle est, mais une négation des valeurs dont le colonialisme est affublé. Ainsi, les objectifs sont « libérer la culture afro-asiatique des entraves du colonialisme et du néo-colonialisme », « contribuer à éclairer le chemin de la lutte menée par les peuples afro-asiatiques pour la liberté, le progrès et la paix », « combattre les diverses formes des activités culturelles impérialistes, réactionnaires et racistes qui compromettent les valeurs humaines de la culture » (3). Le champ des actuelles postcolonial studies recouvre à peu près celui de l’ancien afro-asiatisme, Afrique, Australie, Bangladesh, Canada, Caraïbes, Inde, Malaisie, Malte, Nouvelle-Zélande, Pakistan, Singapour, îles du Sud Pacifique, Sri Lanka, pays ou continents dont « les formes de vie culturelle » ont été « perturbées, infléchies, modifiées » par « la domination du Centre, quand (celui-ci) ne les pas éradiquées », si bien que « les littératures, nées de ces transformations (pour certaines d’ailleurs bien avant la décolonisation proprement dite), constituent un idéal laboratoire d’observation de ce devenir postcolonial dans la mesure où elles mettent généralement en cause l’impérialisme même qui les a suscitées » (4). Le Centre, à la fois dominant et dominateur, correspond aux anciennes puissances coloniales et la périphérie, évidemment dominée, correspond, à une ou deux exceptions près, aux pays afro-asiatiques de la revue Lotus.

L’ancien afro-asiatisme annonce le moderne post-colonialisme. Le n° 23, publié en janvier 1975, de Lotus comprend une « note de l’éditeur », un éditorial signé Youssef el Sebai, rédacteur en chef, des études portant sur « la littérature africaine sous l’apartheid » (La Guma), sur « l’immortalité de Ch’u Yuan » (Fedorenko, URSS), sur « l’humanisme de Nehru » (Mulk Raj Anand, Inde), sur « les traits de l’Algérie dans la poésie révolutionnaire » (Docteur Saleh Kharfi, Algérie), sur « la verrerie d’Orient », des analyses « des problèmes de l’expression et de la communication poétique dans la société arabe » (Adonis, poète libanais), cinq nouvelles, dont les auteurs sont du Nigéria, d’Afrique du Sud, de Turquie, de Palestine, d’Egypte, huit poèmes écrits par des citoyens d’Angola, d’Inde, des Philippines, de Syrie, d’Egypte, une pièce de théâtre en un acte d’un auteur de Gambie, des commentaires d’un Japonais sur les études publiées dans Lotus (n° 11 à 14) et d’un Indien sur les poèmes publiés dans les mêmes livraisons de Lotus (5). En 1973, Lotus publie, sous le titre Nouvelles Afro-asiatiques, une anthologie en deux tomes, de 345 et 500 pages, de nouvelles inédites, publiée au Caire en anglais, arabe et français. Les objectifs répètent ceux de la revue (6) : « promouvoir les forces créatrices littéraires et critiques en Asie et en Afrique et publier les créations littéraires dans ce domaine sur la plus vaste échelle possible ; et participer au mouvement de libération des peuples afro-asiatiques sur les plans culturel, politique, social et de la civilisation » (7), « affirmer, et à juste titre, que la littérature afro-asiatique est devenue une réalité tangible, ayant une entité et des caractères spécifiques au milieu des forces, des courants et tendances de l’étape contemporaine dans l’histoire de la littérature mondiale » (8). Les œuvres sont conformes au projet initial, exposé lors de la Conférence de Tachkent en 1958 : « Le caractère essentiel de la littérature afro-asiatique – dans sa diversité et sa multiplicité – est sa qualité de littérature militante. C’est une littérature conditionnée par la lutte des peuples de nos deux grands Continents, l’Afrique et l’Asie. Cette littérature est influencée par la lutte, d’une part, et influe sur la lutte, de l’autre. Elle porte dans ses plis les traces profondes d’un patrimoine afro-asiatique riche et généreux » (9). Les germes du post-colonialisme sont dans l’afro-asiatisme. Celui-là reprend, dans un vocabulaire tantôt semblable, tantôt différent, les principales propositions théoriques de celui-ci.

