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Ce que nous devons à Claude Lévi-Strauss 2/2

Ce que nous devons à Claude Lévi-Strauss.jpegÉloge de la différence, droit à la différence, ce propos est d'actualité comme les débats qu'il suscite. Mais cette altérité est elle-même gangrenée : les cultures qui provoquaient l'émerveillement des premiers explorateurs « ne sont plus que des corps malades et des formes mutilées »(11).

Mais revenons à l'œuvre de Lévi-Strauss, c'est-à-dire à sa méthode. Son nom est indissolublement associé à ce qu'on a appelé l'anthropologie structurale. Il s'agit, dans cette perspective, d'étudier non plus les phénomènes conscients, mais leur infrastructure inconsciente : « Reconnaître aux éléments d'un système non pas une valeur d'entités indépendantes, mais un sens de position, c'est-à-dire dépendant des relations qui les unissent et les opposent, et prendre celles-ci comme base de l'analyse. Reconnaître de même que ces relations n'ont elles aussi qu'un sens de position au sein d'un système de corrélation dont il s'agit de dégager la structure » (12). Le problème était de savoir si la méthode structurale ne valait que pour les structures de parenté. L'examen du totémisme a démontré comment cette méthode s'appliquait avec autant de succès aux systèmes symboliques à l'aide desquels l'homme organise ses représentations du monde. L'anthropologue est confronté à des questions que ne se posent pas seulement les sociétés primitives, du genre : quelle est la meilleure alliance ? faut-il se chercher une épouse proche ou lointaine ? Claude Lévi-Strauss a cherché ses exemples chez Saint-Simon, dans le monde paysan, au Japon, à Madagascar, chez Blanche de Castille…

« La pensée de Lévi-Strauss est porteuse de l'espoir d'une science qui postule que rien d'humain ne lui est étranger »(13). Elle suppose que tous les phénomènes humains, dans leur diversité, pourraient être ramenés à un petit nombre de principes qui permettent de les identifier, le présupposé lévi-straussien voulant que ce soit au niveau de l'inconscient et des structures formelles dont celui-ci est constitué que les sociétés communiquent, par-delà leurs différences. Tel est le point de départ. L'ambition de Lévi-Strauss se mesure donc à la rupture qu'il introduit dans sa compréhension des phénomènes humains en partant, non plus de la conscience, comme le fait la philosophie, mais de l'inconscient. C'est du reste pour rompre avec la philosophie qu'il part au Brésil en 1935 pour enseigner la sociologie. Et Lévi-Strauss n'a eu de cesse de chasser le philosophe qui est en lui, en multipliant les enquêtes de terrain pour satisfaire à un empirisme que la philosophie répugne à pratiquer. « Le structuralisme ne fut pas pour Lévi-Strauss une vogue intellectuelle aussi vite passée que venue, mais un moment dans la prise de conscience théorique du programme des sciences humaines, dont on ne peut mesurer la fécondité qu'aux résultats qu'il a pu donner, et aux projets qu'il peut encore animer »(14).

Ce que l'on retient encore de Claude Lévi-Strauss, c'est d'avoir isolé la prohibition de l'inceste comme fait universellement partagé par toutes les sociétés, les hommes créant un réseau de solidarités réciproques de dons et de contre-dons en s'interdisant leurs sœurs et leurs filles. « Elle est d'abord une règle positive de réciprocité. Si bien que sera considéré comme "incestueux" tout acte qui reviendrait à garder pour soi des biens destinés au partage »(15). D'où une approche fondamentale des dispositifs symboliques, dont la pensée mythique est par excellence une des expressions majeures, en tant que pensée s'exposant dans une opération, et non en tant que pensée s'énonçant dans une représentation. Ce qui est intéressant dans le faire sens du symbolisme, c'est qu'il est autre chose que le sens comme signification ou comme idée. Il est un état des choses sans concept. Le symbolisme est une liaison mutuelle entre des éléments distinctifs dont la combinaison permet à deux alliés de se faire reconnaître comme tels. Il est aussi un pacte engageant l'un à l'égard de l'autre : « Le procès de symbolisation est d'abord l'entrée dans un ordre de reconnaissance publique, dans une communauté de partage : une koinonia »(l6). Le résultat du symbolisme est l'intégration de l'individu dans un ordre de représentations sociales - et bien des symbolismes modèlent nos pratiques sociales.

