Le 19 décembre 1965, de Gaulle est réélu président de la République contre François Mitterrand avec 54,5 % des suffrages. Ce second mandat sera marqué par trois virulentes polémiques, restées fameuses, qui débordent largement le cadre de la France. Après la fin de la guerre d’Algérie, le Général peut dénoncer pleinement toute forme de colonisation et il ne s’en prive pas. Il soutient les politiques d’indépendance, d’équilibre, de paix et de non alignement et défend le principe de l’intégrité territoriale. Alors que les États-Unis combattent au Viet Nam, dans un discours prononcé à Phnom Penh, le 1er septembre 1966, de Gaulle critique l’intervention américaine et affirme le droit de peuples à disposer d’eux-mêmes. Le 24 juillet 1967, dans un discours à Montréal, il soutient les intérêts des « Français du Canada » et la souveraineté du Québec (« Vive le Québec libre ! »), ce qui ne manque pas de choquer les canadiens anglophones (le Time le traite même de « dictateur sénile ») mais aussi une grande partie des milieux politiques et médiatiques de l’Hexagone qui manifestent leur forte réprobation (Il en est ainsi notamment du Monde, du Figaro et des politiciens antigaullistes, tels Pleven ou Lecanuet, mais aussi de gaullistes, comme le premier ministre Georges Pompidou, qui juge le propos excessif).
Cela étant, c’est sans doute la Conférence de presse du 27 novembre 1967, cinq mois après la Guerre des Six jours (5 au 10 juin 1967), au cours de laquelle Gaulle traite le peuple juif de « peuple d’élite, sûr de lui et dominateur » et condamne Israël pour avoir attaqué les pays arabes, qui soulève le plus de passions. De Gaulle prend position à rebours de la plupart des responsables politiques et des principaux médias ce qui entraine un déluge de critiques venimeuses (C’est le cas des directeurs du Monde Hubert Beuve-Mery, Jean Daniel du Nouvel Observateur et de Jean-Jacques Servan Schreiber de l’Express, mais aussi des rédacteurs du Populaire de la SFIO, de l’Aurore, et du Figaro). Raymond Aron va même jusqu’à lui reprocher de « réhabiliter l’antisémitisme », accusation hystérique réfutée énergiquement par David Ben Gourion. En réalité, de Gaulle considère la création d’Israël comme « une nécessité historique », « un fait accompli » ; « nous n’admettrions pas qu’il fut détruit », disait-il, et encore : « La France vous aidera demain, comme elle vous a aidé hier, à vous maintenir quoi qu’il arrive. Mais elle n’est pas disposée à vous fournir les moyens de conquérir de nouveaux territoires. Vous avez réussi un tour de force. Maintenant n’exagérez pas ». De Gaulle refuse la conquête de territoires par la force et affirme la nécessité du dialogue avec l’OLP (Organisation pour la libération de la Palestine) et le droit à l’autodétermination des palestiniens.
Rien ne laisse alors présager que moins de six mois plus tard il devra faire face à des émeutes initiées par des étudiants gauchistes, libertaires et marxistes puis relayées par l’ensemble de l’opposition de gauche. « La réforme oui, la chienlit non » aurait dit de Gaulle en privé. En vérité, il ne se pardonnera pas d’avoir été surpris par ces événements. Selon son fils Philippe, il confessait : « J’ai failli. J’ai failli parce que le propre de quelqu’un qui gouverne, c’est de prévoir. Et là, je n’ai rien vu, je n’ai rien prévu. Certes, je n’ai pas été le seul dans ce cas […]. Mais ce n’est pas une excuse ».
Le 27 mai 1968, quelques heures après avoir participé au meeting du stade Charléty (organisé entre autre par l’UNEF, le PSU et la CFDT), François Mitterrand propose la formation d’un « gouvernement provisoire de gestion » dirigé par Mendès France. Mais le vieux lion, se réveille et se ressaisit enfin. Assuré du soutien des forces armées de la République, après sa visite impromptue au général Massu, le 29 mai 1968, de Gaulle rentre à Paris et en appelle à la résistance civique. Le lendemain, une gigantesque manifestation de près d’un million de personnes se concentre sur les Champs Élysée pour défendre les institutions. Le 30 juin, les élections législatives marquent l’échec de l’opposition. Les gaullistes et leurs alliés obtiennent la majorité absolue des sièges à l’Assemblée : 358 sur 485. Mais cette victoire sera entachée un an plus tard par le succès du « non » au référendum sur la régionalisation, immédiatement suivi de la démission du premier président de la Ve République. D’avril à septembre 1970, de Gaulle publiera un recueil de discours et de messages puis ses Mémoires d’espoir. Il s’éteindra à la Boisserie le 9 novembre 1970 à 19h30.