Afro-asiatisme et post-colonialisme présentent de nombreuses ressemblances, en dépit des trois ou quatre décennies qui les séparent. Il est trop tôt pour porter un jugement équilibré sur les écritures postcoloniales. En revanche, pour ce qui est de la littérature afro-asiatique, le temps a fait son œuvre. Les œuvres publiées dans la revue Lotus ou dans les deux tomes de l’anthologie relèvent de la littérature alignée ou de la pensée grise, celle des organes dépendants d’une superpuissance ou des institutions placées sous la coupe d’une idéologie. Dans le n° 20 d’avril 1974, la revue Lotus rend à l’écrivain égyptien Taha Hussein un hommage, justifié non pas par ses engagements politiques ou idéologiques, Taha Hussein étant un écrivain de l’ancien régime d’Egypte, auquel a mis fin le coup d’Etat de juillet 1952, mais par la carrière exceptionnelle de cet enfant aveugle condamné par son handicap à réciter le Coran et qui échappe à ce destin en quittant Al Azhar pour s’inscrire à l’Université Fouad du Caire, qui venait d’être créée sur le modèle des universités d’Europe et où il apprend les langues anciennes, le positivisme critique, l’histoire, la langue et la littérature française. L’hommage est intitulé « Dr Taha Hussein (10) d’Egypte et la lutte pour la libération », la « lutte pour la libération » qui justifie ce titre étant la guerre d’octobre 1973, grâce à laquelle l’Egypte a recouvré sa souveraineté sur le Sinaï. Le voici : « Dans cette atmosphère d’orage, alors que nous tournons nos cœurs, nos esprits, nos âmes vers nos bienveillants héros sur le Front, qui écrivent avec leur sang un chapitre nouveau et honorable de notre glorieuse histoire arabe…, mourut notre maître, le Dr Taha Hussein, au matin du dimanche 28 octobre 1973 » (11). Dans ce cadre, (Taha Hussein) « était – que Dieu (comprendre Allah) ait son âme – l’une des sommités de la pensée humaine. Une personnalité supérieure dans le domaine de la littérature et de l’art. Et l’un des miracles du génie humain » (12). Les superlatifs transforment cet hommage ridicule en un enterrement de première classe.

Une des nouvelles du tome II de l’anthologie, intitulée Leilet el Qadr, a pour auteur Nicolas Tikhonov (1896-1973), « un des fondateurs de la littérature soviétique, ancien soldat de deux grandes guerres et de la guerre civile, il a obtenu la plus haute décoration de son pays : Héros du Travail Socialiste et deux prix lui ont été décernés : le Prix International Lénine pour la Paix et un prix Lénine pour son livre Six colonnes » (13). Dans les années 1930, à Beyrouth, un professeur, membre d’une délégation soviétique, donne une conférence en arabe : « Le public apprenait avec plaisir que l’étude l’arabe était très répandue en URSS et que des spécialistes y avaient même réuni des documents ignorés des chercheurs arabes (…) La plupart des choses qu’exposait le professeur étaient nouvelles pour son auditoire… La majorité des spécialistes (…) admirent qu’ils n’avaient aucune idée du travail considérable accompli dans le domaine des études arabes par les orientalistes soviétiques (…) Le grand savant parlait à ses auditeurs arabes dans leur propre langue et leur disait des choses concernant leur propre histoire, leur monde spirituel, et qu’ils ignoraient jusque là (…) Ils furent heureux d’apprendre que les poètes en URSS étaient libres d’évoquer l’amour, la beauté ou n’importe quoi, dans le style de leur choix, ou de décrire en vers les paysages les plus fantastiques, les plus compliqués ou les plus classiques »… Alors, Tikhonov, qui faisait partie de cette délégation, récite en russe un poème qu’il a intitulé « Leilet el Qadr » (14). Le professeur traduit ce poème en arabe et chacun des auditeurs est persuadé qu’il a été écrit par un Arabe. Tikhonov s’explique en ces termes : « Je voulais simplement dire que les Arabes devaient prendre les armes et lutter pour leur libération. Toutes les nations doivent fraterniser et se montrer égales dans la grandeur de leurs réalisations ». Cette « littérature » est de la pure propagande. L’orientalisme russe s’est développé sous l’empire (colonial) tsariste. L’URSS qui continue l’empire tsariste a constitué un immense glacis à ses frontières méridionales, dans ces « républiques » où, justement, ont eu lieu les Conférences des écrivains afro-asiatiques, Tachkent et Alma-Ata, sans que cet impérialisme-là suscite la moindre réprobation de la part des écrivains afro-asiatiques, alors que, pour Sultan Galiev, un intellectuel tatar, l’URSS, à peine fondée, ne connaît pas de lutte des classes, mais une lutte des nations : « la différence fondamentale et irréductible est entre un Occident, où les opprimés constituent une classe, le prolétariat, et un Orient où les opprimés sont des nations, tout entières prolétaires, puisque subissant l’oppression » (15).