« Que le structuralisme de Lévi-Strauss ne soit pas un pur formalisme rien ne le montre mieux que son approche de l'œuvre d'art »(17). Pour Claude Lévi-Strauss, l'art moderne, par sa remise en cause de la figuration, témoigne d'une rupture dans le développement des formes que l'Occident a connu depuis l'Antiquité. On a vu dans le cubisme un élément de renouvellement des formes traditionnelles de la représentation. Lévi-Strauss y voit autre chose. Il s'agit pour lui d'une phase stérile d'enfermement formaliste. Ce qu'il reproche à l'art moderne, c'est d'avoir dissous l'objet et, partant, d'avoir perdu le monde. Or, le peintre doit s'effacer devant son objet et s'incliner devant la richesse du monde. Ceci suppose qu'on ne renonce ni au dessin ni à la figuration, ce que Lévi-Strauss appelle l'intégrité physique de l'objet. « Le cubisme rend manifeste l'opération quasi nihiliste de la modernité en se détournant du paysage au profit des objets fabriqués »(18), dit-il. Cette perte du monde est associée chez lui à une perte du métier. L'art de peindre exige une longue initiation; il suppose une grande maîtrise des techniques picturales, ainsi qu'une connaissance des outils. Les artistes modernes font l'économie de cette formation. Avec l'art moderne, le contenu s'efface parce que le monde n'est plus là. L'art moderne est l'indice d'une crise de civilisation. « En tarissant son lien au monde environnant, notre civilisation tarit aussi la source nécessaire de toute création »(19). Et c'est la raison pour laquelle notre civilisation se tourne vers d'autres cultures vivantes pour y chercher ce qui lui fait désormais défaut : des énergies, des images, des sensations.

Alors que l'on attendait Claude Lévi-Strauss proche du formalisme en peinture, complice de l'avant-garde, de l'abstraction lyrique, du minimalisme, on le trouve à l'opposé, affirmant que les signes n'ont de sens que par leur réfèrent. L'œuvre d'art offre l'objet dans une totalité de sensations où représenter, c'est signifier. Pour Lévi-Strauss, la production artistique s'élabore à partir de trois pôles. le modèle, la matière, l'usager. Dans le premier cas, c'est l'image de l'objet qui est cherchée, dans le deuxième, le matériau impose ses contraintes physiques de stylisation, dans le troisième, la destination décide des formes. Ces trois pôles doivent coexister et communiquer entre eux, et non être démantelés au profit d'un seul, comme c'est le cas avec le cubisme.

Lévi-Strauss contre Sartre

Si l'on statufie aujourd'hui Claude Lévi-Strauss, ne manquons pas néanmoins de rappeler qu'il fut aussi contesté, et revenons, notamment sur la controverse qui l'opposa à Jean-Paul Sartre. Le point de départ de l'existentialisme est l'expérience que le sujet fait de sa liberté en découvrant, dans l'épreuve de l'angoisse, son pouvoir de néantisation des objets du monde, prenant ainsi conscience qu'il n'existe pas sur le même mode que les choses extérieures. « L'homme est l'être par qui le néant vient aux choses. » C'est donc bien une thèse anthropologique que suppose l'ontologie phénoménologique de Sartre. L'homme est capable de néantiser toute chose par la pensée parce qu'il n'est rien d'autre que ce néant même, parce que c'est dans ce néant qui le constitue qu'il découvre sa puissance d'affirmation possible. C’est dans l'expérience de sa liberté comme néantisation que l'homme peut devenir à lui-même sa propre origine. À quoi Lévi-Strauss répond que « la négation de la négation que produit la dialectique sartrienne laisse de côté les conditions réelles dans lesquelles les hommes s'illusionnent sur leur capacité à échapper au néant »(20).

1). Comme l'atteste le choix des textes retenus dans le volume de la Pléiade, Gallimard, Paris 2008.

2). Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale I, Plon, Paris 1958, p. 255.

3). Claude Lévi-Strauss, Mythologiques IV L'homme nu, Plon, Paris 1971,p. 573.

4). « Maffesoli Michel, Martin Heidegger et Claude Lévi-Strauss. La connivence impensée », in Le Magazine littéraire, n° 475, mai 2008, p. 80.

5). Ibid., p.81.

6). Michel Panoff, Les frères ennemis. Roger Caillois et Claude Lévi-Strauss, Payot, Paris 1993.

7). Patrice Bollon, « La nouvelle querelle des universaux », in Le Magazine littéraire, op. cit., p. 82.

8). François Stirn, Comprendre la pensée contemporaine, Les quatre chemins, Paris 2005, p. 109.

9). Élisabeth de Fontenay, « Lévi-Straiiss, Rousseau et les droits du vivant », in Le Magazine Littéraire, op. cit., p. 77.

10). Claude Lévi-Strauss, Mythologiques IV L'homme nu, op. cit., p. 614.

11). Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques, Plon, 1955, p. 388.

12). Jean Pouillon, « Les structures de l'œuvre », in Le Magazine littéraire, n° 223, octobre 1985, p. 31.

13. Frédéric Keck, Claude Lévi-Strauss, une introduction, Agora, Paris 2005, p. 11.

14). Ibid., p. 15.

15). Marcel Hénaff, « L'interdit de l'inceste et l'exigence de réciprocité », Le siècle de Lévi-Strauss, CNRS, Paris 2008, p. 54.

16). Marcel Hénaff, Claude Lévi-Strauss, le passeur de sens, Perrin, Paris 2008, p. 96.

17). Ibid., p. 119.

18). Ibid.p. 123.

19). Ibid., p.124.

20). Cf. Frédéric Keck, op. cit, p. 206.

ÉRIC NORDEN éléments N°134 janvier-mars 2010

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