Le 10 septembre 1966, à bord du croiseur De Grasse, Charles de Gaulle avait confié à son ministre, futur mémorialiste Alain Peyrefitte ces quelques mots qui définissent l’essence du gaullisme : « Nous avons essayé d’inventer un nouveau régime, une troisième voie entre l’oligarchie et la démocrassouille. »
Quelques réflexions sur la pensée gaullienne
Au centre de la pensée gaullienne, il y a la volonté de réconcilier l’idée nationale et la justice sociale. De Gaulle sait qu’on ne peut assurer la liberté, la justice sociale et le bien public sans défendre simultanément la souveraineté et l’indépendance nationale (politique, économique et culturelle). Passion pour la grandeur de la nation, aspiration à l’unité nationale, éloge de l’héritage de l’Europe chrétienne, revendication de l’Europe de Brest à Vladivostok, résistance contre toute domination étrangère (américaine ou soviétique), non-alignement sur le plan international, démocratie directe (suffrage universel et référendum populaire), antiparlementarisme, troisième voie ni capitaliste, ni collectiviste, planification indicative, « ordolibéralisme », association capital-travail ou participation, immigration sélective et préférence nationale, sont les grandes lignes de force du gaullisme.
Les nombreux liens que de Gaulle a noués au cours des années trente avec divers milieux politico-intellectuels ont contribué à la formation du tercérisme gaulliste. De par ses racines familiales, de Gaulle a très tôt reçu l’empreinte du double catholicisme social (celui des traditionalistes, tels Armand de Melun, Albert de Mun, René de la Tour du Pin et celui des libéraux, tels Ozanam et Lammenais). Il a également lu Maurras dans les années 1910, comme bon nombre d’officiers de sa génération ; son père était d’ailleurs abonné à l’Action Française. Mais s’il se reconnait dans la primauté de la politique étrangère, la vision traditionnelle de la lutte des États, l’indifférence aux idéologies qui passent alors que les nations demeurent, l’antiparlementarisme, l’État fort et l’exaltation de l’indépendance nationale, que le « maître de Martigues » proclame, de Gaulle récuse le nationalisme intégral et notamment l’antisémitisme d’État, lui préférant la philosophie de Bergson, la mystique de l’idée républicaine de Péguy et le nationalisme de Barrès (l’auteur de Les diverses familles spirituelles de la France). Comme Barrès, il défend l’idée d’une histoire nationale unitaire qui inclut l’Ancien régime et la Révolution de 1789, dans laquelle la République est un fait acquis. Abonné aux Cahiers de la Quinzaine, avant le premier conflit mondial, de Gaulle revendique expressément Péguy au nombre des ses maîtres. N’oublions pas non plus l’un de ses auteurs de prédilection Châteaubriant, qu’il lira et relira durant toute sa vie.
Dans les années 1930, de Gaulle fréquente le salon littéraire de Daniel Halévy, historien et essayiste, grand connaisseur de Proudhon (anarchiste), Sorel (syndicaliste-révolutionnaire) et Péguy (catholique nationaliste). Il participe également aux réunions du cercle d’un vieux militaire à la retraite, dreyfusard et anticonformiste, le colonel Émile Mayer. Proche de la gauche socialiste, Mayer lui fait rencontrer, outre son futur ami l’avocat Jean Auburtin, plusieurs hommes politiques, tels Paul Reynaud, Joseph Paul-Boncour, Marcel Déat, Édouard Frédéric-Dupont, Camille Chautemps, Alexandre Millerand ou Léon Blum. C’est grâce au colonel Mayer qu’il entre en contact avec Daniel-Rops (Henry Petiot). Ces nouvelles connaissances lui permettront de donner davantage d’écho à ses écrits militaires.
De Gaulle participe aussi aux réunions et aux colloques de la Ligue de la Jeune République, résurgence politique, après sa condamnation par Pie IX, du Sillon, le mouvement catholique progressiste de Marc Sangnier. En 1933, il contribue aux débats organisés par L’Aube, journal proche de la CFTC, qui sera dirigé un peu plus tard par Georges Bidault. En 1934, il s’abonne à la revue Sept, créée par les dominicains, puis, en 1937, à l’hebdomadaire qui lui succède Temps présent en même temps qu’il adhère aux Amis de Temps présent. Ouvertement catholiques, ces deux revues et ce cercle se situent politiquement au centre gauche. Enfin, et surtout, facteur décisif dans la formation du Général, sans doute bien plus important que ses contacts avec les représentants de la démocratie chrétienne, Charles de Gaulle fréquente les membres d’Ordre Nouveau. Il participe régulièrement aux réunions de l’O.N. groupe de réflexion personnaliste qui, avec la Jeune droite et la revue Esprit, constitue l’un des trois grands courants des « non-conformistes des années trente ».