L’afro-asiatisme est sans doute anti- et même postcolonial, mais il n’a aucune autonomie, que ce soit dans la pensée ou dans les actions, car il est d’abord une fiction ou un leurre. Pendant près de dix ans, jusqu’au milieu des années 1970, Lotus a publié dans 23 numéros (au moins) des œuvres courtes (poèmes, nouvelles, études, pièces de théâtre en un acte, contes) illustrées de dessins ou de photos, dont quelques-unes en couleurs, et signées de plusieurs centaines d’écrivains et intellectuels originaires d’Afrique et d’Asie, mais tout afro-asiatique qu’elle ait été, elle n’a été fabriquée ni en Asie, ni en Afrique, mais à Berlin, au cœur même de l’Europe honnie, en Allemagne, mais « de l’Est », feue la RDA, par DEWAG Verlag « avec l’autorisation du Comité de solidarité de la RDA » et « au nom de l’Association des écrivains afro-asiatiques ». C’était le lieu idoine pour fabriquer à intervalles réguliers quatre numéros par an (en fait douze, si l’on tient compte des trois éditions dans les langues des écrivains afro-asiatiques) d’assez bonne qualité pour ce qui est de l’impression (typographie lisible et sans coquilles, couverture en couleurs développant un thème culturel : pagode, dragon, verre de lampe de mosquée couvert d’inscriptions islamiques, coupe en verre poli, sac de cuir orné) et à un prix relativement bas (abonnement annuel : 8 $, y compris les frais de port), et d’en assurer la diffusion dans le monde. Ces avantages ont été payés « idéologiquement » par un alignement de la revue sur la politique étrangère de l’URSS. Le Bureau permanent est le « corps exécutif des conférences de l’Association des écrivains afro-asiatiques », qui s’inscrivent dans la ligne tracée à Bandung (Indonésie), où, en 1955, s’est tenue une Conférence réunissant 29 pays afro-asiatiques, dont l’Egypte, l’Inde et l’Indonésie, et dans celle de l’OSPAA ou Organisation de Solidarité des Peuples Afro-Asiatiques, créée en 1957 au Caire, à l’initiative de Nasser, après l’expédition de Suez. Cette association d’écrivains est l’organe idéologique d’un ensemble géopolitique.

Assez vite, les intérêts du bloc géopolitique auquel l’afro-asiatisme s’est agrégé priment sur l’afro-asiatisme lui-même, comme le montre la volonté d’inclure dans le mouvement des écrivains et idéologues qui ne sont ni d’Afrique, ni d’Asie. En 1973, ont participé aux travaux de la Ve conférence, à Alma Ata , capitale de la République Socialiste Soviétique du Kazakhstan (URSS), plus de 500 écrivains et intellectuels, dont certains étaient « originaires » de « l’Europe Socialiste, de l’Europe occidentale, d’Amérique latine et des Etats-Unis d’Amérique ». Cette volonté d’élargir l’afro-asiatisme s’exprime dans le n° 20 de Lotus (avril-juin 1974) où est publiée une « nouvelle de l’Australie », de trois pages environ, signée d’un conteur dénommé Vallon, au sujet duquel il est précisé dans une courte notice que « ses ouvrages reflètent son amour de la nature et se caractérisent par leur originalité et leur nouveauté de style » (16). C’est un effet de la concurrence féroce qui a opposé, dans les années 1970, les Soviétiques et les Chinois. Dans le n° 23, l’étude d’un orientaliste soviétique, Nicolai Fedorenko, « membre correspondant de l’Académie des Sciences de l’URSS », traite de « l’immortalité de Ch’u Yuan » (17), poète ayant vécu au troisième siècle avant l’ère chrétienne et qui a été une des cibles de la Révolution culturelle. Par ce biais, les Soviétiques cherchent à discréditer l’ennemi chinois auprès des intellectuels du « tiers monde », qui, eux, cherchent dans leurs traditions des raisons de lutter contre le colonialisme.

La lutte contre l’Occident n’a pas empêché l’afro-asiatisme de se contempler, pour s’y définir, dans le miroir de l’Occident, le « Bureau permanent » n’hésitant pas à reprendre à son compte les fantasmes de la supériorité intrinsèque de telle ou telle culture sur telle ou telle autre : « ces peuples (…) ont été les premiers à apprendre à l’humanité entière l’abc de la civilisation, peuples qui se sont élancés, avec l’humanité, vers les plus hauts sommets de la culture, puis ont subi pendant de longues périodes l’oppression coloniale et se sont arriérés. Mais enfin ces peuples opprimés ont entrepris une révolution profonde qui les a entraînés vers l’ère de l’essor et de la liberté. Elle (la révolution sans doute) a remis entre leurs mains leurs propres destinées et a puisé dans leur riche patrimoine culturel sa foi profonde en les valeurs humaines, et les principes de la liberté, de la justice, de la fraternité et de la paix » (18). Cette supériorité fantasmée est justement celle dont l’Occident est accusé de se prévaloir, comme si, pour exister, les écrivains afro-asiatiques avaient besoin de se déguiser avec les oripeaux dont ils revêtent l’épouvantail occidental. De ce point de vue, le post-colonialisme actuel n’est pas tout à fait le clone de l’afro-asiatisme des années 1960-70. L’afro-asiatisme est le fait d’écrivains qui ont subi la domination coloniale et qui, après s’en être libérés, sont demeurés en Afrique et en Asie, parmi leurs peuples respectifs, dont ils se sentent, non sans fierté, l’élite ou l’avant-garde. A l’opposé, le post-colonialisme est le fait de ressortissants de pays qui furent, il y a un demi-siècle ou plus, des colonies de pays européens. Pour la plupart d’entre eux, ils sont trop jeunes pour avoir connu l’humiliation coloniale. De plus, ils ne vivent plus parmi les leurs, mais ils se sont établis aux Etats-Unis ou dans divers pays d’Europe, exerçant dans les universités les plus prestigieuses, où ils font ou ont fait de belles carrières. Ce sont, pour les plus connus, Edward Saïd, Gayatri Chakravorty Spivak, Homi Bhabba.

L’afro-asiatisme est marxiste-léniniste : « La littérature afro-asiatique qui se signale par des caractéristiques particulières dues aux conditions de notre époque, et à celles de l’histoire, d’une civilisation et d’une société dont l’expérience a été vécue par les peuples afro-asiatiques d’une manière presque identique, et dont les luttes ont été communes » (19). Les « conditions de (cette) époque(-là) », l’universalité des luttes, les conditions matérielles, l’ancrage dans une « civilisation » et une « société », tout cela fleure bon les références obligées à la dogmatique marxiste-léniniste, dogmatique qui semble être de surface ou de façade, puisque le matérialisme affiché se dilue très rapidement dans un salmigondis vaguement religieux (la « communion des hommes ») : « Dans sa diversité et sa complexité, la littérature afro-asiatique tend vers la communion des hommes dans son sens le plus profond » (20).