Créé par Alexandre Marc-Lipiansky, Arnaud Dandieu et Robert Aron, l’Ordre Nouveau publie, de mai 1933 à septembre 1938, une revue éponyme, qui se réclame d’une troisième voie sociale, qui se veut anti-individualiste et anti-collectiviste, anticapitaliste et anticommuniste, antiparlementaire et antifasciste, anti-belliciste et anti-pacifiste, patriote mais non nationaliste, traditionaliste mais non conservatrice, réaliste mais non opportuniste, socialiste mais non matérialiste, personnaliste mais non anarchiste, enfin, humaine mais non humanitariste[1]. Dans le domaine économique, il s’agit de subordonner la production à la consommation. L’économie telle qu’elle est conçue par les rédacteurs de la revue Ordre Nouveau doit comprendre à la fois un secteur libre et un secteur soumis à la planification. « Le travail n’est pas une fin en soi ». La démarche « ni de droite, ni de gauche » de la revue et du groupe se fixe comme objectif de mettre les institutions au service de la personnalité, de subordonner à l’homme un État fort et limité, moderne et technicien.
On retrouve dans ce « non-conformisme des années trente », comme dans la pensée sociale chrétienne, trois thèmes fondamentaux chers à de Gaulle : le primat de l’homme, le refus de l’uniformisation, et le souci du respect de l’individualité dans la collectivité ; ce qui sous-entend, bien sûr, une place importante faite au principe de subsidiarité. Dans un intéressant article du Figaro « De Gaulle à la lumière de l’Histoire » (4-5 septembre 1982), l’historien gaulliste et protestant, Pierre Chaunu, avait attiré mon attention, pour la première fois, sur les similitudes et les convergences qui existent entre la pensée du Général de Gaulle et celles tout à la fois des personnalistes non-conformistes français, du national-syndicaliste espagnol José Antonio Primo de Rivera[2] et de divers auteurs de la Révolution conservatrice allemande. Ce parallélisme frappant se retrouve également dans le cas de la pensée du fondateur de la République démocratique irlandaise, dirigeant du Fianna Fáil, Eamon de Valera. Mais encore faut-il un minimum d’ouverture d’esprit pour l’admettre sans sombrer pour autant dans la caricature et la propagande.
En fait, ces aspirations politiques, qui ont pour toile de fond les thèmes de « civilisation des masses » et de « société technicienne » (traités en particulier par Ortega y Gasset) se retrouvent chez de très nombreux intellectuels européens des années trente qui ne sont pas réactionnaires, mais qui cherchent une synthèse, une réconciliation en forme de dépassement dialectique [« Être de gauche ou être de droite, c’est choisir une des innombrables manières qui s’offrent à l’homme d’être un imbécile ; toutes deux, en effet, sont des formes d’hémiplégie morale », écrit José Ortega y Gasset dans sa Préface pour le lecteur français à La Révolte des masses (1937)].Comme tous ces penseurs, de Gaulle n’est en rien un conservateur réactionnaire. Il admet la civilisation des masses et la technique ; il n’y a chez lui aucune nostalgie pastorale. Le gaullisme et le personnalisme des non-conformistes des années trente ne divergent vraiment que dans la conception de la nation : la défense gaullienne de l’unité, de l’indépendance et de la souveraineté de la nation s’oppose au fédéralisme européen des personnalistes. Il n’en reste pas moins que de Gaulle souhaitera toujours défendre une doctrine politique qui va dans le même sens que celle des personnalistes, marquée par la volonté de dépasser la droite et la gauche.
Toute sa vie durant, de Gaulle cherchera à trouver un système nouveau, une « troisième voie » entre le capitalisme et le communisme. En 1966, époque où il semble intéressé par l’ordo-libéralisme de Walter Eucken et Wilhelm Röpke, il écrit à Marcel Loichot : « Peut-être savez-vous que depuis toujours, je cherche, un peu à tâtons, la façon pratique de déterminer le changement, non point du niveau de vie, mais bien de la condition de l’ouvrier. Dans notre société industrielle, ce doit être le recommencement de tout, comme l’accès à la propriété le fut dans notre ancienne société agricole ». Toute sa vie il se refusera à se positionner sur l’axe droite/gauche. Pour lui, la droite ou la gauche ne sont que des références politiciennes qui lui sont parfaitement étrangères : « être gaulliste, dit-il en 1965, c’est n’être ni à gauche, ni à droite, c’est être au-dessus, c’est être pour la France ». Et encore « La France, c’est tout à la fois, c’est tous les Français. Ce n’est pas la gauche, la France ! Ce n’est pas la droite, la France !… maintenant comme toujours, je ne suis pas d’un côté, je ne suis pas de l’autre, je suis pour la France » (15/12/1965).
À suivre