La pensée postcoloniale ne sourd pas du marxisme, sinon dans les marges, mais de Derrida, sinon de son œuvre, du moins des lectures qui en ont été faites dans les universités d’Outre-Atlantique dans les années 1980. Le post-colonialisme applique aux réalités dites colonialistes, c’est-à-dire, ne nous leurrons pas, occidentales, les méthodes, le raisonnement, les concepts, etc. grâce auxquels Derrida a déconstruit dans un premier temps le phonocentrisme (la voix, l’oral, les sons sont consubstantiels à la langue), supposé propre aux sciences du langage en Occident ; puis, dans un deuxième temps, le logocentrisme (le logos, le discours, le verbe créateur sont à l’origine de tout savoir), supposé propre à la philosophie et à la métaphysique occidentale ; enfin, dans un troisième temps, la littérature, les arts, la pensée, la symbolique, les grandes constructions politiques (le droit, la loi, l’Etat), supposés propres à l’Occident. Le post-colonialisme a remplacé les révérences obligées à l’URSS par des références incessantes à Derrida. Cette fidélité présente, entre autres avantages, celui-ci : jamais Derrida n’a exercé sa fureur de déconstruction sur la grande tradition métaphysique dans laquelle il s’origine. Il aurait pu le faire : c’eût été se détacher de soi, devenir autre, se déterritorialiser, se déraciner, s’extraire de sa lignée, se libérer de ses derniers oripeaux d’homme à préjugés. Il n’a déconstruit que la pensée, le savoir, la science, la connaissance de l’Autre, à savoir, pour lui qui se disait oriental ou même « maghrébin », l’Occident. Pour les militants du post-colonialisme, la déconstruction derridienne, est, objectivement, du pain béni. Elle les dispense de douter, de porter sur eux-mêmes un regard critique ou distancié, de s’interroger sur leurs traditions, de se remettre en question. Il leur suffit de montrer du doigt le coupable pour le clouer au pilori : c’est l’Occident qui, de tous les ensembles politiques sur la terre, serait d’après eux, mais en contradiction avec tous les faits, le seul à avoir colonisé, contre leur gré, en usant de la violence des armes et de la violence symbolique, des peuples innocents, éternelles victimes du Mal. Derrida faisant porter les impasses, les apories, les erreurs, etc. de la pensée, du savoir, de la politique, de l’histoire, etc. sur l’Occident, les tenants du post-colonialisme ont suivi la voie qu’il avait tracée. A l’instar de leur maître à penser, ils font dans la déconstruction, non pas de leur culture ou de leur culture d’origine ou de celle de leurs parents, mais de la culture du pays où ils ont trouvé refuge. Un des introducteurs en France des études postcoloniales, M. Sultan, docteur de l’université de Lille III, expose ainsi son objet d’étude : « étudier le lien (symbolique ou matériel et non fantasmé) qu’entretiennent les ex-colonisés avec leur passé traumatique, vécu comme histoire et/ou mémoire » (21). Le colonialisme qu’ils combattent est mort depuis longtemps et jamais il ne ressuscitera. Quant au colonialisme bien vivant et sans doute dangereux, celui de la Chine, de l’islam, de l’Indonésie, etc. il est exonéré de toute faute. Les tenants du post-colonialisme s’acharnent sur une histoire close. Là, ils ne risquent rien et ils peuvent, en toute bonne conscience, reverser sur les Européens actuels des crimes anciens, dont les Européens actuels sont innocents. Il n’est pas un seul peuple au monde qui, depuis deux millénaires, n’en ait pas colonisé d’autres et il n’est pas une seule zone du monde qui ait échappé au processus de colonisation. Les Etats-Unis d’Amérique sont nés d’une grande lutte contre les colons anglais. Il en va de même de l’Egypte, de l’Algérie, colonisées x fois, ou à l’inverse du Mali qui, avant de devenir une colonie, a été une grande puissance coloniale. L’Indonésie, comme le Mali autrefois, est depuis les années 1960 une puissance coloniale qui s’est emparée de la moitié du territoire des Papous. L’URSS a été jusqu’en 1991 le plus grand empire colonial de toute l’histoire de l’humanité. Le territoire de la Chine actuelle est, pour près de la moitié de la superficie, celui d’un empire de type colonial. Or, ces colonialismes-là, qui sont pourtant bien vivants, ne suscitent aucune protestation de la part des post-colonialistes, comme ils ont laissé de marbre l’afro-asiatisme militant. Il est même des pays colonisés, comme le Tibet, le Turkestan chinois, l’Irian Jaya, qui, en dépit de leur statut de colonies, n’apparaissent pas dans le champ des postcolonial studies. La raison en est claire : pour leur malheur, ces pays n’ont pas été des colonies de l’Occident. S’ils l’avaient été, ils entreraient dans le champ postcolonial.

Jacques Derrida

La rupture après 1973 entre l’Egypte et l’URSS, le basculement antisoviétique de son régime devenu pro-américain, le voyage de Sadate en Israël, la paix entre Israël et l’Egypte, l’assassinat de Youssef El Sebai par un commando palestinien, tout cela a mis fin à l’entreprise de Lotus, du moins dans sa dimension éditoriale et dans l’orientation idéologique qui était la sienne, à savoir prosoviétique. Ce qu’apprend Lotus, c’est que l’URSS a pu faire servir la littérature à l’accroissement de son glacis géopolitique ou à la préservation de ses intérêts immédiats. Rarement au cours de l’histoire, une superpuissance n’a traité avec autant de cynisme, sous des dehors patelins bien sûr, des pays pauvres, d’Afrique, d’Asie et du tiers monde, les enrôlant, sans qu’ils en aient conscience, dans une seule cause : la sienne et la sienne seule. Bien sûr, les conditions historiques ont changé. L’URSS a disparu. Mais le ressentiment qu’elle a attisé pendant des décennies dans le « tiers-monde » est d’autant plus vivace que le carburant marxiste-léniniste qui l’alimentait a disparu. Naguère la haine de l’Occident avait pour objectif de faire revivre des pays qui s’étaient libérés de son emprise ; aujourd’hui, elle est à elle-même son propre carburant.

Notes

(1) Sur la question, cf. Homi Bhabha, The Location of Culture, Routledge, 1994 (en français, Les Lieux de la culture. Une théorie postcoloniale, Payot, 2007) ; Neil Lazarus (ed), The Cambridge Companion of Postcolonial Literary Studies, Cambridge University Press, 2004 ; J-M Moura, Littératures francophones et théorie postcoloniale, Columbia University Press, 2003 ; Gayatri Spivak, Death of a Discipline, Columbia University Press, 2003. Lire une analyse critique dans J-L Amselle, L’Occident décroché. Enquête sur les post-colonialismes, Stock, 2008.

(2) Lotus, Œuvres afro-asiatiques, Revue du Bureau Permanent des Ecrivains Afro-asiatiques, 104 r Kasr el Aïni, Le Caire ; revue trimestrielle publiée en trois langues par l’Association des Ecrivains Afro-asiatiques, Le Caire.

(3) Cf. Ces objectifs sont rappelés dans les pages 2 et 3 de la couverture de chaque numéro.

(4) Patrick Sultan, « Atelier de théorie littéraire : questionnements postcoloniaux », in Fabula La Recherche en littérature, www.fabula.org.

(5) Lotus, op. cit., n° 23 – 1/75, janvier-mars 1975, Le Caire.

(6) Nouvelles Afro-asiatiques, « série de littérature afro-asiatique » publiée par le Bureau Permanent des Ecrivains Afro-asiatiques, Le Caire, tome I et tome II, août 1973.

(7) Ibid., « note de l’éditeur », tome I, p 5.

(8) Ibid., « note de l’éditeur », tome II, p 5.

(9) Ibid.

(10) Taha Hussein était docteur-ès-lettres de La Sorbonne.

(11) Lotus, op. cit., n° 20, pp 147-48.

(12) Ibid.

(13) Nouvelles Afro-asiatiques, op. cit., tome II, p 497.

(14) « La nuit de la destinée », Coran, sourate 97 : « 1. Nous l’avons certes fait descendre (le Coran) pendant la nuit d’Al-Qadr. 2. Et qui te dira ce qu’est la nuit d’Al-Qadr ? 3. La nuit d’Al-Qadr est meilleure que mille mois. 4. Durant celle-ci descendent les Anges ainsi que l’Esprit, par permission de leur Seigneur pour tout ordre. 5. Elle est paix et salut jusqu’à l’apparition de l’aube ».

(15) Cité par Hélène Carrère d’Encausse, Lénine, Plon, 1998.

(16) Lotus, n° 20, op. cit., p 194.

(17) Lotus, n° 23, op. cit., pp 27 à 33.

(18) Nouvelles afro-asiatiques, tome II, 1973, op. cit., p 5.

(19) Ibid., p 6.

(20) Ibid.

(21) In « Atelier de théorie littéraire », Fabula, op. cit.

https://cerclearistote.com/2014/01/les-habits-elimes-du-post-colonialisme-par-jean-gerard-lapacherie/

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